samedi 23 mars 2013

C'est quoi : "faire le deuil"?

Cette question a émergé de la discussion lors d'une de nos dernières soirées.  Ma réponse spontanée était de dire "la vie est un long deuil tranquille" en référence au titre du film d'Etienne Chatillez qui veut dire le contraire de ce qu'il énonce. Je n'étais pas satisfaite de cette réponse.
Finalement, en y travaillant de plus près, je garde volontiers cette métaphore du fleuve, et même son association avec la vie comme dans le titre : le deuil, c'est la vie. Je maintiens que la vie est un deuil, nous allons tenter de voir pourquoi et comment....


Le fleuve suit son cours, comme la vie, comme le deuil. Il a ses courants, ses débordements, ses assèchements. L'eau qui coule, symbole de la vie avec les poissons qui y frayent, avec la fertilité du limon qu'il dépose. L'eau qui coule symbole de la mort avec ses inondations, ses pollutions et les noyades.

Le fleuve a sa minuscule source, qui donne des rus, des affluents. Il a ses remous, ses rives, ses berges, ses ponts. Il a ses habitants, ses riverains, ses navigateurs et même ses surfeurs parfois sur le mascaret : vague qui remonte de la mer.

Le fleuve a ses barrages, ses branchages qui peuvent entraver la navigation mais aussi permettre de s'y accrocher salutairement. Il y a toujours quelque chose à quoi s'accrocher dans un deuil, même si cela paraît dérisoire.

Le fleuve, comme le deuil est la cause de toutes les émotions, mais il est difficile d'en retrouver la source, souvent souterraine et cachée tout comme l'inconscient.
Le mot "deuil" d'après le dictionnaire éthymologique, "a signifié d'abord "douleur, chagrin," puis spécialement  "affliction causée par la perte d'une personne aimée" vers le XV ème siècle, d'où "marques extérieures de cette affliction."

Aujourd'hui nous entendons beaucoup l'expression "faire le deuil" qui s'est répandue pas seulement au sujet de la perte d'un être cher, mais à propos de toute perte : un travail, une maison,  une activité, un certain mode de vie, la perte d'une capacité ou d'un idéal, une rupture amicale ou amoureuse. Effectivement, dans le deuil, il s'agit de traiter une perte, mais pas seulement.

Mon propos est ici de décrire les ressorts sous-jascents de la douleur qui est singulière à chacun.

Le deuil comme processus inconscient

C'est à ces mécanismes que je vais plus particulièrement m'intéresser, à ce qui cause les remous et les débordements du fleuve. Vous êtes un peu habitués maintenant à ce que je fasse référence à la psychanalyse, c'est la seule science qui étudie les phénomènes inconscients qui sont en jeu dans ce qui nous arrive. Ils sont déterminants, bien plus qu'on ne l'imagine.

C'est pour cette raison que tous les savoirs ne suffisent pas à régler les pulsions et les émotions qui nous débordent. Je compare souvent cela avec la fièvre : elle a de multiples causes possibles très différentes et pas toujours visibles. Une fois que vous trouvez la cause, cela peut être utile, mais ce n'est pas parce que vous savez que vous avez la grippe que vous êtes guéri : le savoir n'y fait rien. La fièvre est le signe d'une défense de l'organisme. Par exemple pour le paludisme, le parasite est toujours là, parfois ne donnant aucun signe et permettant une vie normale. À certains moments, il cause des symptômes dont la fièvre.

Je pourrais comparer le deuil à quelque chose qui nous habite, parfois nous laisse tranquille et parfois nous tourmente. L'intérêt de la psychanalyse, c'est effectivement de savoir un peu pourquoi et comment ça nous tourmente. Il ne s'agit pas de ce que vous pouvez acquérir en lisant ou en écoutant des gens comme moi, il s'agit du savoir du sujet sur lui-même : c'est ce savoir-là qui a un effet. C'est un processus psychique, avec une partie consciente et une partie inconsciente. Le temps ne suffit pas mais il est nécessaire.

Dans le deuil, il s'agit pour le sujet de continuer à vivre, sans pouvoir partager son expérience avec l'être perdu. C'est cela l'effet du temps, c'est l'accumulation, qu'on le veuille ou non, d'expériences nouvelles de la vie sans l'être cher.

Ce travail peut se faire plus ou moins seul, entouré des proches, cependant, l'aide d'un un tiers peut s'avérer nécessaire. Dans tous les cas il ne dépend pas seulement de la volonté. C'est pourquoi, dire "il faut faire le deuil" s'avère totalement inutile.
C'est comme si on disait arrête d'avoir la fièvre, la grippe ou le paludisme.

Il y a une part de décision du sujet dans ce processus, mais dire à quelqu'un qu'il doit faire le deuil peut renforcer ses résistances.
Freud a démontré que l'être humain ne veut pas forcément son propre bien, et nous allons voir avec le deuil que c'est une véritable lutte intérieure, je dirais même intestine entre les pulsions de vie et les pulsions de mort. Freud parle de "combats singuliers amour/haine dans l'inconscient."
"Le deuil n'est pas un état normal mais n'est pas considéré comme un état pathologique."

Freud tente de définir la mélancolie (forme grave de dépression) à partir de l'affect normal du deuil.
"Le deuil est régulièrement la réaction à la perte d'une personne aimée ou d'une abstraction mise à sa place, la patrie, la liberté, un idéal etc..."
On trouve un état d'âme douloureux avec perte d'intérêt pour le monde extérieur et abandon de toute activité dans la mesure où cela ne rappelle pas le défunt. "Le sujet s'abîme dans le vertige de la douleur" dit Lacan en référence à la tragédie d'Hamlet dont il sera question à plusieurs reprises, cette pièce ayant inspiré entre autres Freud puis Lacan au sujet du deuil. Shakespeare a écrit cette pièce après la mort de son père.
Le fantôme du père d'Hamlet revient après sa mort lui dire qu'il a été assassiné par celui qui a pris sa place de roi auprès de la mère d'Hamlet. Celui-ci ne peut donc ni se venger, ni faire le deuil.

Dans le deuil, le monde est devenu pauvre et vide.

Il y a une perte de capacité à choisir un nouvel objet d'amour. Le mot "objet" peut vous paraître choquant, il est très utilisé en psychanalyse, pour signifier objet d'amour, de haine ou objet d'attention... il ne s'agit pas de la personne réelle, mais de la représentation que le sujet en a. 

"L'individu s'adonne exclusivement à son deuil de sorte que rien ne reste pour d'autres projets ou intérêts." Les paroles d'Hamlet en sont une illustration poétique :
"Combien pesantes, usées, plates et stériles me semblent les jouissances de ce monde. Fi de la vie."
Cet état peut aller jusqu'à la remise en question de sa propre vie comme dans la célèbre tirade : "être ou ne pas être, c'est là la question [...] mourir... dormir, rien de plus... et dire que par ce sommeil nous mettons fin aux maux du coeur et aux mille tortures naturelles [...]"
Le plus souvent, il ne s'agit pas d'un réel désir de mourir, mais de vouloir en finir avec la douleur, ou éventuellement de vouloir rejoindre l'être perdu.
Tout ceci est à relativiser en fonction de la situation de la personne : avoir des enfants, un travail, une activité prenante, des responsabilités, ou même être enceinte oblige le sujet à conserver malgré tout un intérêt autre que son deuil. Nous verrons que parfois cela peut reporter le deuil à plus tard.
Travail de deuil : travail de séparation

Freud cherche en quoi consiste "le travail qu'accomplit le deuil"
J'aime bien cette phrase car elle tord le cou à "il faut faire le deuil" qui prend les choses à l'envers.
Avec Freud, c'est le deuil qui travaille. D'après le dictionnaire, le travail est une activité qui crée ou produit. On parle de travail pour l'accouchement, le travail est également un instrument de torture. En physique, c'est la force multipliée par le déplacement.  Il y a donc un chemin à parcourir et une énergie, que freud nomme libido, doit se déplacer. L'épreuve de réalité impose de retirer toute la libido des liens à l'objet d'amour pour la reporter sur autre chose. Mais le sujet ne l'entend pas comme ça :
"Là-contre, s'élève une rebellion compréhensible," dit Freud. Certains sujets décrivent une forme de déni par rapport au deuil : par exemple, des personnes viennent consulter pour des angoisses massives, et s'étonnent : "j'étais fusionnelle avec ma mère, (ou avec ma tante) et depuis qu'elle est morte, je n'éprouve rien."
Dans le nouveau film "Au bout du conte" d'Agnès Jaoui, le personnage semble indifférent à la mort de son père. Des années plus tard, chez son fils, en voyant une toute petite photo de son fils avec son père, il s'effondre en larmes.

D'autres personnes peuvent déclencher une dépression deux ans, dix ans, ou vingt ans après un deuil qu'ils avaient aussitôt compensé par une activité, une rencontre amoureuse ou une grossesse.
C'est quand rien ne va plus avec le nouvel objet d'amour que le deuil ressurgit. Certains bébés ou jeunes enfants ne peuvent se séparer de leur mère car la grossesse a compensé un deuil. Au cours de thérapies, apparaît la révélation au sujet : "finalement je ne me suis jamais remis de la mort de ..." mon grand-père, mon frère, etc...


Ce qui est normal, poursuit Freud, c'est que la réalité l'emporte. Cette tâche est une grande dépense de temps et d'énergie. Pendant ce temps, l'existence de l'objet perdu se poursuit par la pensée : "Parfois, je me dis qu'il va bientôt rentrer, que je vais le voir arriver." Cette dame n'est pas dupe, elle sait que son fils de 17 ans est mort il y a plus d'un an. Ces pensées, rêveries non délirantes adoucissent pour un temps la réalité insoutenable qui est en train de faire place en elle.

Chacun des souvenirs est surinvesti puis le désir s'en détache.
Freud questionne : Pourquoi cette activité de compromis est-elle si extraordinairement douloureuse?

Dans le deuil, le malade ne peut saisir ce qu'il a perdu : il sait qui il a perdu mais non ce qu'il a perdu en cette personne.
Il me semble que c'est ce travail-là qui est à faire : le sujet doit identifier ce qu'il a perdu. Quelle place prenait la personne dans sa vie, pour lui. Cela renvoie à un autre objet perdu. Nous verrons cela plus loin avec ce que Lacan a nommé l'objet petit a.
Il s'agit ensuite de choisir de se séparer de ce qu'on a identifié et "se laisser convaincre" par les satisfactions de la vie.



Le deuil n'est pas une dépression

Mélanie Klein, psychanalyste, reprend les travaux de Freud après la perte de son enfant. Elle  compare deuil et dépression, retrace les étapes de la construction de l'enfant. Elle démontre que le tout-petit passe par une "position dépressive" lors du sevrage. Le bébé éprouve des sentiments dépressifs qui font suite à une phase où il était soumis à des sentiments contradictoires d'amour, de haine et d'agressivité. Selon elle, dans cette position dépressive, la souffrance et l'inquiétude viennent de ce que le bébé pense ne pas avoir résisté à ses sentiments violents. Il pleure le sein de sa mère, objet perdu qui emporte avec lui l'amour et la sécurité qui y étaient associés. Le bébé surmontera cette dépression et ce sentiment d'abandon en faisant l'expérience d'une relation satisfaisante répétée.

L'enfant passe donc très tôt par des états comparables au deuil de l'adulte, et ce deuil précoce, qui est un processus de construction de l'enfant, est revécu pour tout chagrin.
La position dépressive est caractérisée par deux choses :
-    le bébé culpabilise en retour de son agressivité
-    il a la "nostalgie des objets aimés": la peine et l'inquiétude, la peur de les perdre à nouveau et le désir de les retrouver.

Selon Mélanie Klein, donc, l'adulte endeuillé repasse par toutes ces phases. C'est ce qui m'a fait comparer la vie à un long deuil : l'adulte confronté à la perte est replongé dans des sentiments de perte qu'il a déjà connus, avec lesquels il s'est construit.
Elle explique pourquoi c'est si douloureux : du fait "de la nécessité de renouer des liens avec le monde extérieur et de revivre ainsi la perte éprouvée mais aussi reconstruire son monde intérieur menacé d'effondrement."

Ainsi, dans le deuil, le sujet a affaire à une perte intérieure. C'est là qu'il peut y avoir malentendu. Chaque sujet a à reconstruire quelque chose en lui-même. Ce n'est pas seulement une personne dans sa vie, que perd le sujet, mais un désir, particulier qui prenait une place dans son monde interne. C'est pour ça que le deuil est singulier à chacun, c'est un travail intime et individuel. Chaque membre d'une même famille vivra son deuil propre et différent de l'autre.

L'objet perdu et l'objet en trop

Nous allons voir qu'il n'y a pas seulement une perte, mais aussi quelque chose en trop.

Freud ne situe pas la première perte au moment du sevrage, mais bien avant. Il parle de "la chose à jamais perdue." Chez le bébé, la satisfaction de téter arrive parce que la faim était là avant. Du même coup, cette satisfaction renvoie au manque précédent. L'enfant rêve après coup de cet objet qui aurait pu lui éviter l'épreuve. Autrement dit, il n'y a pas de satisfaction ni de désir sans frustration au préalable.
Selon lui, la première expérience de satisfaction comporte deux éléments : la satisfaction elle-même, et sa trace qui s'inscrit dans la mémoire.

C'est cette trace que nous gardons dans notre inconscient. Cette trace s'inscrit dans l'imaginaire, dans la pensée, sous forme de signifiants, de sons, de mots. Le langage, par le souvenir qu'il fixe, permettra la retrouvaille, non pas de la chose, mais de la trace qui en reste.
Le désir est le mouvement vers la retrouvaille de cette trace, qui n'est pas égale à la satisfaction.

Le langage puis toute activité humaine n'a de cesse de retrouver, de recréer, cette chose à jamais perdue, mais ce n'est toujours qu'un substitut, ce n'est jamais exactement ça que le sujet retrouve. Il n'en retrouve que des représentations, (mots, images) de pâles copies. Toute satisfaction est un remplacement d'une première expérience perdue, c'est aussi un ratage.
C'est cette part de manque, cette perte irrémédiable qui est la base de toute activité imaginaire et symbolique. C'est la base du fantasme, de la rêverie, de la création.
Nous avons donc affaire à un manque fondamental, inhérent à la condition de l'être humain. L'état sans manque serait la mort. La vie, c'est se débrouiller avec ce manque.

Chaque sujet trouve sa façon de faire avec ce manque, trouve des substituts plus ou moins satisfaisants. Pour rester sur la question de l'allaitement, le biberon est un substitut du sein. Le bébé trouvera des substituts dans la succion du pouce, de la tétine, ou de n'importe quel objet, puis dans les gazouillis et le babil.

Chez l'adulte, nous trouverons tous les substituts liés à l'activité orale : la jouissance du langage, de la parole, tous les plaisirs de la bouche : de la gourmandise au plaisir de cuisiner, mais aussi toutes les addictions orales (tabac, alcool). Tout cela est sans fin car cela ne recouvre jamais totalement le manque.
Le deuil nous renvoie à cette chose à jamais perdue. La perte d'un être cher nous met face à ce trou que nous passons notre vie à tenter de combler avec plus ou moins de succès.
Lacan nomme ce substitut "l'objet petit a", une lettre qui n'a pas de sens. N'importe quel objet ou personne, en tant qu'objet d'amour peut prendre cette place de petit a. Cette place qui est de combler le manque fondamental.

Ce trou est aussi un trop.

Je m'explique : dans l'expérience de satisfaction, nous avons vu qu'il y a inscription d'une trace dans la pensée. Il y a une part "inassimilable" une part du plaisir, un débordement d'excitation, où le plaisir serait trop intense pour être traduit en mot.

Cette part, qui ne peut s'inscrire dans la pensée comme trace, reste de l'ordre de la pulsion : on ne peut ni le nommer ni s'en faire une image. C'est comme un électron libre, un météorite qui vient parfois nous percuter.

Lacan le formule ainsi : "L'angoisse est liée à ceci, que je ne sais pas quel objet a je suis pour le désir de l'Autre. Cet objet méconnu est dévoilé lors de la disparition de l'Autre et nous revient en trop." (Séminaire VI p 376)

Ce trop, c'est donc tout ce qui ne peut pas se dire.
De même que je ne sais pas ce que l'Autre représente pour moi, je ne sais pas ce que je représente dans l'inconscient de l'Autre. Cela se dévoile quand il disparaît :
On ne peut pas s'en faire une image, cela se manifeste sous forme de douleur et d'angoisse.
Imaginez un objet que vous tenez attaché à un élastique tendu. Si l'élastique est coupé, l'objet est détaché de vous, mais le lien vous revient en pleine figure.


Les rites funéraires font intervenir le symbolique face à ce trop de réel

Lors d'une soirée précédente, quelqu'un a cité le film "Jeux interdits." L'aviation allemande mitraille les civils qui fuient sur les routes et tue les parents et le chien de Paulette, une petite fille de cinq ans. Lorsqu'elle réalise la mort de ses parents, elle repart avec son chien dans les bras. Une dame la recueille, jette le chien par dessus le pont en lui disant "tu ne vois pas qu'il est mort?" Paulette répète ces mots avec surprise. Ce sont les premiers mots qu'elle peut s'approprier sur ce qui vient d'arriver à ses parents, dont elle pourra dire après qu'ils sont morts. Tout le deuil de ses parents est transposé sur le chien. Cette petite fille s'enfuit récupérer son chien dans la rivière, puis rencontre un garçon, Michel, qui réussira à la faire accepter dans sa famille de fermiers. Elle entend dire que "les morts du pont" sont mis dans un trou, "comme des chiens". Elle imagine que c'est pour les protéger de la pluie. Du coup, elle pense à son chien mort qu'elle a laissé dans les bois.

Elle va le rechercher pour l'enterrer avec l'aide de Michel. Elle veut enterrer d'autres animaux à côté de son chien pour qu'il ne soit pas seul, puis mettre des croix, qu'avec Michel elle va voler au cimetière. Toute leur activité tourne autour de la création de ce cimetière caché. C'est ainsi qu'ils traitent le deuil. (L'oncle de Michel vient aussi de mourir dans la maison familiale.) La fillette semble se remettre de la perte de ses parents. Le garçon lui sert de substitut, davantage que les adultes. Ce n'est qu'à la fin du film que la perte de ses parents se fait sentir. Lorsqu'elle est emmenée à l'orphelinat, la séparation d'avec Michel est déchirante. Dans la dernière scène, elle assiste à des retrouvailles entre un homme et une femme, et là, elle éprouve la perte qu'elle avait compensée jusque là par le chien puis les croix et la relation avec le garçon.

Lacan nous dit qu'à la place de ce qui ne peut être dit, si les rites ne peuvent être accomplis, viennent "toutes les images dont relèvent les phénomènes de deuil." Pour Hamlet, il s'agit du fantôme de son père qui revient le voir après sa mort.
Nous allon voir un autre exemple avec la référence au film" Hiroshima mon amour"


Hiroshima mon amour ou le scénario d'un deuil

À partir du synopsis et du scénario de Marguerite Duras, nous allons voir les caractéristiques du deuil.
Voici ce qu'elle écrit : "un des desseins majeurs de ce film, en finir avec la description de l'horreur par l'horreur... mais faire renaître cette horreur de ses cendres [...]"
C'est à dire, donner à cet événement inassimilable un lien avec l'humanité.
"J'ai mis face au chiffre énorme des morts d'Hiroshima l'histoire de la mort d'un amour inventé par moi."
Un chiffre énorme, affolant, et pourtant seulement un chiffre qui ne dit rien de l'horreur.

L'écriture est son invention pour traiter l’indicible d'un tel événement,  ainsi que ce qui est arrivé dans sa vie, qui s'apparente au deuil.
L'annonce de la bombe sur Hiroshima l'a rendue "comme évanouie debout tout à coup." Elle se trouvait à Annecy. Ce choc lui a rappelé  la découverte des charniers allemands des camps de concentration. "... j'attendais sans espoir aucun, dans un état voisin de celui d'Annecy, le retour des survivants. [son mari, ses amis] Je ne pleurais pas, j'étais apparemment comme d'habitude, sauf que je ne pouvais plus parler du tout. [...]  J'étais devenue une autre personne."

C'est ce qui arrive lorsque le sujet est confronté à la mort : le sujet ne se reconnaît plus, ne reconnaît plus le monde qui l'entoure. Prendre connaissance d'un événement impensable amène aussitôt un décalage d'avec la pensée habituelle, d'avec le cours habituel de la vie. Assimiler l'impensable suppose que le reste, ce qui était normal, nous paraît bizarre. Le sujet devient étranger, comme s'il était tout d'un coup précipité dans un autre monde avec une autre logique, une autre langue, une langue qui ne se parle pas.
"Impossible de parler d'Hiroshima. Tout ce qu'on peut faire, c'est parler de l’impossibilité de parler d'Hiroshima." écrit Duras.
Les premières scènes du film évoquent cela.

L'héroïne, une femme française venue tourner un film, dit qu'elle a tout vu à Hiroshima. Son amant, qui est japonais, lui répète "Tu n'as rien vu à Hiroshima." L'auteure écrit : "Cela voulait dire, pour moi, "tu ne verras jamais rien, tu n'écriras rien, tu ne pourras jamais rien dire sur cet événement." "C'est vraiment à partir de l'impuissance dans laquelle j'étais de parler de la chose que j'ai fait le film." dit-elle.
Les images horribles de la catastrophe, viennent à la place du manque de mots. Certaines personnes en deuil décrivent comment elles n'arrivent pas à se débarrasser de certaines images qui les obsèdent.
L'importance de l'image, l'identification

Lacan donne un autre sens à l'évocation de chaque souvenir.
"Freud nous fait remarquer que le sujet du deuil a affaire à une tâche qui serait de consommer une seconde fois la perte de l'objet aimé provoquée par l'accident du destin. Il insiste sur le rôle détaillé, minutieux de la remémoration de tout ce qui a été vécu du lien avec l'objet aimé.
Quant-à nous, le travail du deuil nous apparaît dans un éclairage à la fois identique et contraire, comme un travail qui est fait pour maintenir et soutenir ces liens de détails aux fins de restaurer le lien avec le véritable objet de la relation, [...]"

Le deuil serait de se défaire de ces liens avec une image idéale. Cela se passe au niveau de l'imaginaire, non pas au niveau de la personne réelle. Nous l'avons vu tout à l'heure avec la première satisfaction qui laisse une trace. Le sujet cherche des retrouvailles avec l'idéal qu'il s'en est fait.
Marguerite Duras a saisi à la fois l'importance de l'image et le leurre que ça représente.
Elle introduit dans son propos une histoire d'amour idyllique au début, qui va s'avérer un amour perdu car la femme doit repartir en France le lendemain. C'est exactement ce que dit Freud lorsqu'il dit que l'objet est déjà perdu.

Suivant Freud, Lacan confirme : le deuil est à l’origine de la constitution du désir. Il met en évidence l’identification à l’objet perdu.
Freud disait que le deuil consistait en l'énumération détaillée de tous les "éléments de l’idéal déposés en l’Autre" pour s'en séparer.
Lacan dit, au contraire, qu'il s'agit d'une manière de garder le lien avec le disparu. Par exemple, dans la scène finale de "Jeux Interdits", lorsqu'on lui demande son nom, Paulette donne le nom de famille de Michel qu'elle vient de perdre.

L'histoire dans "Hiroshima mon amour" est une relation adultère très courte.

Pour la femme, cet amour sans lendemain renvoie à un deuil : un premier amour interdit avec un soldat allemand mort ensuite. Cet amour lui a valu d'être tondue. Elle est restée recluse le temps que ses cheveux repoussent. Lorsqu'elle a pu sortir, est survenu l'événement d'Hiroshima.
Duras écrit "Comme si le désastre d'une femme tondue à Nevers et le désastre d'Hiroshima se répondaient EXACTEMENT." À la fin du film, la femme dira à son amant : "Hiroshima c'est ton nom" elle dira aussi, se regardant dans un miroir : "on croit savoir et puis, non jamais."
Cela dit exactement l'identification à l'objet et l'ignorance que nous en avons. L'ignorance de ce que représentent les êtres et les choses dans notre inconscient.
Lacan, qui avait des formules choc et provocatrices, reprend à propos de ce couple : "n'importe quel allemand irremplaçable peut trouver un substitut parfaitement valable dans le premier japonais venu."

Un événement renvoie toujours à un autre, un amour à un autre, une perte à une autre. Pour Duras, l'événement d'Hiroshima renvoie à la découverte des charniers et la peur d'avoir perdu son mari, ses amis. Elle a écrit comment elle s'est sentie une autre personne à ce moment-là.

Lorsque l'on perd quelqu'un on ne sait plus qui on est. Comme nous l'avons vu tout à l'heure, on ne sait pas quel objet d'amour on était pour l'autre, et lorsque cette personne disparaît, cela nous revient en pleine figure sous forme de d'angoisse. C'est le trop dont je parlais précédemment.
C'est pour cela que même dans les cas où le sujet peut s'y préparer, le deuil est toujours un choc imprévisible.

Ces notions sont difficiles, mais incontournables pour ne pas justement se leurrer sur ce qu'est le deuil.


Le deuil touche le corps.

Les scènes des corps des amants émergeant des images de corps mutilés d'Hiroshima évoquent que dans le deuil, nous sommes confrontés à la vie de notre corps, qui paraît aberrante face à la mort du corps de l'autre. Comme si, en miroir, les signes de la mort de l'autre dans notre imaginaire, commandaient à notre corps de ne plus exister ou d'être malade aussi. La mort touche le corps vivant de ceux qui restent, d'autant plus si elle survient à un moment particulier comme la grossesse, ou s'il s'agit de la perte d'un bébé.

Dans une scène du film, la femme décrit la mort de son premier amant, lorsqu'elle avait 18 ans : "... le moment de sa mort m'a échappé vraiment puisque... puisque même à ce moment-là, et même après, oui, même après, je peux dire que je n'arrivais pas à trouver la moindre différence entre ce corps mort et le mien... Je ne pouvais trouver entre ce corps et le mien que des ressemblances... hurlantes, [...]" C'est aussi ça l'identification.

La tonte des cheveux survient après la perte de l'amant puisque tout cela se passe à la libération. La jeune femme est enfermée dans une cave parce qu'elle crie sa perte. Lorsqu'elle ne crie plus, elle s'écorche les mains en grattant les murs.
Toujours selon Lacan, l'expérience de la mort d'un Autre est une perte intolérable. Ce qui ne peut être dit laisse un trou "que vous ne pouvez payer que de votre chair et de votre sang."

Ça me fait penser à une petite fille qui perdait ses cheveux lorsqu'elle a été confrontée à la perte de son chien ou d'un proche. À défaut de pouvoir être représentée par des mots, dans le symbolique, la perte s'inscrit dans le corps, dans le réel.

Clément se bagarre. Il est insolent, colérique depuis que son père est mort. Cela lui attire des ennuis. Il a 17 ans, et me parle de la boxe. "Avec des gants fins, on sent bien les coups" presque tout est permis. Ce goût pour la bagarre lui est venu "un peu avant que mon père décède" dit-il, sans faire de lien avec cet événement.
Lors du premier entretien avaient été évoqués les signes physiques qui lui avaient fait anticiper le décès du père malade.

Je fais l'hypothèse que Clément  se trouve confronté dans sa vie à un double changement : l'état physique de son père qu'il a vu se dégrader et les transformations de son corps qui a grandi très vite ces dernières années. Il n'a pas affaire seulement à la perte de son père, mais aussi au réveil de ses pulsions.

Il se trouve confronté à une double problématique : celle de l'adolescence ou comment se faire un corps, trouver une nouvelle identification, et celle liée à la rencontre avec la mort : comment éprouver son corps vivant face à l'image de son père mourant?
Se battre, se faire battre, sentir les coups est sa façon de sentir son corps vivant.  C'est aussi une façon de trouver des limites dans cette nouvelle vie où une place était laissée vacante par le père et où il avait sa mère "sur les bras" comme il l'a dit dans un lapsus.

Cela s'éclaire avec Hamlet : Freud explique son impossibilité à venger son père par le mythe d’œdipe, selon lequel tout garçon rêve inconsciemment du meurtre de son père afin de prendre sa place. Hamlet ne peut pas tuer celui qui a accompli son désir inconscient qui lui fait horreur. Il est arrêté par des "scrupules de conscience." Nous verrons plus loin la question de la culpabilité.

Le corps, malgré la mort de l'autre, suit le cours de ses pulsions. C'est ce qui ramène le sujet à la vie, qui l'oblige, malgré la douleur, malgré le chagrin, malgré les symptômes, à continuer de vivre. Même si l'appétit et le sommeil sont perturbés, la faim se fait sentir et le besoin de sommeil aussi.

La vie se manifeste par le corps, aussi douloureuse soit-elle, et l'histoire des amants sur fond de catastrophe montre aussi cela : la vie reprend toujours le dessus. Duras commente dans son synopsis : "toujours leur histoire personnelle, aussi courte soit-elle, l'emportera sur Hiroshima"

Il est d'ailleurs aussi question du fleuve, lors d'une scène dans un bar au bord du fleuve à Hiroshima  : "C'est là que finit Hiroshima et que commence le Pacifique."
La femme parle de la Loire, c'est sur le quai que son premier amant est mort.
Il y a comme ça une alternance du récit de la mort, de l'horreur qu'elle a vécue dans la cave, et des images du fleuve, à Hiroshima et à Nevers, là où se joignent la guerre et la paix, l'horreur et la beauté, l'obscurité de la cave et la lumière du fleuve, l'évocation de la douleur et de la douceur, les mains écorchées dans la cave et les mains des amants unies, intactes.


L'oubli de l'horreur et "l'horreur de l'oubli"

C'est ça le deuil, ces contrastes et ces alternances, puis, peu à peu, l'oubli.
"De même que dans l'amour cette illusion existe, cette illusion de pouvoir ne jamais oublier."
Le film s'inscrit en quelque sorte dans un devoir de mémoire. Duras traite de l'oubli qui fait partie du deuil : "ELLE _ Comme toi, moi aussi, j'ai essayé de lutter de toutes mes forces contre l'oubli. Comme toi, j'ai oublié. Comme toi, j'ai désiré avoir une inconsolable mémoire...
[...]
ELLE _ J'ai lutté pour mon compte, de toutes mes forces, chaque jour, contre l'horreur de ne plus comprendre du tout le pourquoi de se souvenir. Comme toi, j'ai oublié..."

Dans le deuil, il y a la peur de l'oubli, comme une anticipation de ce qui est déjà perdu : par exemple peur d'oublier la voix car déjà on sait qu'on ne l'entendra plus... c'est une lutte entre acceptation et refus de la perte. Pourtant, adoucir la douleur, c'est en oublier un peu l'horreur. Le deuil suppose de consentir à se dégager de cette douleur. On peut faire le choix de s'y complaire.

Plus tard dans le film, la femme dira : "Ah! C'est horrible je commence à moins me souvenir de toi [...] je tremble d'avoir oublié tant d'amour." [...]
"je me souviendrai de toi comme de l'oubli de l'amour même. Je penserai à cette histoire comme l'horreur de l'oubli. "
Duras commente : "Ils sont foutus à la porte du monde ordonné où leur histoire ne peut pas s'inscrire."

Face à la mort, on est foutu à la porte du monde. Petit à petit, on s'y insère à nouveau, tant bien que mal, il y a un travail d'inscription à faire, d'une manière ou d'une autre, même s'il y a toujours un reste inassimilable. Duras a trouvé l'écriture pour cette inscription. Paulette dans "Jeux Interdits" a trouvé les croix des cimetières, mais c'est sans fin, et cela lui vaut des ennuis car cela ne s'inscrit pas dans le social.


En général, les rituels du deuil sont le début de cette inscription, mais ils ne suffisent pas toujours.

"Ce n'est pas seulement ce manteau noir comme l'encre... costume obligé du deuil solennel. Ni toutes ces apparences de la douleur qui peuvent révéler ce que j'éprouve. Ce sont là des semblants.... mais j'ai en moi ce qui ne peut se feindre. Tout le reste n'est que le harnais et le vêtement de la douleur."

Les semblants sont insatisfaisants mais ils sont indispensables.

Les démarches administratives et matérielles liées aux obsèques et à la succession sont autant d'épreuves de réalité qui, bien que pénibles, contribuent au travail de deuil. Leur caractère obligatoire officialise la perte vi-à-vis des autres. Puis il y a un tri, une sorte de classement des affaires que l'on choisit de garder ou pas... il y a ce dont on ne veut pas se séparer, ce qu'on veut donner, ce dont on ne sait pas quoi faire, qui encombre mais qu'on n'ose pas jeter... autant de détails importants qui matérialisent le travail du deuil.

Les rituels servent à remettre du semblant, remettre un voile là où le réel a été mis à nu. Toute activité symbolique a la même fonction.
L'écriture en est une. Une personne de mon entourage m'a dit avoir écrit "pour arrêter la toute puissance des souvenirs... ils sont là, déposés quelque part."
Toute forme d'activité, artistique ou non, peut avoir cette fonction d'inscription.
À défaut, cela s'inscrit dans le corps.
Le prix de retrouver une place dans le monde, dans la vie, c'est effectivement une part d'oubli.

L'enfant et le deuil

Pour les enfants, le deuil renvoie encore plus directement à cette perte originelle dont j'ai parlé. L'enfant, comme le bébé, traitera le deuil comme il traite cette perte. Tout dépend où il en est de sa construction, s'il a déjà constitué ou non un objet de substitution.
On pense que le bébé ne se rend pas compte, n'a pas eu le temps de s'attacher, ou si peu, à l'être perdu. Il peut ne pas en avoir une mémoire consciente, mais il a affaire à un vide au plus près de cette perte originelle, et il devra élaborer quelque chose pour y faire face toute sa vie.

Les jeunes enfants en âge de parler disent clairement ce qu'ils ressentent : "je veux pas que papa soit mort" (Melvin, 5 ans) ou "je veux voir ma mamie" (Léa, 4 ans). Souvent, ils demandent à voir. Il s'agit de discerner si cela peut les aider à réaliser ce qu'ils refusent de croire, ou s'il s'agit d'une curiosité malsaine, pour certains enfants attirés par les choses morbides.
S'appuyer sur la parole et les encourager à créer, jouer, dessiner, peut les aider à faire avec ce qui leur arrive. Il convient de les laisser s'exprimer même si cela paraît choquant ou peu réaliste. Car finalement, dans le deuil, comme dans la construction du sujet, il s'agit de passer du reél au symbolique.

La petite fille qui perdait ses cheveux consultait pour de l'angoisse à l'école. On aurait pu dire qu'elle faisait une phobie scolaire, et traiter cela avec des thérapies comportementales. En réalité, elle avait besoin de travailler son rapport à la perte. Elle entretenait une nostalgie particulière par rapport à ses affaires de bébé, regardait en boucle  les photos d'elle bébé.  Elle perdait ses cheveux dans le réel car elle ne pouvait rien symboliser de la perte. Souvent, ce qui passe pour une phobie scolaire, même chez les adolescents, est une imposibilité à traiter cette perte initiale, à faire avec l'absence, à pouvoir se séparer.  

Melvin, 5 ans, a perdu son papa brutalement il y a deux ans. Il crie beaucoup, se montre colérique et jette les jouets avec agressivité. Sa mère a du mal à se faire obéir. Lorsqu'il arrive à amorcer un jeu avec moi, avec un support d'animaux, il joue avec le bébé qui fait des bêtises et me demande d'intervenir avec le papa ours qui gronde. Il travaille là ce qui apparaît pour Hamlet comme pour Clément : comment faire quand le désir inconscient est devenu réalité. Melvin s'invente dans le jeu un père auquel il peut s'opposer et qui peut le gronder.

Récemment, il s'est passé quelque chose qui m'a éclairé sur l'identification à l'objet perdu : Melvin me demande de jouer avec le camion benne dans lequel je mets quelques animaux. Il s'en empare, rajoute ses petits camions, et, malencontreusement, fait tomber le tout du haut de la table. Lui qui a l'habitude de jeter les objets, là, il reste interdit. Je fais quelques commentaires inutiles (on se plaint que les psychologues ne parlent pas assez, mais ils parlent toujours trop.)

Enfin, je l'interroge : "Qu'est-ce-qu'il se passe?" Il me répond : "Il a voulu les jeter, il a pas pu, il est tombé avec." Melvin travaille à se séparer des objets perdus. Sa solution était de les jeter, mais il tombe avec eux, tout comme dans Hamlet, Laerte, le frère d'Ophélie se jette dans sa tombe alors qu'elle vient de se suicider. Melvin a pu ensuite reprendre le jeu de rôle avec le papa, puis faire un dessin qu'il choisit de découper : peut-être une nouvelle solution pour se séparer.

Il s'agit donc pour le deuil, comme pour la vie en général, d'accompagner les enfants pour les aider à supporter le manque, mais nous ne savons pas forcément le manque de quoi. En aucun cas il ne s'agit de leur éviter d'y avoir affaire. Ce qui est difficile pour le parent qui est lui-même en souffrance, c'est de supporter l'idée que son enfant souffre aussi, d'affronter ses questions ou ses états douloureux, ses paroles. L'enfant, lui, n'a pas seulement affaire à son deuil, mais il a affaire aussi au chagrin de la personne qui reste et s'occupe de lui.

Dans le cas d'une maladie grave ou du décès d'un enfant, il est très difficile pour les frères et soeurs, même et surtout nés après, de trouver sa place auprès des parents en deuil. Il est difficile de rivaliser avec un enfant mort et idéalisé.
C'est la façon dont les parents affronteront le deuil qui lui permettra de faire aussi ce travail.


Les obstacles au deuil

Nous avons vu que beaucoup de choses entrent en jeu dans le travail de deuil. Faire face à la perte est un parcours semé d'embûches dont les principales me semblent être l'idéalisation et la culpabilité. Lacan évoque aussi l'absence de rite : il remarque que dans la tragédie d'Hamlet, qui est une succession de deuils, les rites sont soit absents, soit inadaptés.
C'est ce qui explique en partie la grande difficulté à faire le deuil dans le cas des disparitions de personnes.
L'idéalisation de la personne aimée, nous en avons eu un aperçu tout à l'heure. Il est d'autant plus difficile de renoncer à la personne que nous en gardons une image idéale. Cela va avec la culpabilité. Quelles que soient les circonstances du décès, les personnes qui restent ressentent de la culpabilité. Là aussi, il est inutile pour soutenir quelqu'un de lui dire de ne pas culpabiliser. C'est un sentiment tenace, duquel le sujet n'a aucune envie de se débarrasser. L'idéalisation est en partie liée à ce sentiment de culpabilité.

Tout à l'heure, nous avons vu avec les travaux de Mélanie Klein sur le nourrison le sentiment de culpabilité comme retour vers soi de l'agressivité envers l'autre. Ces pulsions agressives existent donc dès le plus jeune âge, sont plus ou moins fortes selon les sujets et selon les âges de la vie. Le plus souvent, pour mener une vie sociale correcte, le sujet refoule ces pulsions dans l'inconscient, ainsi que les sentiments de haine et de jalousie. Ces sentiments peuvent subir des transformations pour devenir acceptables socialement. Nous avons tous plus ou moins consciemment rêvé un jour la mort de quelqu'un, sans pour autant avoir envie que cela se produise dans la réalité. Freud le dit à propos d'Hamlet.

Lors d'un deuil, ces sentiments existent toujours, intacts, dans l'inconscient. C'est un peu comme si la réalité faisait effraction dans l'inconscient, ou dans l'imaginaire. La culpabilité est d'autant plus forte que l'idéalisation est grande. Pas seulement l'idéalisation de la personne, mais aussi du lien avec cette personne. On oublie les mauvais moments pour ne retenir que les bons, ce qui complique le travail de renoncement à ce lien.

Je pense que la culpabilité sert aussi à ne pas ressentir le sentiment d'impuissance : le sujet préfère penser qu'il y est pour quelque chose plutôt que de penser qu'il n'y est pour rien. C'est une défense contre le sentiment ultime face à la mort de l'autre : ce n'est pas l'autre qui n'existe plus, puisque ceux qui restent y pensent, en parlent, le font exister d'une certaine manière. Ce n'est pas celui qui est mort qui n'existe plus, mais c'est le sujet lui-même, celui qui reste, qui n'existe plus pour l'autre. Il est est intolérable pour le sujet de réaliser ceci : ce que je suis pour l'Autre n'existe plus.
Le retour à la vie

En d'autres termes, la vie reprend son cours, comme le fleuve avec ses remous, et, qu'il le veuille ou non, le sujet vit des choses sans l'autre. Cette vie sans l'autre, petit à petit prendra le pas sur la vie d'avant, la vie avec l'être cher.
Au début, tout est empreint de cette vie d'avant et tout la rappelle. Petit à petit, le sujet a affaire à des choses nouvelles, que l'autre n'a pas connue, et le cours de la vie éloigne le sujet de cet être perdu.

Cela s'inverse, il reste des choses qui le lui rappellent. Un air de musique, une chanson entendue à la radio, le replongent dans un moment vécu, rappelle quelque chose d'indéfinissable, d'insaisissable que le mot bonheur ne suffit pas à exprimer, ne recouvre qu'avec fadeur. Cela peut être insupportable d'être confronté inopinément à quelque chose qui rappelle l'être perdu. Un objet, une ambiance, une odeur, un mot, une personne, une scène de la vie quotidienne... peu à peu, le sujet s'habitue à rencontrer ces choses parce que ce n'est plus la première fois après le décès.

Ces rencontres fortuites avec les souvenirs se répètent avec moins de surprise, moins d'intensité, et moins souvent.

Peu à peu, elles font partie aussi de l'histoire d'après, se mêlent à la vie au présent, et ne rappellent plus seulement le passé.

Peu à peu, on se construit de nouveaux souvenirs sans elle, sans lui,  malgré soi.

Peu à peu la douceur s'installe, comme un voile sur la douleur.

Peu à peu, la douleur devient nostalgie.

Hamlet parle de "Joie douloureuse. Souriant d'un œil et pleurant de l'autre."

En cela, la vie est un long deuil, car c'est une succession de séparations, de pertes, où un substitut remplace l'autre mais jamais complètement.

Alors, c'est quoi faire le deuil?

Je dirais qu'il s'agit de trouver un compromis avec la vie sans l'être perdu.

Pour reprendre l'image du fleuve, c'est s'accrocher aux branches, se laisser emporter par le courant, puis continuer à naviguer en laissant quelqu'un sur le bord du fleuve.

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