dimanche 31 mai 2020

"Grenouillida" ou Un idéal de maternité pris en défaut

JOURNÉE RÉGIONALE en AQUITAINE

Atelier de l’Institut de l’Enfant – UNIVERSITE POPULAIRE JACQUES LACAN

L’ENFANT PRIS EN DÉFAUT

Samedi 5 mai 2012- Talence

Mme B*. demande à me rencontrer à la crèche. Ida, sa fille âgée de 2 ans est de plus en plus agressive, elle mord les autres enfants et leur arrache les jeux.

Elle vient seule, me dit que sa fille est "violente" puis se rattrappe : "violente, c'est pas le mot."   Ida tape les autres enfants. "Avec moi, elle l'a toujours fait, dit Mme B. on n'a pas fait attention."

L'adaptation à la crèche s'est faite à l'âge de 6 mois, la mère se souvient que ça a été long, mais n'a pas de souvenir de comment cela s'est passé.

Mme B. trouve aussitôt une cause à cette dite "violence" : Ida a vécu des choses difficiles. La mère avait 35 ans lors de sa grossesse, qu'elle n'a pas désiré. La fille de son compagnon, alors âgée de 13 ans a déboulé dans leur vie à ce moment-là, lâchée par sa propre mère. Elle était en grande difficulté, suivie par un pédo-psychiatre et un éducateur. Cette dame évoque une relation très difficile avec sa belle-fille, "elle m'a fait deux comas éthyliques" dit-elle, révélant ainsi comment la soeur d'Ida est aux prises avec la pulsion orale. Cette soeur rejetait le bébé, cela fait à peu près 6 mois qu'elles ont chacune leur chambre et que cela se passe mieux.

Mme B. décrit son accouchement : "catastrophique, qui s'est terminé merveilleusement bien. Je voulais tout naturel, dans l'eau, sans intervention de la médecine." Cela se présentait mal, il y a eu des ventouses puis des forceps. Mme B. qui était en congé parental reprend maintenant un travail. Elle est très stressée.

Les séparations sont difficiles et Ida pleure quand c'est elle qui la couche, alors, c'est son père qui s'en charge.

Elle se documente beaucoup et a lu qu'il faut accompagner les bébés qui pleurent : "je l'ai toujours accompagnée, je restais avec elle quand elle pleurait. Ma mère m'a laissé pleurer 7 nuits, je voulais pas faire pareil. Depuis un an, je ne l'écoute plus pleurer, peut-être que je devrais" Je l'en dissuade, elle réalise alors qu'effectivement, l'an dernier, Ida "chouinait" tout le temps.

La mère, qui ne voulait pas d'intervention de la médecine, fait intervenir le savoir : Elle a lu beaucoup d'articles de psychologie sur les bébés : un enfant qui tape est un enfant qui ne pleure pas assez. Elle raconte aussitôt ses propres pleurs lorsqu'elle a entendu que sa fille tapait à la crèche : "je me suis effondrée, je me suis dit j'ai fait quelque chose qu'il ne fallait pas." Elle fait référence à son énorme déception par rapport à un accouchement et un allaitement idéal.

Mme B. décrit un allaitement "catastrophique" dans une maternité au label "Amie des bébés."

Ce label internationnal est créé en 1992 par l'OMS. La maternité doit satisfaire à des critères précis notamment le but d'encourager l’allaitement au sein à la demande de l’enfant, en indiquant aux mères comment pratiquer et en ne fournissant aucun lait ou tétine artificiels, ainsi qu'en laissant le bébé 24h /24 avec sa mère. Ceci dans le but de protéger le lien entre mère et enfant.

Ce label exige un taux d’allaitement maternel exclusif, de la naissance à la sortie de maternité, d’au moins 75 %. En France, il n'y a pas de taux minimum, mais il doit être en progression chaque année.

L'idéologie du lien mère-enfant soumet ainsi les premiers mois de la vie du bébé à des critères chiffrés. Nous allons voir que le mot "violence" qu'a utilisé Mme B. est plutôt appliqué à ce label.

Elle raconte : "On me l'a foutue au sein, j'en pouvais plus, j'avais pas de lait, on m'a mis des tire-lait."

Cette maman s'est forcée durant un an à allaiter sa fille, malgré les gerçures et les douleurs. "Je n'ai pas passé de bons moments, je pleurais, j'avais mal. Puis le père a pris le relais avec le biberon, j'étais au bout, je faisais des cauchemars que je me faisais bouffer par ma fille."

Lacan définit le complexe du sevrage[1] comme fixant "dans le psychisme la relation du nourrissage, sous le mode parasitaire qu'exigent les besoins du premier âge de l'homme..."

Selon Mme B. le sevrage s'est fait très doucement. Cependant, elle relate que parfois sa fille met les mains dans son corsage et lui tord les seins. Puis, semblant prendre la mesure de ce qu'elle dit, elle minimise : "il y a longtemps qu'elle ne l'a pas fait." Quoi qu'il en soit, je suggère qu'elle n'a plus à la laisser faire. En effet, Ida a à faire passer le sein au statut d'objet perdu comme le précise Lacan :" ... c'est entre le sein et la mère que passe le plan de séparation qui fait du sein l'objet perdu en cause dans le désir."[2]

 Mme B. dit être en psychothérapie, je lui proprose de la recevoir une prochaine fois avec le père s'il le souhaite, et avec Ida, qui a sa part dans ce qui lui arrive.

Mme B. regarde le petit coin de jeu aménagé dans le bureau, elle se dit étonnée que des enfants si jeunes puissent rencontrer des psychologues, elle semble curieuse de cela, et accepte, tout en disant que la venue du père est incertaine, il est pêcheur et a des horaires en fonction des marées. Nous choisissons un horaire probable pour le père.

Un mois plus tard, c'est lui qui vient seul, en s'excusant d'être là. La mère ne peut pas venir. Il est avec Ida. Il dit avoir discuté avec la mère, ça va mieux, dit-il, elles le disent aussi à la crèche. Je n'entends pas tout à fait le même discours de la part des professionnelles.

Il est en admiration devant sa fille, qui "parle très bien, est sportive comme ses parents" dit-il. C'est ainsi qu'il perçoit le fait qu'Ida bouge beaucoup : elle monte devant lui sur le dossier de la petite chaise et il a peur qu'elle tombe. La mère était une grande sportive, lui est passionné de surf. Il dit qu'elle joue à la dînette, dans sa cabane, fait ses petites histoires. Elle est capricieuse, n'aime pas qu'on lui dise non, insiste.

Pour se coucher : elle veut retarder le moment. "C'est moi qui la couche depuis qu'elle n'est plus au sein." M'adressant à Ida, je reformule ce que vient de dire son père. Elle porte alors une tasse de dînette à sa bouche, faisant semblant de boire. J'acquiesce : oui, maintenant elle ne tête plus au sein, elle boit au verre.

Un mois plus tard, en réunion, les auxiliaires de puériculture me rapportent qu'Ida bouge moins, est moins agressive, mais encore de temps en temps, par impulsion.  Maintenant, elle pleure au lieu de taper, mais par exemple, lorsqu'elle a voulu le tricycle d'un garçon, elle l'a attrappé par derrière et l'a fait tomber, sans rien dire. (le garçon, pas le tricycle)

Elle ne regarde pas quand on l'appelle, on se demande si c'est de l'opposition, la mère disait qu'elle ne l'écoute pas.

Elle voulait garder pour elle tous les contenants à la pataugeoire.

Elle disait beaucoup "c'est à moi" pour chaque objet qu'elle détenait. Elle n'a pas de doudou. Les auxiliaires de puériculture ont proposé aux parents de lui laisser amener quelque chose de la maison, un objet pour lequel elle pourra dire "c'est à moi" et faire la différence avec les objets de la crèche qui sont à partager. Elle est venue avec une tasse et une soucoupe dans un petit sac, suivant le fil de son oralité.

Les séparations se passent mieux. Elle refuse de venir vers sa mère quand celle-ci vient la chercher, elle se décide quand un autre enfant dit "aurevoir." Le père vient plus souvent la chercher, moins tard.

Je reçois de nouveau Ida avec sa mère, à sa demande. Celle-ci est en short, Ida lui lèche la cuisse. La mère ne réagissant pas, je demande à Ida : "qu'est-ce que tu veux lui faire?" Mme B. prend alors sa fille sur ses genoux. Ida me répond en m'adressant une bise de loin, puis en fait une sur la bouche de sa mère. Je dis avec légèreté: "ça ne se mange pas les mamans." Nous rions.

Mme B. Se plaint : "Depuis une semaine, elle hurle et ne s'endort pas avant 23h. Il y a eu des travaux dans la maison, elle a dormi 2 nuits avec nous, c'est depuis que ça ne va plus, alors qu'elle dormait bien."

Elle relate que sa fille dit qu'elle a peur des grenouilles, demande à sa mère le soir "regarde si y'a pas de grenouille." "Sur le mur" précise alors Ida. Il y a des stickers, est-ce que la forme, la nuit, lui fait peur, se demande Mme B.

Sollicitée pour en dessiner une, Ida me répond "attends" et continue à jouer. La mère dit qu'elle est insupportable, n'écoute pas.

Ida imprime des formes sur un tableau magnétique : je remarque que ce ne sont pas des grenouilles. Elle dessine un rond et dit : "c'est la grenouillIda" J'énonce alors qu' Ida n'est pas une grenouille. Questionnée sur le choix du prénom de sa fille, Mme B explique qu'au regard de son nom compliqué, elle voulait un prénom simple, original, "en regardant la liste, c'est venu comme une évidence, ça nous a plu." Elle dit là quelque chose de son désir pour ce bébé.

Ida montre des images au mur (qui ne sont pas de stikers) et nomme : "sapin... loup... le toucher" va caresser l'image du loup sur l'affiche. Il est méchant? demande la mère. "non" "et la grenouille?" "oui, elle gronde petit comme ça." Ida montre un espace entre ses doigts.

Mme B. dit qu'elle crie beaucoup en ce moment, n'a pas beaucoup de patience, et se rend compte qu'elle ne passe pas beaucoup de temps avec sa fille. "On pourrait passer plus de temps avec elle, tous les trois, on n'est jamais tous les trois ensemble." Le seul moment où Ida était avec ses deux parents était la nuit. Ida met alors la poupée dans le couffin et dit : "il dort." J'arrête là. Elle veut emmener des jouets, je refuse et lui propose plutôt d'emmener une feuille. Elle refuse.

La mère dit que pour les objets, Ida dit maintenant "c'est à toi, c'est à moi."

À ce moment du coucher, moment de séparation mais aussi de retrouvaille avec soi-même, Ida a peur. Dans sa "lalangue", "grenouillida" semble une condensation de représentation d'elle-même et de sa peur. Nommer ça lui a permis de s'en écarter.

Par ses morsures, Ida était identifiée à cet objet de la pulsion orale. Une séparation est opérée par la parole entre grenouille et Ida. Sa jouissance (la langue qui lèche sa mère et sa "lalangue") se trouve un peu entamée. La morsure du signifiant remplace la morsure réelle.

La mère, prise en défaut de désir conscient de sa grossesse, aux prises avec un idéal de "mère nature allaitante," s'est lancée dans un allaitement contraint, au point de se laisser littéralement "bouffer." Cet idéal fut percuté par le réel de l'accouchement et de l'allaitement dits "catastrophiques" ainsi que l'arrivée fracassante de sa belle-fille. Réalité pour le moins éprouvante, qu'aucun savoir n'a pu adoucir.

L'agressivité et l'attitude opposante de sa fille sont venues briser son idéal de maternité, comme un révélateur de ce qu'elle aurait "fait quelque chose qu'il ne fallait pas" (peut-être un bébé?)

L'invention du signifiant "grenouillida" qui l'a représentée comme sujet a permis à cette petite fille de se dégager de cette relation où il s'agissait de manger l'Autre ou d'être mangée.

Quelques mois plus tard,elle n'a pas manqué de venir m'annoncer qu'elle a bien dormi et qu'elle a une nouvelle dent. Elle ne s'en sert plus que pour manger des aliments.

V. Lecrénais-Paoli

* Les prénoms et initiales ont été modifiés

 



[1]     Lacan, J. “Les complexes familiaux dans la formation de l'individu”, Autres écrits, p. 30, Seuil,

[2]     Ibid, p. 848