dimanche 12 janvier 2014

Sous les symptômes : les pulsions

Comment le bébé se laisse porter, changer la couche, nourrir...?
Comment se laisse-t-il regarder, cajoler... comment nous regarde-t-il... ou pas?
Sa façon de se tenir, de se mouvoir, de s'émouvoir,... ou pas...  ?
Comment joue-t-il? Comment se fait-il entendre... ou pas?
Les professionnels de la petite enfance observent, au quotidien ou occasionnellement lors d'une consultation, ces éléments qui nous renseignent sur la vie de l'enfant, sa position de sujet, sa façon de grandir, et ses pulsions, que l'on n'attrape que par p'tits bouts.
Un symptôme peut se dessiner à partir des paroles que l'on dit à propos d'un enfant, bouts de phrases par lesquelles on tente de le cerner, et de dire ce qui interroge ou inquiète.

Ces symptômes comportent forcément une référence à l'âge ("il ne marche pas" ne fait souci qu'après18 mois, voire deux ans), cependant, il ne s'agit pas ici d'une grille d'observation, ou d'une échelle de développement.
Notre propos est de repérer, à partir des échanges entre professionnels, si quelque chose qui nous interroge fait signe de souffrance pour l'enfant.


Tara, 2ans et 2 mois, tape beaucoup les copains à la crèche depuis 2 mois, ce qui amène l'équipe à m'en parler. Jusque là tout allait bien. Les enfants développent souvent de l'agressivité vers 18 mois et nous ne nous précipitons pas pour dire que "ça ne va pas." Pour Tara, cela arrive après deux ans, et ça ne passe pas, ce qui nous questionne. En parlant d'elle, nous découvrons qu'elle sollicite l'adulte en lui adressant des "coucou" qui font dire à l'auxiliaire "il faudrait la regarder tout le temps." On dit qu'elle joue bien, puis, en précisant, c'est seulement aux activités proposées. Quant-au dessin, elle se dessine sur le corps. Une nouvelle observation nous révèlera qu'elle ne sait pas jouer. Tara est toujours après un autre enfant pour lui prendre son jeu, assez discrètement pour ne pas faire d'éclat. L'agressivité met à jour une difficulté qu'elle rencontre pour passer de la pulsion au symbolique, c'est à dire du corps à la pensée.
Jouer à la dînette peut paraître très banal, mais Tara n'y arrive pas, elle ne peut pas faire semblant de manger, elle mord les copains.
Dessiner, laisser une trace de soi, est aussi un début de symbolisation : le sujet se représente par la trace qu'il laisse. Pour Tara, cela ne paraît pas possible.
Elle n'a pas acquis la capacité de jouer seule en présence de l'adulte (Winnicott), elle ne peut se passer du regard de l'Autre.
C'est une pulsion qui est à l’œuvre : voir / être regardé, nommée pulsion scopique. Elle pourrait être déviée vers un autre but, par exemple au service de la curiosité qui inciterait Tara à la découverte du monde qui l'entoure.

La pulsion, c'est le réel du corps, qui ne peut se dire avec des mots. Ainsi, le comportement d'un enfant est agi par la pulsion et en psychanalyse, nous le considérons comme une parole adressée à l'Autre.
Quels repères avons-nous pour dire que le bébé est en souffrance? C'est très difficile pour les parents, et parfois pour les professionnels de s'imaginer qu'un bébé ou un jeune enfant souffre psychologiquement. Hélène Bonneau, psychanalyste en CMPP nous dit que le symptôme est un signe de souffrance "comme on dit d'une lettre qu'elle est restée en souffrance, faute d'être lue."
Les hypothèses ne manquent pas pour traduire en paroles des signes corporels : tu as sommeil, il a l'air d'avoir mal, elle est en colère... pourtant, il arrive que les adultes se trouvent démunis face aux pleurs, à l'agitation ou au refus d'un enfant.
Il y a des situations qui insistent, se répètent et nous font entrevoir que quelque chose ne va pas. Cela ne passe pas avec le temps, cela résiste aux réponses, aux solutions apportées : "on a tout essayé" dit-on alors. Là, il s'agit d'aider l'enfant en l'adressant vers une consultation de psychologue ou de psychomotricien.
Certaines affirmations ont la vie dure, bien que ne reposant sur aucune étude, aucune preuve. Elles ne visent qu'à faire taire une inquiétude bien réelle et souvent justifiée. Voici quelques exemples :

"Il a le temps de grandir"
Freud dit que l'enfant doit pouvoir s'attarder dans les stades les plus fâcheux de son développement. Cela ne veut pas dire qu'il faut le laisser en souffrance. Amener le bébé ou l'enfant et ses parents à consulter un "psy" peut justement lui permettre de s'attarder sur quelque chose afin que cela ne l'empêche pas de grandir, d'être en relation avec les autres.

"il est fainéant"
J'ai entendu parler de Paco à la crèche alors qu'il avait 4 mois. Au-delà d'une drôle d'impression, les auxiliaires de puériculture ont pu objectiver "il ne tient pas sur ses bras." Par ailleurs, il était très constipé, ce qui préoccupait beaucoup sa mère. Il a tenu assis vers 1 an, mais ne se déplaçait pas. Vers 18 mois, alors qu'il commençait à peine à se tenir debout, la maman me sollicita pour les colères de Paco dont elle ne venait pas à bout, et parce qu'il ne faisait que jeter les objets. Je l'encourageai à faire faire un bilan psychomoteur à son enfant, ce qui avait été proposé maintes fois par l'équipe. Cela me semblait une porte d'entrée vers un suivi plus global. Après une radio du squelette et la consultation d'un spécialiste, elle m'a rapporté : "il est fainéant" à quoi j'ai répondu "quand j'entends qu'un bébé est fainéant, je me dis qu'il y a quelque chose à faire, qu'on peut l'aider." Alors que son enfant commençait à marcher, cette dame a consulté une psychomotricienne d'orientation psychanalytique pour les colères, "signes criants", alors que sa constipation résistante à tout traitement, son évolution motrice et son rapport aux objets n'étaient que les prémices d'un "trouble envahissant du développement" ou "TED" avec une impossibilité à supporter la frustration, une incapacité à jouer, une grande agressivité qui se sont révélés par la suite, le mettant en grande difficulté à la crèche puis à l'école.
Cet exemple nous montre qu'un signe qui paraît purement physique (la motricité ou la constipation) peut avoir pour origine un trouble psychique grave. La cause physique possible une fois écartée par les examens nécessaires, nous devons proposer une aide psychologique.

Paco nous introduit aux pulsions.

Nous pouvons observer chez le bébé que l'activité au cours de ses premiers mois tourne beaucoup autour de la bouche et de l'anus, ce qui a pu faire dire à certains qu'il était un tube digestif.
La bouche, puis la tête et la nuque se contorsionnent pour attraper le téton ou la tétine. Lorsqu'il est allongé sur le dos, les mains, et parfois même les pieds et tout le corps se rassemblent vers cette zone qu'il frotte, en émettant quelques "areu" et parfois beaucoup de salive. Tout le corps du bébé est centré sur cette zone buccale qui l'occupe principalement. À d'autres moments, il est entièrement occupé à la défécation, jusqu'aux mimiques crispées du visage et au rougissement de la peau.

La pulsion est une excitation qui vient de l'intérieur : le dessèchement du pharynx ou l'irritation de l'estomac lorsque le bébé a soif ou faim.
Dans sa théorie des pulsions Freud décrit d'abord les "sensations agréables" liées à l'excitation de certaines parties du corps : la bouche, l'anus, mais aussi l'urètre, la peau. Ces zones de plaisir autour des orifices du corps seraient la source des pulsions partielles.
Tout cela est très cru. Le processus de grandir consiste à traiter ces pulsions avec l'aide des adultes. C'est le langage, la parole de l'Autre qui vient comme un voile sur la pulsion, permet de passer du réel du corps à la construction de la pensée et au jeu de semblant.

La pulsion est une force constante. Nous l'observons lorsque tout le corps y compris le regard de l'enfant est mobilisé dans une action, que rien ne peut arrêter, lorsque l'acte se produit avant que nous ayons le temps de réagir : ce sont les effets de cette poussée. C'est pourquoi le jeune enfant ne peut s'empêcher de répéter son acte, malgré nos explications et nos interdictions : c'est plus fort que lui.
Il n'y a pas d'autre issue possible que de satisfaire la pulsion. Il n'y a pas d'échappatoire à cela, alors comment l'enfant se débrouille-t-il? 

La pulsion peut atteindre son but par un "objet" de satisfaction dans la réalité et peut se déplacer d'un objet à l'autre. Ici, il faut entendre le mot objet comme "objet cause du désir" que Lacan a nommé "objet a." Le petit a signifie que différentes choses peuvent se substituer à cette place. Par exemple : dans le besoin alimentaire, ce n’est pas le lait mais le plaisir de la bouche qui est visé par  la pulsion. Tout au long de sa vie, le sujet va trouver divers objets de substitution : la succion, les friandises, le goût pour certains aliments, mais aussi le plaisir de parler, le tabac, l'alcool, etc...
Vous avez peut-être entendu parler de stade oral et stade anal qui définissent un objet de pulsion prépondérant.  Paco avec la constipation dès la naissance nous montre que la pulsion anale n'attend pas le passage des couches au pot pour se manifester. Lacan, qui a défini ces objets à la suite de Freud, ne parle pas en terme de stades, car ces pulsions sont à l’œuvre toute la vie.
Il définit essentiellement 4 objets pulsionnels : le sein, les excréments, le regard et la voix.


La pulsion orale va se décliner ainsi : manger / être mangé / se faire manger. (Sophie y reviendra).
Elle peut induire certains comportements dérangeants, comme mordre ou se faire mordre, boire ou manger sans limite, ou refuser de se laisser nourrir.
Freud décrit une "première expérience de satisfaction" où le lait vient apaiser la faim ressentie comme une tension. À cela sont associés les paroles, regards et gestes d'amour. L'objet de la pulsion orale est donc le sein, c'est à dire la relation de nourrissage. À travers la pulsion, ce n'est plus le pur besoin qui vise à être satisfait, c'est aussi le désir de retrouver cette première satisfaction, que Freud a nommée "la chose à jamais perdue." Cela signifie que la réponse de l'adulte est toujours un peu décalée par rapport au besoin, ne comble jamais totalement l'enfant. Ce décalage est nécessaire afin que le bébé apprenne que la satisfaction de son besoin passe par une demande à celui ou celle qui s'occupe de lui.

Le déplaisir de la faim peut provoquer des sentiments de haine et d'agressivité voire des pulsions de destruction. Afin de préserver sa relation à l'Autre, ces sentiments agressifs sont ressentis comme venant de l'extérieur. C'est ainsi qu'un enfant peut refuser de manger par peur d'être mangé. Léo, 2 ans, vient au CMPP "parce qu'il ne supporte pas le sevrage", dit sa mère. Il fait beaucoup de colères, et refuse de manger. Au cours d'une séance, il raconte que le lapin se fait manger par une carotte, et qu'il a peur de la carotte. Léo n'est pas très sûr que ce qu'on lui demande de manger ne va pas le dévorer.

Pour la pulsion anale : déféquer, qui équivaut à expulser, peut se décliner en différents comportements actifs ou passifs : jeter les objets, se salir, en mettre partout, se faire jeter (lorsqu'on dit d'un enfant qu'il est insupportable), se faire contenir (pour les enfants dits agités), faire de la rétention : constipation, rétention urinaire (certains enfants peuvent garder la couche sèche toute la journée), mais aussi se taire, refuser, etc...
À une période, les enfants parlent beaucoup du caca. C'est la préoccupation majeure de leur existence. Être ou ne pas être perdu avec le caca qui tombe et disparaît dans les toilettes.
Eva, 3 ans et demi, vient consulter car elle fait caca à la culotte. Il est question de ses objets : le doudou, la tétine, etc... je lui demande ce qu'elle a mis dans son cartable pour aller à l'école : "le caca" me répond-elle. Eva dit clairement sa préoccupation : elle ne veut pas se séparer de cet objet anal.
"J'ai peur de tomber" dit Tom lorsque je lui demande pourquoi il ne veut pas faire au pot. (Il a plus de trois ans et refuse de quitter les couches.) Il a peur de partir avec ce petit bout qui se détache de lui.

Seule une pulsion peut se transformer en son contraire : l'amour et la haine coexistent comme le recto et le verso d'une feuille.
Les jeunes enfants semblent parfois faire des câlins, qui s'avèrent être étouffants, dévorants, et se terminent parfois en agressivité.

Ainsi, la pulsion n'apparaît que par un comportement ou un symptôme de l'enfant auquel nous ne trouvons pas d'explication.
Sous les comportements incompréhensibles des enfants, on trouve les pulsions et leurs objets. Il est donc intéressant de ne pas prendre les choses uniquement comme elles nous arrivent. Rechercher la logique de la pulsion à partir de ce que l'on dit de l'enfant peut nous aider à décoder ce qui se passe pour lui.

Tara nous a montré comment elle mettait en jeu le troisième objet pulsionnel : le regard de l'Autre, qui est aussi fortement sollicité lorsqu'on dit d'un enfant qu'il est "à surveiller comme le lait sur le feu.". Dans les deux cas, il s'agit de "se faire regarder."

L'enfant traite les modes actif/passif de la pulsion en jouant ce qui se passe dans son corps lors de l'alimentation (remplir/vider), et de l'activité des sphincters (ouvrir/fermer) etc...
Lorsqu'il ne peut pas jouer, ça le déborde, son comportement nous sidère, nous laisse sans voix. La voix, objet de pulsion invoquante où il s'agit d'appeler / être appelé / se faire appeler.

Lacan nous fait remarquer que l'oreille est l'orifice corporel le plus important "parce qu'elle ne peut se boucher, se clore, se fermer. C'est par ce biais que répond dans le corps ce que j'ai appelé la voix."
C'est le premier objet venant de l'Autre (entendre la voix pendant la grossesse) et lors de la naissance : l'arrivée d'air dans les poumons est la première entrée du monde extérieur dans le corps du bébé. Elle provoque le cri.
Les cris du bébé sont évidemment interprétés comme un signe de malaise. C'est parce que l'adulte y répond en y donnant un sens que le cri devient un appel.
Le bébé est aussi appelé, nommé par l'Autre qui fait de lui un sujet.

La voix et le regard sont chargés du désir de l'Autre. C'est pourquoi l'enfant éprouve parfois le besoin d'y échapper : se cacher, parfois pour faire caca, ou détourner le regard quand on s'adresse à lui, pour supporter d'entendre la voix.
Demander à un enfant de nous regarder quand on lui parle, c'est parfois mettre en jeu trop de pulsion. Une auxiliaire de puériculture réprimandait un enfant de deux ans qui venait d'en agresser un autre. Alors qu'elle insistait pour qu'il la regarde, il l'a giflée.
Ce n'est pas une question de politesse. Cet enfant ne supportait pas la relation à l'autre. La voix et le regard l'agressaient autant qu'une gifle, et ses parents n'entendaient pas qu'il avait besoin d'aide. Lorsqu'on dit d'un enfant qu'il est insupportable, on peut rechercher ce qu'il y a d'insupportable pour lui.
Certains enfants vont jusqu'à se boucher les oreilles, d'autres montrent un attrait pour les sons des jouets : une voix non désirante. Dans les deux cas, cela dénote d'une très grande difficulté à être en relation avec l'Autre.

La voix n'est pas seulement en jeu dans les cris ou le bruit, mais aussi dans le silence, le mutisme où l'enfant garde sa voix, ne s'en sépare pas, et peut se faire oublier.

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