dimanche 31 mai 2020

Scènes de crèches


Ce n’est pas l’enfant qui est violent, c’est la pulsion. Jacques Alain Miller dit « La violence [...] est la pulsion », « Enfants violents », in « Après l’enfance » La Petite girafe. Illustration par les scènes de la vie en crèche où l’inconscient fuse comme une étoile filante, pas encore déplacé sur « l’autre scène » du refoulé. Quelques vignettes illustrent le transitivisme et les deux voies possibles du complexe d’intrusion :

L’envers de la caméra

Lilio, 27mois, dit à ses parents : « Je veux pas aller à la crèche, les autres sont méchants ». C’est lui qui tape et pousse les autres, leur prend les jouets, pique des crises de colère, se tape la tête par terre. Transitivisme1 et agressivité où le sujet peine à émerger. Il crie : « non ! c’est moi ! » et veut pousser Lola du trampoline. L’auxiliaire de puériculture lui parle mais il hurle tant qu’il n’entend rien. Elle l’empêche, il se tape. Elle veut le prendre dans ses bras, il « fait la chaussette » dixit les éducatrices : devient tout mou et désarticulé, insaisissable. L’intrusion de l’autre semble l’anéantir et déclencher une pulsion destructrice.

Cela n’est pas sans évoquer son rapport à l’image très particulier :  Bébé, il avait un visiophone dans sa chambre, ce qui permettait aux parents de ne pas se déplacer quand il pleurait. Un jour, alors qu’il avait 14 mois, sa mère a eu la surprise de voir son visage en gros plan sur l’écran du visiophone : il avait grimpé de son lit sur la table à langer et jusqu’à la caméra, faisant accourir ses parents. L’Autre n’a pas pu ériger ses cris en appel, c’est son corps qui se met en acte.

Il ne peut s’endormir, tape des pieds sur le mur. Sa mère le traite de « malade mental », signifiant qui « accable »2 le sujet. Les éducatrices disent ne plus le supporter et ne peuvent réprimer des reproches aux parents.

Au fil des conversations avec les éducatrices, leur regard sur l’enfant et ses parents a changé. La parole a fait chuter l’insupportable. La reconnaissance de la souffrance du sujet a pris le dessus sur le jugement. Elles ont pu parler avec la mère et avec le père qui ont porté un autre discours sur leur enfant. « Pauvre chou » est apparu dans la bouche de la mère, qui dialogue maintenant avec son fils. L’angoisse, reconnue, s’apaise.

Un matin, j’observe Ted faisant un tapage assourdissant avec un jouet. L’éducatrice lui propose un jeu : on encastre des billots dans des trous avec un maillet, on retourne le jeu et on recommence. Lilio surgit, tétine en bouche, va vers Ted qui se lève, marteau en main. Ted se dirige vers un jeu libre puis revient au sien, s’assied face à l’intrus, le regarde, lève son outil comme pour porter un coup et s’arrête. Maillet en l’air, il fixe son rival d’un regard inquiet, se relève pour donner l’autre jeu à Lilio qui se met à taper dessus. Chacun martèle, observe l’autre. Une fois tous les billots enfoncés, Ted continue à taper alors que Lilio retourne le jeu pour enfoncer à nouveau. Ted l’imite. Lilio tape alors sur le sol, varie les postures et les façons de taper en s’assurant que Ted l’imite toujours. L’éducatrice détecte une odeur et demande à Lilio s’il a fait caca, il acquiesce et accepte d’aller changer sa couche.

Lilio est maintenant su-porté, ce qui lui permet de construire son unité corporelle en miroir avec un rival sous le regard d’un Autre et non sous l’œil de la caméra.

1 Lacan, J. « Propos sur la causalité psychique » in Écrits Seuil, Paris, 1966 (Prononcés le 28 septembre 1946 à Bonneval)

2Miller, Jacques Alain, Préface de « L’inconscient de l’enfant » Hélène Bonneau, P.10 Navarrin Le Champ Freudien, 2013

 Copier, décoller

Tom, 2 ans 1/2, est le seul grand du groupe ce matin-là. Les autres enfants arrivent de la section des bébés depuis peu. Tom aime beaucoup la caisse à outils et a tendance à considérer qu'elle est à lui. Quand Théo, 22 mois, est arrivé il y a 2 mois, Tom lui prenait systématiquement sa tétine ou tout objet qu'il avait dans la main.

Ce matin-là, Théo prend la scie et entreprend de scier une petite chaise. Tom le voit, lâche ce qu'il est en train de faire et vient prendre la scie à Théo en lui disant "attention ça coupe", puis il scie lui-même le dossier de la chaise. Théo prend alors le marteau et tape sur la chaise. Tom lui prend le marteau et fait la même chose. Théo reprend la scie : tous les deux tapent sur la chaise. L'auxiliaire de puériculture félicite Tom de prêter l'outil. Celui-ci répond : "il faut réparer, on décolle" Théo émet quelques sons, comme pour répéter.

Tom est aux prises avec la jalousie suite à l'intrusion de tous ces petits qui arrivent, mais il sert aussi de modèle à Théo qui l'imite et le laisse faire. Tom se montre despotique, et imite aussi Théo. Ici, l'agressivité est retournée en bienveillance, qui donne une excuse à Tom pour prendre l'objet : "attention ça coupe." Elle est aussi détournée vers un objet que l'on coupe, tape allègrement tout en disant qu'on le répare.

Comme dit Tom "on décolle" de la relation en miroir, de la fascination, de la jalousie pour s'orienter vers un objet socialisé : le bricolage. La rivalité devient concurrence, permet une activité commune avec identification mutuelle. 

 Eden aime détruire

Lorsqu’il avait 16 mois et commençait à parler, ses éducatrices avaient remarqué qu’il ne jouait pas : il ne s’intéressait qu’aux objets des adultes qui sont interdits, et secouait le petit portail qui barre l’accès à la salle d’à côté. Sa mère enceinte, ils partaient pour la saison d’hiver à la montagne. L’été suivant, Eden a tout juste deux ans, sa petite sœur est née il y a un mois. On le décrit capable de tenir une conversation mais exigeant et provocateur à la crèche.

Eden veut l’exclusivité des adultes : il tient le visage de sa mère lorsqu’elle parle, il a giflé son père alors qu’il était en conversation avec l’éducatrice. Á table, Eden parle beaucoup et empêche ses parents de se parler, il tape sur la table et jette son assiette.

Je reçois les parents qui se questionnent sur les difficultés d’Eden avec les limites. Ils s’orientent de « l’éducation positive » qui est une méthode qui prône l’écoute, la bienveillance, évite tout conflit. C’est une méthode qui m’apparaît comme évitant toute castration. Mr X. et Mme Y. m’expliquent qu’Eden a un jardin sécurisé dans lequel il peut tout faire. Il y va beaucoup mais il veut toujours rentrer avec le vélo dans la maison. Les interdits sont réservés aux choses dangereuses comme le gaz, le couteau, le feu, mais Eden prend quand-même le couteau puis le pose. J’évoque alors la dînette, mais le père dit qu’Eden joue très peu seul, le sollicite beaucoup et il s’y prête volontiers, étant disponible.

Allaité jusqu’à 4 mois, Eden n’a rien manifesté au sevrage, ni lors des séparations. (Deux crèches successives ) Il met beaucoup de choses à la bouche. Mr X. se dit démuni quand son fils met un bouchon dans la bouche et s’enfuit en courant, se mettant en danger: Il dit ne pas vouloir être menaçant et se demande quelle peut être l’étape suivante si Eden ne l’écoute pas.

Je demande des précisions sur les jeux avec le père. Celui-ci me raconte que son fils aime beaucoup les constructions, puis il se rend compte que le même scénario se répète : le père construit, Eden détruit. Mr X. en conclut : « Ce qu’il aime, c’est détruire. »

Á la crèche, Eden est toujours branché sur ce que font les adultes. Il répond « non je veux aller dehors  » ou tape avec son pied sur le mur lorsqu’il s’agit de faire la sieste, peut-être dans la nostalgie de son jardin. Il semble effectivement mieux dehors, à jouer au sable, ou à des jeux « moteurs ». Souvent en conflit, il prend les jeux des autres. Cependant, lorsqu’il peut s’insérer dans un groupe, il peut faire semblant avec la dînette.

Eden nous montre comment le refus de la perte amène à la destruction et lorsqu’il consent à la socialisation, un accès semble possible vers le symbolique par l’imitation et la limitation.

Véronique Lecrénais Paoli. 2018

* Les prénoms et initiales ont été modifiés

Apprendre à parler

Soirée petite enfance
18 octobre 2017
Bordeaux
Johan*, deux ans et demi, mord une petite fille prénommée Loane. L’éducatrice de la crèche fait asseoir les deux enfants et Johan s’explique :

_ J’ai mordu parce que je voulais le tracteur.

Elle le questionne :

_ Comment aurais-tu pu le demander ?

Johan formule alors sa phrase politiquement correcte :

_ Est-ce que je peux avoir le tracteur ?

Johan sait parler, il sait qu’il ne faut pas mordre.

L’éducatrice lui fait remarquer qu’il sait demander, ce à quoi il rétorque avec force :

_ Oui mais le papi de maman il mord ! Appuyant ses paroles d’un geste des poings serrés vers la bouche, avec beaucoup d’intensité.

L’éducatrice interroge une personne de la crèche qui connaît la famille :

_ Le papi de la maman de Johan, il mord ?

_ Non, mais il est mort.

Les questions de l’éducatrice, pourquoi ? comment ? aident l’enfant à formuler une part du malentendu[1] : les mots attrapés dans lalangue de la famille[2] (ou « lalangue, dite maternelle, et pas pour rien dite ainsi[3]. ») qui font énigme. Il les met en acte à propos d’un objet détenu par une fille qui porte un prénom de consonance similaire au sien, questionnant ainsi la différence entre les filles et les garçons, illustrée par l’observation rapportée par Béatrice.

*

Gaya, une fillette de deux ans, est amenée en consultation par sa mère à l’occasion de la séparation des parents. Ses crises de colère se répètent, sans motif apparent et deviennent « ingérables ». Elle ne supporte ni la séparation ni la frustration, refuse parfois de s’alimenter. Elle est très en demande, très accrochée à sa sœur, ne sait pas jouer seule, ne sait pas parler. Elle est en garde alternée et viendra alternativement avec son père ou sa mère.

Nous allons suivre la naissance de sa parole.

Dès la première rencontre, Gaya arbore son sourire derrière une tétine nommée « teuteut » qu’elle mord, elle-même accrochée à une peluche, son « doudou ». Elle émet quelques sons incompréhensibles. La grossesse et la première année de vie de Gaya ont été marquées par une forte préoccupation maternelle pour son propre père : le grand-père de Gaya est décédé lorsqu’elle avait 4 mois, après une longue maladie. Emergeant à peine de son deuil, Mme J ne se souvient pas de grand-chose concernant sa fille.

Ce premier entretien semble avoir un effet d’interprétation de la mère pour son enfant : Mme J dit se rendre compte que Gaya a vécu beaucoup de choses compliquées, elle trouve maintenant du sens à ses réactions, lui portant ainsi « un intérêt particularisé »[4] (selon l’expression de Lacan) qui n’a pas été possible auparavant. Gaya, au-delà du sens, trouve là l’occasion de se loger dans le discours de l’Autre. Elle me dit « au-revoir » plusieurs fois lorsque sa mère parle de séparation. Elle demande souvent « papa est où ? »

 « Le désir de l’Autre, des parents et des autres, […] se transmet, se véhicule, s’impose, s’imprime par lalangue de la famille."[5]

 Le père de Gaya dit beaucoup « la dorloter , en profiter au maximum » les semaines où il l’a. Dès tout bébé, il la trouvait « capricieuse » : le « bibi » n’allait pas assez vite, elle se réveillait toujours la nuit. C’est plus calme depuis qu’elle vient.

Á la fin de l’entretien, Gaya pleurniche en réclamant avec insistance sa « teuteut’ ». Ainsi, elle semble coller au signifiant « capricieuse » du père, mais peut-être aussi tente-elle de se dégager de la place qu’il lui propose pour combler son manque.

Mme J confirmera au rendez-vous suivant : Gaya ne fait plus de colères, commence à parler.

Mme J parle d’une altercation avec sa mère lorsqu’elle était à 3 mois de grossesse, qu’elle a mis plusieurs mois à « digérer », en rupture avec celle-ci. « C’est coincé » dit alors Gaya tentant d’ouvrir une boîte. Elle a répété « fort » quand Mme J disait que sa mère y était allée trop fort. La fin de la séance fait scansion sur ce récit et ces signifiants attrapés par l’enfant dans «lalangue de la famille ».

 Une offre de séparation

Le père a laissé « doudou » et « teuteut’ » dans la voiture, elle leur a dit au-revoir. Il œuvre à ce qu’elle s’en passe, pour pouvoir parler. C’est toujours difficile de lui dire non, il faut beaucoup la préparer, parfois elle crie. Elle s’énerve quand on ne comprend pas ce qu’elle dit.

Gaya joue à ouvrir / fermer la petite maison, et à donner à manger aux animaux, après le rituel de nous avoir servis avec la dînette, ponctuant d’un « c’est chaud ». Elle me propose « encore » plusieurs fois avec un grand sourire après que j’ai refusé sa nième offre de nourriture. Ce refus à sa proposition de combler l’Autre est aussi une offre de séparation d’avec sa jouissance.

Elle tente d’ouvrir le placard, « c’est coincé » je précise que c’est fermé. « La clé ! » insiste-elle, avec un air mi-ange, mi-ogre. Je refuse de la lui donner, la renvoyant vers les clés de la maison avec lesquelles elle peut jouer. Le père dit qu’elle est triste à la séparation, puis enchaîne sur sa propre tristesse : ainsi, il assume son manque, et donne à sa fille une place de sujet.

Mme J décrit beaucoup de situations où elle doit se fâcher et crier, notamment quand Gaya crache la nourriture à table. La fillette me sollicite beaucoup, répète « c’est coincé » désignant la maison, puis crache dans la tasse de dînette.

Je propose alors à Mme J d’aller à la salle d’attente. Celle-ci y va, décidée, bien que Gaya ait déjà commencé à râler en réclamant « teuteut’ ». Elle pleure quand sa mère sort puis se laisse facilement distraire par le jeu avec les animaux qu’elle avait installés à dormir sous mon fauteuil.

La semaine suivante, elle dit « c’est ma place » en s’installant. Première phrase que je l’entends formuler. Á partir de là, les séances se déroulent un temps en présence du parent, et un temps seule avec moi. Gaya fait des va-et-vient entre mon bureau et la salle où attend son père ou sa mère et parfois sa sœur. Elle ouvre et ferme la porte avec soin à chaque fois, revient en disant « la psychologue » et répète « Papa t’attend » en écho à ce que je lui dis. Le signifiant « caché » apparaît, puis « cassé » à propos de la remorque et du tracteur, que le père rectifie par « non c’est décroché. » Elle dit beaucoup « c’est à moi. »

Elle installe les animaux devant une écuelle, elle leur mord avec force le museau, décline les façons de satisfaire cette pulsion : mordre, souffler, cracher… puis parler.

Gaya est au travail de l’alternance présence / absence. Elle expérimente de manquer à l’Autre. Elle a perdu sa « teuteut » et s’en passe.

Au bout de trois mois, Mme J dit que sa fille est plus ouverte avec ses parents, parle de mieux en mieux, joue plus souvent seule, est beaucoup moins « chouin-chouin ». Gaya parle tous les jours de « la psychologue. » Elle trouve les crayons, gribouille, mais surtout coupe la feuille avec les ciseaux en ponctuant : « coupe, moi. ». Elle répète « psychologue » en me regardant, puis « Anna est où ?  A psychologue…» Sa sœur, de qui elle se détache, a eu un premier rendez-vous pour elle. « Psychologue à moi ça » conclut Gaya avec délectation.

Dans le plaisir de prononcer ces mots, comme le décrit Jacques Alain Miller nous percevons là ce que Lacan a nommé « le joui-sens, le sens joui […] Cela n’a rien à voir avec le bon sens […] c’est dinosaure qui ne sert à rien sinon à montrer qu’on sait le prononcer. »[6]

Johan et Gaya nous enseignent que parler s’apprend au sens de saisir, attraper. Ça s’attrape par le corps, dans le malentendu du désir de l’Autre.

 Véronique Lecrénais-Paoli

* Les prénoms et initiales ont été modifiés



[1] Le signifiant « malentendu » est lui-même attrapé dans le livre « Le malentendu de l’enfant » de Philippe Lacadée citant Lacan.

[2]             MILLER, J. A. « Joyce le symptôme » Section clinique de Barcelone

[3]              LACAN J., 1975, Séminaire « Encore », Paris, Seuil, p. 126

[4]                      Lacan, J « Note sur l’enfant » Autres écrits, Seuil. 2001. P 373

[5]             Jacques-Alain Miller "Joyce le symptôme" Section clinique de Barcelone

[6]                      Jacques Alain Miller « Qu’est-ce que la langue que parle le petit enfant et qui n’est pas la langue de tout le monde ? » Histoire de la psychanalyse. France Culture. Juin 2005.

La question d’où viennent les bébés pour les enfants : le sujet cherche-t-il dans le but de savoir?

(à partir de lecture de "Un souvenir d'enfance de Léonard De Vinci." Freud, 1910. Éditions Points, mars 2011)

 Que voulait Léonard? Savoir ou chercher?

Cette question a orienté ma lecture dès le premier chapitre, en remarquant que tout au long de son texte, Freud semble utiliser indifféremment les termes "pulsion de savoir", "pulsion du chercheur", "appétit de savoir", "besoin de savoir", "désir de savoir."

Ce texte, qui date de 1910, vient après les "Trois essais..." (1905), "La vie sexuelle" (1908) et avant "Pulsions et destins des pulsions" en 1915 où il décrira les pulsions avec une poussée, un but, un objet, une source. Il y définira les destins possibles des pulsions : le renversement en son contraire, le retournement sur la personne propre, le refoulement et, surtout, la sublimation.

C'est de la sublimation qu'il s'agit tout au long de son étude sur Léonard de Vinci, où Freud s'attache à définir le destin de la pulsion de recherche, notant que Léonard se souciait peu du destin de ses oeuvres, souvent inachevées. L'extrême lenteur de ses travaux est pour Freud le symptôme de son "ihnibition de l'exécution" et "signe annonciateur de son détachement de la peinture".

 Biographie de Léonard

Né en 1452 à Vinci, en Italie, enfant illégitime d'un notaire et d'une paysanne, il fut d'abord élevé par sa mère avant d'intégrer la maison paternelle vers 5 ans, probablement en raison de la stérilité du couple, puis il entra chez Verrochio comme apprenti peintre et sculpteur.

Léonard de Vinci est considéré comme le symbole de la Renaissance pour la diversité de ses aptitudes. Nous sommes un siècle avant Galilée, à l'époque de l'Inquisition Romaine, qui condamne sévèrement ce qui contredit les Écritures Saintes. Le savoir est alors détenu par l'Église : la terre, centre du monde, était plate et ne tournait pas. La recherche, avec par exemple la dissection de cadavres, n'était pas au goût du jour, il était  précurseur et isolé dans sa démarche. Il ne cherchait pas le savoir dans l'Autre, mais dans le réel : l'observation de la nature et l'expérience.

 Le chercheur prend le pas sur l'artiste

La recherche de Léonard débute au service de son art (la pulsion scopique y est particulièrement à l'oeuvre) : techniques de peinture, lois de la lumière, perspectives, étude des plantes et de l'anatomie... puis tournée vers la structure plutôt que l'apparence extérieure, et s'étendra à la mécanique générale, à tous les domaines des sciences et de la nature. Seule la vie psychique de l'homme n'est pas objet de curiosité pour lui. La nature, source de vérité dans sa recherche serait une figure de la mère avec laquelle, enfant, il aurait eu une relation érotisée.

Il semblerait que Léonard perde son art dans cette pulsion de recherche.

La scène du vautour : souvenir d'une première jouissance et théorie sexuelle infantile

Dans un manuscrit sur le vol du vautour, Freud trouve le seul récit d'un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci : "Il semble que j'étais déjà prédestiné à m'occuper du vautour avec tant de soin, car il me vient à l'esprit comme un souvenir très précoce qu'étant encore au berceau, un vautour est descendu jusqu'à moi, m'a ouvert la bouche avec sa queue et heurté plusieurs fois les lèvres de cette même queue."

Freud traite ce souvenir comme une "scène imaginaire" à laquelle il prête une signification :

La queue ("coda") est le terme le plus courant pour désigner et représenter le membre masculin. Cette scène évoque la représentation d'une fellation, qui renverrait à la satisfaction de têter dans l'enfance "première jouissance de la vie," et aux baisers reçus d'une mère très présente puisque délaissée par le père.

Freud y trouve aussi une théorie sexuelle infantile selon laquelle la mère serait pourvue d'un pénis.

 Biographie de la pulsion

"C'est la pulsion de voir et de savoir que ses premières impressions d'enfance excitent avec force." Freud donne à la pulsion une origine sexuelle dans l'enfance, notant qu'il n'y a pas trace de relation intime ou sexuelle avec une femme dans la vie de Léonard, mais une tendresse pour de jeunes élèves, qu'il nomme "homosexualité idéelle."

Ses écrits "évitent si résolument tout ce qui est sexuel qu'Éros [...] semble être le seul sujet indigne de l'appétit de savoir propre au chercheur."

Loin des biographies idéalisantes, Freud cherche dans les manuscrits tout ce qui peut faire signe qu'il y a du sujet, de l'inconscient.

Il commente quelques erreurs et actes manqués sur des dessins anatomiques qui dénotent une confusion masculin / féminin et un dégoût du coït. L'activité créatrice de l'artiste est une dérivation de son désir sexuel, comme en attestent ses premières oeuvres, petites sculptures de têtes de femmes souriantes et de beaux jeunes hommes qui seraient des représentations de ses objets sexuels. 

 Chercher pour savoir?

Freud affirme que "La recherche est axée sur la question d'où viennent les enfants."

"Le désir de savoir des petits enfants est attesté par leur infatiguable envie de poser des questions [...] en lieu et place d'une seule question qu'il ne pose pas."

À partir de 3 ans, beaucoup d'enfants traversent une période de "recherche sexuelle infantile". Le désir de savoir serait éveillé par un événement extérieur, "naissance effective ou redoutée" d'un puîné. L'enfant refuse de croire aux fables qu'on lui raconte (la cigogne) et "date son autonomie intellectuelle de cette incrédulité." Il "pressent dès cette époque l'existence de l'acte sexuel qui lui apparaît comme quelque chose d'hostile et de violent." Le refoulement met un terme à cette recherche.

Autrement dit, l'enfant construit son propre savoir, là où le réel est impensable.

Freud définit trois destins possibles de la pulsion :

-        inhibition névrotique avec déficience intellectuelle

-        développement intellectuel assez vigoureux pour résiter au refoulement, la recherche revient sous forme de rumination obsessionnelle. L'effort de recherche devient alors activité sexuelle, avec le plaisir et la peur qui s'y rattachent, mais la rumination ne cesse pas, (Ici, nous trouvons une description de ce que Lacan nommera la jouissance)... le sentiment intellectuel recherché (trouver la solution) ne cesse de s'éloigner. 

-        troisième type, le plus rare et le plus parfait, la libido se soustrait au refoulement en se sublimant dès le début en désir de savoir, sans le lien de dépendance avec la recherche sexuelle infantile. La pulsion peut œuvrer librement au service de l'intellectuel, tandis-que le refoulement porte sur tout le thème sexuel.

Même s'il ne peut l'expliquer, Freud voit en Léonard un cas d'école de ce troisième destin de la pulsion.

La part la plus importante la pulsion sexuelle trouvera le destin de sublimation en appétit de savoir généralisé, échappant ainsi au refoulement.

 Pourquoi, si la sublimation est quasi parfaite, ses travaux restent inachevés et non publiés?

Avec l'éclairage de Lacan : Si je comprends bien, dans ce troisième destin, la pulsion n'est pas refoulée, elle est pleinement à l'œuvre, il y a quelque chose qui insiste, sans fin, le but de la pulsion n'est pas l'objet (ici le savoir), mais la satisfaction elle-même. La pulsion se satisfait de cette rumination obsessionnelle qui passe d'un objet à l'autre. Léonard est agi par cette pulsion, peut-on dire qu'elle n'est pas subjectivée? Tout comme dans le deuxième destin, c'est la jouissance qui ordonne.

Lacan a défini les objets de la pulsion, objets a, cause du désir, dont la pulsion fait le tour, avec forcément un ratage de l'objet. Si nous considérons ici le savoir comme objet a, il est en cause dans la recherche, mais n'est jamais atteint.

Ainsi, pouvons-nous considérer que l'énigme "d'où viennent les bébés?" touche un réel innomable, pousse à la recherche, mais reste ce que Lacan définit comme un trou dans le savoir.

La pulsion de savoir n'implique pas un "vouloir savoir."

Véronique Lecrénais-Paoli. 2012

"Grenouillida" ou Un idéal de maternité pris en défaut

JOURNÉE RÉGIONALE en AQUITAINE

Atelier de l’Institut de l’Enfant – UNIVERSITE POPULAIRE JACQUES LACAN

L’ENFANT PRIS EN DÉFAUT

Samedi 5 mai 2012- Talence

Mme B*. demande à me rencontrer à la crèche. Ida, sa fille âgée de 2 ans est de plus en plus agressive, elle mord les autres enfants et leur arrache les jeux.

Elle vient seule, me dit que sa fille est "violente" puis se rattrappe : "violente, c'est pas le mot."   Ida tape les autres enfants. "Avec moi, elle l'a toujours fait, dit Mme B. on n'a pas fait attention."

L'adaptation à la crèche s'est faite à l'âge de 6 mois, la mère se souvient que ça a été long, mais n'a pas de souvenir de comment cela s'est passé.

Mme B. trouve aussitôt une cause à cette dite "violence" : Ida a vécu des choses difficiles. La mère avait 35 ans lors de sa grossesse, qu'elle n'a pas désiré. La fille de son compagnon, alors âgée de 13 ans a déboulé dans leur vie à ce moment-là, lâchée par sa propre mère. Elle était en grande difficulté, suivie par un pédo-psychiatre et un éducateur. Cette dame évoque une relation très difficile avec sa belle-fille, "elle m'a fait deux comas éthyliques" dit-elle, révélant ainsi comment la soeur d'Ida est aux prises avec la pulsion orale. Cette soeur rejetait le bébé, cela fait à peu près 6 mois qu'elles ont chacune leur chambre et que cela se passe mieux.

Mme B. décrit son accouchement : "catastrophique, qui s'est terminé merveilleusement bien. Je voulais tout naturel, dans l'eau, sans intervention de la médecine." Cela se présentait mal, il y a eu des ventouses puis des forceps. Mme B. qui était en congé parental reprend maintenant un travail. Elle est très stressée.

Les séparations sont difficiles et Ida pleure quand c'est elle qui la couche, alors, c'est son père qui s'en charge.

Elle se documente beaucoup et a lu qu'il faut accompagner les bébés qui pleurent : "je l'ai toujours accompagnée, je restais avec elle quand elle pleurait. Ma mère m'a laissé pleurer 7 nuits, je voulais pas faire pareil. Depuis un an, je ne l'écoute plus pleurer, peut-être que je devrais" Je l'en dissuade, elle réalise alors qu'effectivement, l'an dernier, Ida "chouinait" tout le temps.

La mère, qui ne voulait pas d'intervention de la médecine, fait intervenir le savoir : Elle a lu beaucoup d'articles de psychologie sur les bébés : un enfant qui tape est un enfant qui ne pleure pas assez. Elle raconte aussitôt ses propres pleurs lorsqu'elle a entendu que sa fille tapait à la crèche : "je me suis effondrée, je me suis dit j'ai fait quelque chose qu'il ne fallait pas." Elle fait référence à son énorme déception par rapport à un accouchement et un allaitement idéal.

Mme B. décrit un allaitement "catastrophique" dans une maternité au label "Amie des bébés."

Ce label internationnal est créé en 1992 par l'OMS. La maternité doit satisfaire à des critères précis notamment le but d'encourager l’allaitement au sein à la demande de l’enfant, en indiquant aux mères comment pratiquer et en ne fournissant aucun lait ou tétine artificiels, ainsi qu'en laissant le bébé 24h /24 avec sa mère. Ceci dans le but de protéger le lien entre mère et enfant.

Ce label exige un taux d’allaitement maternel exclusif, de la naissance à la sortie de maternité, d’au moins 75 %. En France, il n'y a pas de taux minimum, mais il doit être en progression chaque année.

L'idéologie du lien mère-enfant soumet ainsi les premiers mois de la vie du bébé à des critères chiffrés. Nous allons voir que le mot "violence" qu'a utilisé Mme B. est plutôt appliqué à ce label.

Elle raconte : "On me l'a foutue au sein, j'en pouvais plus, j'avais pas de lait, on m'a mis des tire-lait."

Cette maman s'est forcée durant un an à allaiter sa fille, malgré les gerçures et les douleurs. "Je n'ai pas passé de bons moments, je pleurais, j'avais mal. Puis le père a pris le relais avec le biberon, j'étais au bout, je faisais des cauchemars que je me faisais bouffer par ma fille."

Lacan définit le complexe du sevrage[1] comme fixant "dans le psychisme la relation du nourrissage, sous le mode parasitaire qu'exigent les besoins du premier âge de l'homme..."

Selon Mme B. le sevrage s'est fait très doucement. Cependant, elle relate que parfois sa fille met les mains dans son corsage et lui tord les seins. Puis, semblant prendre la mesure de ce qu'elle dit, elle minimise : "il y a longtemps qu'elle ne l'a pas fait." Quoi qu'il en soit, je suggère qu'elle n'a plus à la laisser faire. En effet, Ida a à faire passer le sein au statut d'objet perdu comme le précise Lacan :" ... c'est entre le sein et la mère que passe le plan de séparation qui fait du sein l'objet perdu en cause dans le désir."[2]

 Mme B. dit être en psychothérapie, je lui proprose de la recevoir une prochaine fois avec le père s'il le souhaite, et avec Ida, qui a sa part dans ce qui lui arrive.

Mme B. regarde le petit coin de jeu aménagé dans le bureau, elle se dit étonnée que des enfants si jeunes puissent rencontrer des psychologues, elle semble curieuse de cela, et accepte, tout en disant que la venue du père est incertaine, il est pêcheur et a des horaires en fonction des marées. Nous choisissons un horaire probable pour le père.

Un mois plus tard, c'est lui qui vient seul, en s'excusant d'être là. La mère ne peut pas venir. Il est avec Ida. Il dit avoir discuté avec la mère, ça va mieux, dit-il, elles le disent aussi à la crèche. Je n'entends pas tout à fait le même discours de la part des professionnelles.

Il est en admiration devant sa fille, qui "parle très bien, est sportive comme ses parents" dit-il. C'est ainsi qu'il perçoit le fait qu'Ida bouge beaucoup : elle monte devant lui sur le dossier de la petite chaise et il a peur qu'elle tombe. La mère était une grande sportive, lui est passionné de surf. Il dit qu'elle joue à la dînette, dans sa cabane, fait ses petites histoires. Elle est capricieuse, n'aime pas qu'on lui dise non, insiste.

Pour se coucher : elle veut retarder le moment. "C'est moi qui la couche depuis qu'elle n'est plus au sein." M'adressant à Ida, je reformule ce que vient de dire son père. Elle porte alors une tasse de dînette à sa bouche, faisant semblant de boire. J'acquiesce : oui, maintenant elle ne tête plus au sein, elle boit au verre.

Un mois plus tard, en réunion, les auxiliaires de puériculture me rapportent qu'Ida bouge moins, est moins agressive, mais encore de temps en temps, par impulsion.  Maintenant, elle pleure au lieu de taper, mais par exemple, lorsqu'elle a voulu le tricycle d'un garçon, elle l'a attrappé par derrière et l'a fait tomber, sans rien dire. (le garçon, pas le tricycle)

Elle ne regarde pas quand on l'appelle, on se demande si c'est de l'opposition, la mère disait qu'elle ne l'écoute pas.

Elle voulait garder pour elle tous les contenants à la pataugeoire.

Elle disait beaucoup "c'est à moi" pour chaque objet qu'elle détenait. Elle n'a pas de doudou. Les auxiliaires de puériculture ont proposé aux parents de lui laisser amener quelque chose de la maison, un objet pour lequel elle pourra dire "c'est à moi" et faire la différence avec les objets de la crèche qui sont à partager. Elle est venue avec une tasse et une soucoupe dans un petit sac, suivant le fil de son oralité.

Les séparations se passent mieux. Elle refuse de venir vers sa mère quand celle-ci vient la chercher, elle se décide quand un autre enfant dit "aurevoir." Le père vient plus souvent la chercher, moins tard.

Je reçois de nouveau Ida avec sa mère, à sa demande. Celle-ci est en short, Ida lui lèche la cuisse. La mère ne réagissant pas, je demande à Ida : "qu'est-ce que tu veux lui faire?" Mme B. prend alors sa fille sur ses genoux. Ida me répond en m'adressant une bise de loin, puis en fait une sur la bouche de sa mère. Je dis avec légèreté: "ça ne se mange pas les mamans." Nous rions.

Mme B. Se plaint : "Depuis une semaine, elle hurle et ne s'endort pas avant 23h. Il y a eu des travaux dans la maison, elle a dormi 2 nuits avec nous, c'est depuis que ça ne va plus, alors qu'elle dormait bien."

Elle relate que sa fille dit qu'elle a peur des grenouilles, demande à sa mère le soir "regarde si y'a pas de grenouille." "Sur le mur" précise alors Ida. Il y a des stickers, est-ce que la forme, la nuit, lui fait peur, se demande Mme B.

Sollicitée pour en dessiner une, Ida me répond "attends" et continue à jouer. La mère dit qu'elle est insupportable, n'écoute pas.

Ida imprime des formes sur un tableau magnétique : je remarque que ce ne sont pas des grenouilles. Elle dessine un rond et dit : "c'est la grenouillIda" J'énonce alors qu' Ida n'est pas une grenouille. Questionnée sur le choix du prénom de sa fille, Mme B explique qu'au regard de son nom compliqué, elle voulait un prénom simple, original, "en regardant la liste, c'est venu comme une évidence, ça nous a plu." Elle dit là quelque chose de son désir pour ce bébé.

Ida montre des images au mur (qui ne sont pas de stikers) et nomme : "sapin... loup... le toucher" va caresser l'image du loup sur l'affiche. Il est méchant? demande la mère. "non" "et la grenouille?" "oui, elle gronde petit comme ça." Ida montre un espace entre ses doigts.

Mme B. dit qu'elle crie beaucoup en ce moment, n'a pas beaucoup de patience, et se rend compte qu'elle ne passe pas beaucoup de temps avec sa fille. "On pourrait passer plus de temps avec elle, tous les trois, on n'est jamais tous les trois ensemble." Le seul moment où Ida était avec ses deux parents était la nuit. Ida met alors la poupée dans le couffin et dit : "il dort." J'arrête là. Elle veut emmener des jouets, je refuse et lui propose plutôt d'emmener une feuille. Elle refuse.

La mère dit que pour les objets, Ida dit maintenant "c'est à toi, c'est à moi."

À ce moment du coucher, moment de séparation mais aussi de retrouvaille avec soi-même, Ida a peur. Dans sa "lalangue", "grenouillida" semble une condensation de représentation d'elle-même et de sa peur. Nommer ça lui a permis de s'en écarter.

Par ses morsures, Ida était identifiée à cet objet de la pulsion orale. Une séparation est opérée par la parole entre grenouille et Ida. Sa jouissance (la langue qui lèche sa mère et sa "lalangue") se trouve un peu entamée. La morsure du signifiant remplace la morsure réelle.

La mère, prise en défaut de désir conscient de sa grossesse, aux prises avec un idéal de "mère nature allaitante," s'est lancée dans un allaitement contraint, au point de se laisser littéralement "bouffer." Cet idéal fut percuté par le réel de l'accouchement et de l'allaitement dits "catastrophiques" ainsi que l'arrivée fracassante de sa belle-fille. Réalité pour le moins éprouvante, qu'aucun savoir n'a pu adoucir.

L'agressivité et l'attitude opposante de sa fille sont venues briser son idéal de maternité, comme un révélateur de ce qu'elle aurait "fait quelque chose qu'il ne fallait pas" (peut-être un bébé?)

L'invention du signifiant "grenouillida" qui l'a représentée comme sujet a permis à cette petite fille de se dégager de cette relation où il s'agissait de manger l'Autre ou d'être mangée.

Quelques mois plus tard,elle n'a pas manqué de venir m'annoncer qu'elle a bien dormi et qu'elle a une nouvelle dent. Elle ne s'en sert plus que pour manger des aliments.

V. Lecrénais-Paoli

* Les prénoms et initiales ont été modifiés

 



[1]     Lacan, J. “Les complexes familiaux dans la formation de l'individu”, Autres écrits, p. 30, Seuil,

[2]     Ibid, p. 848