Comment le bébé se laisse porter, changer la couche, nourrir...?
Comment se laisse-t-il regarder, cajoler... comment nous regarde-t-il... ou pas?
Sa façon de se tenir, de se mouvoir, de s'émouvoir,... ou pas... ?
Comment joue-t-il? Comment se fait-il entendre... ou pas?
Les
professionnels de la petite enfance observent, au quotidien ou
occasionnellement lors d'une consultation, ces éléments qui nous
renseignent sur la vie de l'enfant, sa position de sujet, sa façon de
grandir, et ses pulsions, que l'on n'attrape que par p'tits bouts.
Un
symptôme peut se dessiner à partir des paroles que l'on dit à propos
d'un enfant, bouts de phrases par lesquelles on tente de le cerner, et
de dire ce qui interroge ou inquiète.
Ces symptômes
comportent forcément une référence à l'âge ("il ne marche pas" ne fait
souci qu'après18 mois, voire deux ans), cependant, il ne s'agit pas ici
d'une grille d'observation, ou d'une échelle de développement.
Notre
propos est de repérer, à partir des échanges entre professionnels, si
quelque chose qui nous interroge fait signe de souffrance pour l'enfant.
Tara,
2ans et 2 mois, tape beaucoup les copains à la crèche depuis 2 mois, ce
qui amène l'équipe à m'en parler. Jusque là tout allait bien. Les
enfants développent souvent de l'agressivité vers 18 mois et nous ne
nous précipitons pas pour dire que "ça ne va pas." Pour Tara, cela
arrive après deux ans, et ça ne passe pas, ce qui nous questionne. En
parlant d'elle, nous découvrons qu'elle sollicite l'adulte en lui
adressant des "coucou" qui font dire à l'auxiliaire "il faudrait la
regarder tout le temps." On dit qu'elle joue bien, puis, en précisant,
c'est seulement aux activités proposées. Quant-au dessin, elle se
dessine sur le corps. Une nouvelle observation nous révèlera qu'elle ne
sait pas jouer. Tara est toujours après un autre enfant pour lui prendre
son jeu, assez discrètement pour ne pas faire d'éclat. L'agressivité
met à jour une difficulté qu'elle rencontre pour passer de la pulsion au
symbolique, c'est à dire du corps à la pensée.
Jouer à la
dînette peut paraître très banal, mais Tara n'y arrive pas, elle ne peut
pas faire semblant de manger, elle mord les copains.
Dessiner,
laisser une trace de soi, est aussi un début de symbolisation : le sujet
se représente par la trace qu'il laisse. Pour Tara, cela ne paraît pas
possible.
Elle n'a pas acquis la capacité de jouer seule en
présence de l'adulte (Winnicott), elle ne peut se passer du regard de
l'Autre.
C'est une pulsion qui est à l’œuvre : voir / être
regardé, nommée pulsion scopique. Elle pourrait être déviée vers un
autre but, par exemple au service de la curiosité qui inciterait Tara à
la découverte du monde qui l'entoure.
La pulsion,
c'est le réel du corps, qui ne peut se dire avec des mots. Ainsi, le
comportement d'un enfant est agi par la pulsion et en psychanalyse, nous
le considérons comme une parole adressée à l'Autre.
Quels repères
avons-nous pour dire que le bébé est en souffrance? C'est très
difficile pour les parents, et parfois pour les professionnels de
s'imaginer qu'un bébé ou un jeune enfant souffre psychologiquement.
Hélène Bonneau, psychanalyste en CMPP nous dit que le symptôme est un
signe de souffrance "comme on dit d'une lettre qu'elle est restée en
souffrance, faute d'être lue."
Les hypothèses ne manquent pas pour
traduire en paroles des signes corporels : tu as sommeil, il a l'air
d'avoir mal, elle est en colère... pourtant, il arrive que les adultes
se trouvent démunis face aux pleurs, à l'agitation ou au refus d'un
enfant.
Il y a des situations qui insistent, se répètent et nous
font entrevoir que quelque chose ne va pas. Cela ne passe pas avec le
temps, cela résiste aux réponses, aux solutions apportées : "on a tout
essayé" dit-on alors. Là, il s'agit d'aider l'enfant en l'adressant vers
une consultation de psychologue ou de psychomotricien.
Certaines
affirmations ont la vie dure, bien que ne reposant sur aucune étude,
aucune preuve. Elles ne visent qu'à faire taire une inquiétude bien
réelle et souvent justifiée. Voici quelques exemples :
"Il a le temps de grandir"
Freud
dit que l'enfant doit pouvoir s'attarder dans les stades les plus
fâcheux de son développement. Cela ne veut pas dire qu'il faut le
laisser en souffrance. Amener le bébé ou l'enfant et ses parents à
consulter un "psy" peut justement lui permettre de s'attarder sur
quelque chose afin que cela ne l'empêche pas de grandir, d'être en
relation avec les autres.
"il est fainéant"
J'ai
entendu parler de Paco à la crèche alors qu'il avait 4 mois. Au-delà
d'une drôle d'impression, les auxiliaires de puériculture ont pu
objectiver "il ne tient pas sur ses bras." Par ailleurs, il était très
constipé, ce qui préoccupait beaucoup sa mère. Il a tenu assis vers 1
an, mais ne se déplaçait pas. Vers 18 mois, alors qu'il commençait à
peine à se tenir debout, la maman me sollicita pour les colères de Paco
dont elle ne venait pas à bout, et parce qu'il ne faisait que jeter les
objets. Je l'encourageai à faire faire un bilan psychomoteur à son
enfant, ce qui avait été proposé maintes fois par l'équipe. Cela me
semblait une porte d'entrée vers un suivi plus global. Après une radio
du squelette et la consultation d'un spécialiste, elle m'a rapporté :
"il est fainéant" à quoi j'ai répondu "quand j'entends qu'un bébé est
fainéant, je me dis qu'il y a quelque chose à faire, qu'on peut
l'aider." Alors que son enfant commençait à marcher, cette dame a
consulté une psychomotricienne d'orientation psychanalytique pour les
colères, "signes criants", alors que sa constipation résistante à tout
traitement, son évolution motrice et son rapport aux objets n'étaient
que les prémices d'un "trouble envahissant du développement" ou "TED"
avec une impossibilité à supporter la frustration, une incapacité à
jouer, une grande agressivité qui se sont révélés par la suite, le
mettant en grande difficulté à la crèche puis à l'école.
Cet
exemple nous montre qu'un signe qui paraît purement physique (la
motricité ou la constipation) peut avoir pour origine un trouble
psychique grave. La cause physique possible une fois écartée par les
examens nécessaires, nous devons proposer une aide psychologique.
Paco nous introduit aux pulsions.
Nous
pouvons observer chez le bébé que l'activité au cours de ses premiers
mois tourne beaucoup autour de la bouche et de l'anus, ce qui a pu faire
dire à certains qu'il était un tube digestif.
La bouche, puis la
tête et la nuque se contorsionnent pour attraper le téton ou la tétine.
Lorsqu'il est allongé sur le dos, les mains, et parfois même les pieds
et tout le corps se rassemblent vers cette zone qu'il frotte, en
émettant quelques "areu" et parfois beaucoup de salive. Tout le corps du
bébé est centré sur cette zone buccale qui l'occupe principalement. À
d'autres moments, il est entièrement occupé à la défécation, jusqu'aux
mimiques crispées du visage et au rougissement de la peau.
La
pulsion est une excitation qui vient de l'intérieur : le dessèchement
du pharynx ou l'irritation de l'estomac lorsque le bébé a soif ou faim.
Dans
sa théorie des pulsions Freud décrit d'abord les "sensations agréables"
liées à l'excitation de certaines parties du corps : la bouche, l'anus,
mais aussi l'urètre, la peau. Ces zones de plaisir autour des orifices
du corps seraient la source des pulsions partielles.
Tout cela est
très cru. Le processus de grandir consiste à traiter ces pulsions avec
l'aide des adultes. C'est le langage, la parole de l'Autre qui vient
comme un voile sur la pulsion, permet de passer du réel du corps à la
construction de la pensée et au jeu de semblant.
La
pulsion est une force constante. Nous l'observons lorsque tout le corps y
compris le regard de l'enfant est mobilisé dans une action, que rien ne
peut arrêter, lorsque l'acte se produit avant que nous ayons le temps
de réagir : ce sont les effets de cette poussée. C'est pourquoi le jeune
enfant ne peut s'empêcher de répéter son acte, malgré nos explications
et nos interdictions : c'est plus fort que lui.
Il n'y a pas
d'autre issue possible que de satisfaire la pulsion. Il n'y a pas
d'échappatoire à cela, alors comment l'enfant se débrouille-t-il?
La
pulsion peut atteindre son but par un "objet" de satisfaction dans la
réalité et peut se déplacer d'un objet à l'autre. Ici, il faut entendre
le mot objet comme "objet cause du désir" que Lacan a nommé "objet a."
Le petit a signifie que différentes choses peuvent se substituer à cette
place. Par exemple : dans le besoin alimentaire, ce n’est pas le lait
mais le plaisir de la bouche qui est visé par la pulsion. Tout au long
de sa vie, le sujet va trouver divers objets de substitution : la
succion, les friandises, le goût pour certains aliments, mais aussi le
plaisir de parler, le tabac, l'alcool, etc...
Vous avez peut-être
entendu parler de stade oral et stade anal qui définissent un objet de
pulsion prépondérant. Paco avec la constipation dès la naissance nous
montre que la pulsion anale n'attend pas le passage des couches au pot
pour se manifester. Lacan, qui a défini ces objets à la suite de Freud,
ne parle pas en terme de stades, car ces pulsions sont à l’œuvre toute
la vie.
Il définit essentiellement 4 objets pulsionnels : le sein, les excréments, le regard et la voix.
La pulsion orale va se décliner ainsi : manger / être mangé / se faire manger. (Sophie y reviendra).
Elle
peut induire certains comportements dérangeants, comme mordre ou se
faire mordre, boire ou manger sans limite, ou refuser de se laisser
nourrir.
Freud décrit une "première expérience de satisfaction" où
le lait vient apaiser la faim ressentie comme une tension. À cela sont
associés les paroles, regards et gestes d'amour. L'objet de la pulsion
orale est donc le sein, c'est à dire la relation de nourrissage. À
travers la pulsion, ce n'est plus le pur besoin qui vise à être
satisfait, c'est aussi le désir de retrouver cette première
satisfaction, que Freud a nommée "la chose à jamais perdue." Cela
signifie que la réponse de l'adulte est toujours un peu décalée par
rapport au besoin, ne comble jamais totalement l'enfant. Ce décalage est
nécessaire afin que le bébé apprenne que la satisfaction de son besoin
passe par une demande à celui ou celle qui s'occupe de lui.
Le
déplaisir de la faim peut provoquer des sentiments de haine et
d'agressivité voire des pulsions de destruction. Afin de préserver sa
relation à l'Autre, ces sentiments agressifs sont ressentis comme venant
de l'extérieur. C'est ainsi qu'un enfant peut refuser de manger par
peur d'être mangé. Léo, 2 ans, vient au CMPP "parce qu'il ne supporte
pas le sevrage", dit sa mère. Il fait beaucoup de colères, et refuse de
manger. Au cours d'une séance, il raconte que le lapin se fait manger
par une carotte, et qu'il a peur de la carotte. Léo n'est pas très sûr
que ce qu'on lui demande de manger ne va pas le dévorer.
Pour
la pulsion anale : déféquer, qui équivaut à expulser, peut se décliner
en différents comportements actifs ou passifs : jeter les objets, se
salir, en mettre partout, se faire jeter (lorsqu'on dit d'un enfant
qu'il est insupportable), se faire contenir (pour les enfants dits
agités), faire de la rétention : constipation, rétention urinaire
(certains enfants peuvent garder la couche sèche toute la journée), mais
aussi se taire, refuser, etc...
À une période, les enfants
parlent beaucoup du caca. C'est la préoccupation majeure de leur
existence. Être ou ne pas être perdu avec le caca qui tombe et disparaît
dans les toilettes.
Eva, 3 ans et demi, vient consulter car elle
fait caca à la culotte. Il est question de ses objets : le doudou, la
tétine, etc... je lui demande ce qu'elle a mis dans son cartable pour
aller à l'école : "le caca" me répond-elle. Eva dit clairement sa
préoccupation : elle ne veut pas se séparer de cet objet anal.
"J'ai
peur de tomber" dit Tom lorsque je lui demande pourquoi il ne veut pas
faire au pot. (Il a plus de trois ans et refuse de quitter les couches.)
Il a peur de partir avec ce petit bout qui se détache de lui.
Seule
une pulsion peut se transformer en son contraire : l'amour et la haine
coexistent comme le recto et le verso d'une feuille.
Les jeunes
enfants semblent parfois faire des câlins, qui s'avèrent être
étouffants, dévorants, et se terminent parfois en agressivité.
Ainsi, la pulsion n'apparaît que par un comportement ou un symptôme de l'enfant auquel nous ne trouvons pas d'explication.
Sous
les comportements incompréhensibles des enfants, on trouve les pulsions
et leurs objets. Il est donc intéressant de ne pas prendre les choses
uniquement comme elles nous arrivent. Rechercher la logique de la
pulsion à partir de ce que l'on dit de l'enfant peut nous aider à
décoder ce qui se passe pour lui.
Tara nous a montré
comment elle mettait en jeu le troisième objet pulsionnel : le regard de
l'Autre, qui est aussi fortement sollicité lorsqu'on dit d'un enfant
qu'il est "à surveiller comme le lait sur le feu.". Dans les deux cas,
il s'agit de "se faire regarder."
L'enfant traite les
modes actif/passif de la pulsion en jouant ce qui se passe dans son
corps lors de l'alimentation (remplir/vider), et de l'activité des
sphincters (ouvrir/fermer) etc...
Lorsqu'il ne peut pas jouer, ça
le déborde, son comportement nous sidère, nous laisse sans voix. La
voix, objet de pulsion invoquante où il s'agit d'appeler / être appelé /
se faire appeler.
Lacan nous fait remarquer que
l'oreille est l'orifice corporel le plus important "parce qu'elle ne
peut se boucher, se clore, se fermer. C'est par ce biais que répond dans
le corps ce que j'ai appelé la voix."
C'est le premier objet
venant de l'Autre (entendre la voix pendant la grossesse) et lors de la
naissance : l'arrivée d'air dans les poumons est la première entrée du
monde extérieur dans le corps du bébé. Elle provoque le cri.
Les
cris du bébé sont évidemment interprétés comme un signe de malaise.
C'est parce que l'adulte y répond en y donnant un sens que le cri
devient un appel.
Le bébé est aussi appelé, nommé par l'Autre qui fait de lui un sujet.
La
voix et le regard sont chargés du désir de l'Autre. C'est pourquoi
l'enfant éprouve parfois le besoin d'y échapper : se cacher, parfois
pour faire caca, ou détourner le regard quand on s'adresse à lui, pour
supporter d'entendre la voix.
Demander à un enfant de nous
regarder quand on lui parle, c'est parfois mettre en jeu trop de
pulsion. Une auxiliaire de puériculture réprimandait un enfant de deux
ans qui venait d'en agresser un autre. Alors qu'elle insistait pour
qu'il la regarde, il l'a giflée.
Ce n'est pas une question de
politesse. Cet enfant ne supportait pas la relation à l'autre. La voix
et le regard l'agressaient autant qu'une gifle, et ses parents
n'entendaient pas qu'il avait besoin d'aide. Lorsqu'on dit d'un enfant
qu'il est insupportable, on peut rechercher ce qu'il y a d'insupportable
pour lui.
Certains enfants vont jusqu'à se boucher les oreilles,
d'autres montrent un attrait pour les sons des jouets : une voix non
désirante. Dans les deux cas, cela dénote d'une très grande difficulté à
être en relation avec l'Autre.
La voix n'est pas
seulement en jeu dans les cris ou le bruit, mais aussi dans le silence,
le mutisme où l'enfant garde sa voix, ne s'en sépare pas, et peut se
faire oublier.