dimanche 23 novembre 2014

Crèche-dis-leur

Aujourd'hui, comme chaque semaine, j'arrive à la crèche M. Tiens ! Des nouveaux Plico, les mêmes qu'à la crèche I et qu'à P. La directrice m'explique que la célèbre marque de jouets PK leur offre des jouets, et qu'avec son petit budget, c'est toujours bon à prendre, malgré le côté publicitaire. Il est vrai que, déjà, chaque jeu, tapis, meuble, est estampillé de sa marque : le vélo W, le tapis X, la barrière Y, jusqu'à la pendule Z qui donne l'heure du goûter. Les enfants comme les adultes baignent au quotidien dans un univers de marques, sans parelr des couches vêtements...

Dis l'heure...
A l'heure où les parents viennent chercher leur enfant, j'assiste aux rertouvailles... et à la remise du cadeau : un petit sachet plastique avec quelques Plico pour chaque enfant. « Un cadeau de PK » La marque est ainsi répétée autant de fois qu'il y a d'enfant.
Moi, petite psychologue qui lutte désespérément pour la perte du doudou et la sauvegarde du manque, je me sens... anachronique. Le pire, c'est que ce sentiment d'étrangeté salvateur, j'ai failli ne pas l'avoir. J'ai failli laisser passer sans rien dire. Heureusement, un père a fait la réflexion : déjà, la publicité, avant 3 ans ! Ce monsieur vient de monter sa propre entreprise... de publicité pour les laboratoires pharmaceutiques... il sait de quoi il parle.

Dis-leur...
Ce monsieur est aussi le père du petit Tom (Electro-CIEN N° ) qui se faisait mordre. Il voulait exclure l'enfant « mordeur ». Tom a grandi, il a trois ans. Il a eu de l'eczéma il y a quelques mois, sa maman a demandé à me parler parce qu'elle n'arrve pas à lui poser des limites : « Je ne vois pas pouirquoi je lui dirais non quand je peux lui dire oui. » Tom arbore toutes les semaines une nouvelle plaie, voire des points au visage : il est tombé du lit des parents, tombé de vélo, s'est cogné contre un poteau, au guidon de la moto de son papa... aujourd 'hui, c'est toute une joue qui est râpée, et il arbore un tee-shirt où est écrit : « j'aime ma maman » (traduction : je suis un enfant-objet-consommateur). Castration, quand tu nous manques...

Dis-leur...
Combien de parents vont acheter la boîte de Plico pour compléter le début de la série ?
Combien d'enfants le demanderont à leurs parents ?
Combien refuseront ? Au nom de quoi ? (Pourquoi dire non quand on peut dire oui ?)
Combien reçoivent ce qui vient de la crèche comme le modèle du bien faire avec son enfant ?
L'école du jeu devient l'école de la consommation. Le personnel de crèche se fait agent de publicité pour PK. A combien s'élèvera le bénéfice de PK ? Combien de mois, d'années de salaire de celles qui se coltinent l'urine, la bave, l'excrément, le vomi, le sang, les larmes, les rires, les sourires, les angoisses, les coups, les douleurs, les cris... bref, les humeurs de ces petits êtres pas encore parlant dont on remplit bien vite la tête.

Dit leurre.
Donner un échantillon pour donner envie d'en acheter d'autre, ça ne vous dit rien ?
Les publicitaires n'ont pas trouvé mieux que les trafiquants de drogue.

Dis-leur Non aux dealers.


Accueillir l'enfant avec ses parents


Ce qui se joue à l'accueil

Naître, c'est « venir au monde. »
Le bébé humain est accueilli dans le monde du langage bien avant sa naissance. Lorsque des parents amènent leur enfant pour la première fois dans un lieu de collectivité, ils l’introduisent dans le monde social. Cela les renvoie à leurs propres expériences de séparations, peut-être d'entrée à la crèche ou à l'école, ou de deuils.

C’est là que tout se complique : Lorsque nous recevons un parent, nous n’avons pas seulement affaire à un adulte, mais à un sujet à part entière, avec son histoire d’enfant, de bébé, tellement bien enfouie, qu’elle ne demande qu’à ressurgir à la première occasion. On ne croit pas si bien dire lorsque l’on parle de « structure d’accueil petite enfance » , il faudrait simplement mettre au pluriel « petites enfances » car, en tant que professionnel, nous accueillons la petite enfance de chacun : celle de l’enfant, celle de chaque parent, mais également la nôtre.

Séparation rime avec abandon
Un parent commence par se confier avant de confier son enfant. Les diverses expériences d’accueil montrent que la séparation n'est possible que si le père ou la mère a pu parler de sa propre difficulté à se séparer, quelque soit le temps de l’adaptation.
Une mère m'est adressée parce que son fils pleure tous les matins, elle ne peut s'en séparer. "Il a peur que je l'abandonne" dit-elle. Lorsque je lui demande pourquoi cette peur, elle s'effondre en larmes et me raconte un souvenir d'enfance : "Un jour je me suis trouvée seule à l'arrêt du car, personne n'est venu me chercher, je ne comprends pas pourquoi." Ce sentiment d'abandon est intact malgré les années passées.

Accueil rime avec deuil

"C'est ma première enfant vivante."
"C'est quand je suis devenue mère que mon père m'a manqué. Il est décédé quand j'avais 8 ans."
"J'ai fait une dépression après le suicide de ma meilleure amie / de ma cousine... J'ai arrêté le traitement quand je suis tombée enceinte."
"Il / elle est comme son oncle / son cousin qui est mort."
"Ma mère est morte quand j'étais enceinte."
Nombreux sont les parents qui évoquent un deuil lors des entretiens, un deuil dont ils n'avaient parfois jamais parlé.
Ils témoignent souvent que l'arrivée de l'enfant ravive le manque d'un parent, ou efface le deuil provisoirement... le temps de la grossesse. Nous voyons comment l'enfant peut se trouver dans un rôle d'antidépresseur, ou de remplacer un mort. Pour trouver sa place, il va devoir rivaliser avec ce qui occupe le plus l'attention de la mère : la mort d'un autre. C'est ainsi que certains enfants ne nous paraissent pas très "vivants."
D'autres à l'inverse vont se montrer très agités, avec des troubles du sommeil car ils n'ont de cesse de montrer à leurs parents qu'ils sont là, bien vivants.

Au moment de se séparer de l'enfant, tout cela ressurgit d'un coup et par surprise.
Ce qui rassure et met en confiance les parents et l’enfant, c’est l’acceptation de la singularité de leur histoire et de ce qu’ils vivent à ce moment-là.

Quels sont les enjeux de la relation parent - enfant- professionnel ?
Les enjeux sont multiples et mobilisent divers sentiments.
Selon la situation, la professionnelle aura différentes impressions personnelles : trouver que l’enfant est trop collant, qu’il exagère de ne pas vouloir laisser partir sa mère ou son père… ou que le père ou la mère est trop dur(e) de partir en laissant pleurer son enfant, ou qu’il/elle le dépose comme un paquet, ou qu’il/elle le laisse trop longtemps…
La rivalité est un mot qui ne fait plaisir à personne, pourtant elle est bien réelle et humaine et nous y sommes tous confrontés, qu’on le veuille ou non. Cette situation réveille en chaque sujet des questions gênantes :
« Va-t-(il ou elle) me trouver suffisamment bonne pour me laisser son enfant ?
Va-t-elle bien s’occuper de mon bébé ? mais elle s’y attachait  trop ? Mon enfant ne va-t-il pas finir par préférer celle qui s’occupe de lui toute la journée à moi ? Que va-t-elle lui apporter de mieux que moi ? Qui suis-je, que suis-je pour cet enfant ? » et donc : « Qui suis-je ? » …
La liste est infinie, ces questions seraient trop longues à développer ici, mais nous voyons qu’elles sont très déstabilisantes pour chacun. Tous ces enjeux sont plus ou moins conscients.
Un parent souhaite que l’on s’occupe bien de son enfant, mais n’est pas mécontent de trouver quelques petites failles chez les professionnels afin de se rassurer de n’être pas parfait.
Les professionnelles passent parfois plus de temps avec les enfants que leurs parents, il est donc difficile de s'investir dans leur éducation sans s'interposer dans l'éducation que les parents donnent à leur enfant, qui parfois ne correspond pas à l'idée que nous nous en faisons.
L’enfant est pris dans cette ambivalence et les manifestations de son chagrin peuvent rassurer le parent sur l’attachement de son enfant, et/ou l’angoisser davantage.
Tous ces enjeux mettent les professionnelles et les parents à l’épreuve de leurs propres doutes concernant leurs compétences.

Comment se faire entendre des parents? D'abord écouter
Dans tous les cas, le travail auprès du parent vise à ce qu'il se sente accueilli là où il en est, avec ses difficultés, sa souffrance et ses contradictions, et non avec une référence à un savoir sur comment il faut faire avec son enfant.
Ecouter ne veut pas dire donner ce que l’autre attend, ne veut pas dire rassurer à tout prix. C'est être attentif aux mots qu'utilise le parent pour parler de son enfant. C'est pouvoir laisser exprimer une inquiétude sans trop rassurer, laisser se questionner le sujet sur ce qui l'inquiète : souvent cette inquiétude est fondée. C'est aussi savoir ne pas comprendre, questionner les parents lorsqu'ils font des sous-entendus, ou disent des choses qui leur paraissent évidentes.
Lorsqu'elle parle avec un parent, la professionnelle reçoit beaucoup d’émotions. Elle peut alors avoir en tête que tout cela peut se déposer dans l’après-coup, avec les collègues et lors de réunions. L’équipe et la parole interviennent comme un tiers dans la relation parent- enfant- professionnelle.

Il n'est pas simple de faire entendre des choses aux parents sur l'état de leur enfant, (physique ou psychologique), les adresser à une consultation, que ce soit vers un ORL ou un psychiatre.
Toute question, qui peut nous paraître banale peut réactiver les angoisses des parents. Entend-il bien? N'a-t-elle pas une allergie? Sans parler de l'agressivité.
"On m'a dit que ma fille mordait à la crèche. Après coup, je me suis effondrée en larmes, je me suis dit que j'avais fait quelque chose qu'il ne fallait pas."
Cette maman résume bien ce qu'un parent peut ressentir : Les parents ne demandent qu'à culpabiliser, n'importe quelle remarque sur leur enfant peut les "remuer" à un point qu'on est loin d'imaginer. Pour s'en défendre, ils adoptent une attitude souriante, indifférente, fuyante, fermée, agressive ou arrogante... chacun à sa manière.      
Pour autant, il ne s'agit pas de ne rien leur dire.
Une maman que j'ai rencontrée en entretien m'a parlé de sa fille de façon très pertinente, très consciente des difficultés de sa fille, et aussi très inquiète et très en difficulté elle-même. Elle a demandé un rendez-vous au CMP aussitôt après l'entretien.
Cela faisait plus d'un an que j'entendais parler de cette mère très fuyante, qui n'entendait rien, qui amenait sa fille en pointillés... le travail des professionnelles a porté ses fruits malgré leur impression de n'arriver à rien, de ne pas être entendues.
Tout d'abord, leur accueil patient et prudent a permis à cette maman de confier de plus en plus régulièrement sa fille alors qu'elle était tentée d'arrêter de venir. Ensuite, il y a le temps du déni, qui va et vient selon les moments. La prise de conscience est d'autant plus longue qu'elle est douloureuse. Mais les paroles adressées à cette mère ont petit à petit été entendues, malgré l'impression qu'elle donnait de ne rien vouloir savoir. Au final, il apparaît que cette mère se comportait avec les professionnelles comme sa fille avec elle : elle ne se sent pas entendue par sa fille.

Accueillir c’est d’abord écouter, observer. Cela permet de répondre aux parents, sans pour autant leur donner entière satisfaction. L’important est qu’ils se sentent écoutés, entendus dans leurs désirs, même si on n'y répond pas favorablement. Entendus dans leurs angoisses même s'ils ne les disent pas, même si on ne peut pas tout écouter, répondre à tout.
C'est la trame de base qui permet ensuite de parler aux parents, leur faire entendre ce que l'on veut leur dire.
Qui permet à l'enfant de se sentir accueilli comme sujet appartenant à sa famille.

L’en-quête du doudou.


Ce qu’on appelle actuellement « le doudou » n’est pas l’objet transitionnel remarqué et décrit par Winnicott. C’est devenu, pour certains, l’objet des parents pour se séparer de leur enfant, l’objet des professionnels pour se rassurer sur la capacité de l’enfant à supporter la séparation.
Le doudou est ancré dans notre culture de consommation. Il n’est plus une création de l’enfant, le « ni lui, ni l’autre », il est l’objet fabriqué en usine, vendu en magasin, destiné à surtout ne pas être perdu, à faire l’économie de la séparation, éviter le manque pour le parent et, par conséquent, pour l’enfant. Le doudou n’est plus le fruit d’une élaboration à partir du manque, mais un objet parfois destiné à combler le manque, qui est donné à l’enfant par la société, le parent, les professionnels. Un enfant qui n’a pas de doudou finit toujours par en avoir un. C’est la norme. Comme toute norme, elle s’impose de l’extérieur à l’enfant et parfois au parent à travers le discours des professionnels : il faut un doudou. Pour beaucoup, il a perdu sa fonction d’objet transitionnel. Il existe encore pour certains enfants qui se saisissent d’une peluche ou un de ces objets doux mis à leur disposition, où ils peuvent créer la fonction qu’ils donnent à cet objet. Depuis quelques générations, la théorie a été enseignée aux parents, qui eux-mêmes étaient peut-être des enfants ayant un doudou.
À l’origine, ce qui était l’objet transitionnel avait pour destin d’être laissé n’importe où, voire perdu, parfois retrouvé. Le doudou est devenu à l’inverse un objet à ne pas perdre. Les caisses, maisons ou sacs à doudous jonchent les institutions pour éviter aux professionnels d’avoir à les chercher, et surtout à faire face au désarroi de l’enfant lorsqu’il ne trouve pas son doudou. L’enfant est donc intimé, à chaque fois qu’il lâche son doudou, d’aller le ranger à la place prévue. Malgré cela, la recherche du doudou est un parcours du combattant pour les parents au moment de quitter la crèche, au point que les retrouvailles sont souvent ponctuées par cette quête du doudou. J’ai pu observer à plusieurs reprises la scène suivante : l’enfant voit son parent arriver et se précipite vers lui avec joie. À peine mis en mouvement, il s’arrête aussitôt et se détourne en disant « doudou », ou l’adulte (parent ou professionnel) l’arrête pour qu’il récupère son doudou au passage. Ainsi, le doudou est associé aux retrouvailles, et non directement à la séparation. Mais nous savons que les retrouvailles renvoient à l’objet perdu, à l’absence qui vient d’avoir lieu, et s’accompagnent souvent de pleurs ou de conflits. Cela fait l’effet d’un ratage, comme si les retrouvailles ne pouvaient jamais être parfaites. On pense souvent à ce propos que l’enfant fait payer l’absence au parent, ou ne veut pas quitter la crèche ou la nounou. Et si ces manifestations de mécontentement tendaient à éviter à l’enfant de combler totalement le parent par des retrouvailles idylliques ? Qu’est-ce qui est insupportable pour l’enfant, faire avec le manque, ou bien être l’objet total du parent ? Et si la recherche du doudou avait aussi cette fonction d’introduire du manque dans les retrouvailles ?

De « l’objet à jamais perdu » de Freud, à l’objet jamais perdu de Total.

Les adultes déploient des trésors d’imagination pour faire consister le doudou anti-manque. Les affiches d’avis de recherche de doudous fleurissent dans les magasins (lieu de consommation), et une grande multinationale vendeuse de carburant (on peut faire confiance à ces spécialistes pour cibler le manque à combler) avait pour argument publicitaire non pas la qualité de son pétrole, mais la permanence de l’objet réel, total (comme le nom de la multinationale en question) : on voyait un nounours perdu lors d’une halte à une station service, avec une connotation d’abandon : la voiture s’en va et le nounours reste sur le carreau. Des années plus tard, à la même station-nourrice, un homme retrouve son nounours perdu depuis l’enfance.
Afin qu’un doudou ne soit jamais perdu, il existe maintenant (invention d’une maman) un moyen de retrouver les doudous, comme pour les chiens, à l’aide de numéros. Il s’agit donc d’anticiper une perte qui pourtant est déjà là. À un papa qui cherchait très activement le doudou de son enfant, une directrice de crèche s’est aventurée à dire : « les doudous, c’est fait pour être perdu », celui-ci lui a rétorqué : « pas du tout, j’ai encore le mien. » La publicité avait vu juste.
A l’inverse, certains parents, malgré tout, semblent chercher à faire consister le manque, au désespoir des professionnels qui trouvent que ces parents ne comprennent rien : certains décrètent que le doudou, c’est fait pour dormir, ça doit donc rester au lit, et si l’on insiste pour que l’enfant ait un doudou à la crèche, ils donnent une peluche destinée à rester à la crèche. D’autres ont un doudou pour la maison, et un pour la crèche. Il serait intéressant de se pencher sur ces réponses en tant qu’elles donnent un aperçu du mode de relation qu’entretient le parent avec son enfant.

« Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé »1

Les enfants ne manquent pas d’ingéniosité pour faire exister cette phrase. Je fais l’hypothèse que ce qu’ils ont à créer aujourd’hui, dans notre société, c’est le manque. Certains s’y emploient farouchement. On pourrait dire que le manque est une des rares choses qui ne soit pas donnée aux enfants des pays de consommation.
Il est fréquent que les enfants aient deux doudous avec deux tétines inséparables, accrochés eux-mêmes au vêtement de l’enfant. Lucie, 3 ans n’avait pas moins de six peluches en guise de doudou. Pour ses parents, elle avait six doudous. On pourrait croire qu’avec six doudous, on est tranquille, il y a en a toujours un. Mais s’il en manquait un, Lucie pleurait comme si elle avait perdu un doudou unique. Les choses avaient été instituées de manière à ce qu’elle ne manque pas, elle les avait renversées à sa façon : elle faisait des six peluches son unique doudou, solution imparable pour contrer l’absence de manque à laquelle elle était régulièrement confrontée dans cette collection sans limite. Lucie faisait compter le doudou comme quelque chose qui pouvait manquer, et non comme l’entendaient ses parents.
Clara va bientôt quitter la crèche pour partir à l’école après l’été. Ses grands-parents qui viennent la chercher habituellement sont désolés de ne pas retrouver son doudou depuis plusieurs jours, car ils se font réprimander par leur fils, le père de Clara. Il viendra lui-même réclamer l’objet introuvable. Clara ne semble pas aussi émue que son père par cette perte. Elle a même réussi l’exploit, entre temps, de jeter sa tétine dans les toilettes et de tirer la chasse d’eau, s’assurant ainsi d’une perte définitive. À qui était le doudou ? Clara l’a peut-être utilisé comme un objet transitionnel, dont elle s’est séparée au moment de quitter la crèche. Il n’avait sûrement pas la même fonction pour son père.
Erwan, 21 mois, (le fils du monsieur qui a conservé son doudou, celui de chez Total) vient depuis peu à la crèche après un déménagement. À la grande surprise de ses parents, il se montre inconsolable lors de la séparation. Il n’a jamais eu cette réaction à la crèche précédente, il a tout ce qu’il faut : doudou, tétine, et pourtant, il pleure durant près d’une heure dans l’entrée et repousse toute tentative de consolation, ne joue pas, ne dit que quelques mots. Je propose un entretien aux parents, la maman explique qu’elle s’est toujours arrangée pour ne jamais manquer à son enfant. Elle ne s’absente de la maison que lorsqu’il dort, il ne s’en aperçoit jamais. En continuant de parler, elle convient que si elle s’absentait quand Erwan est réveillé, c’est elle qui manquerait de son enfant. Avec l’aide de l’auxiliaire de puériculture, Erwan a trouvé un moyen d’élaborer la séparation : un petit rituel avant de dire au-revoir, puis coucou à la fenêtre, puis il va écouter un CD qu’il amène de chez lui. Il est suivi et respecté dans ses initiatives. Erwan est maintenant un enfant gai qui parle et se montre très inventif dans ses jeux.
Zoé, deux ans, vient une fois par semaine à la crèche munie de son doudou. Elle est souvent dans un coin à ne rien faire. On pourrait dire absente. Elle crie et pleure lorsqu’il s’agit de repartir avec sa mère. L’objet du conflit est la paire de sur-chaussures que mettent les parents pour entrer dans la salle : Zoé veut les mettre, et partir avec alors que sa mère doit les remettre dans la panière prévue à cet effet. Un jour, l’auxiliaire de puériculture propose à la maman de laisser Zoé emmener les sur-chaussures. Non seulement elle les emmène, mais elle les ramène et les garde toute la journée à la crèche, les laisse parfois traîner dans la salle où désormais, elle est présente, joue et retrouve sa mère sereinement. Elle a localisé dans ces grands chaussons bleus la présence de sa mère.

Le doudou est une personne 

« C’est moi son doudou » explique une mère en parlant de l’incapacité de son enfant à se passer d’elle. Elle se constitue en objet indispensable de l’enfant, qui bouche l’impensable du trou que provoque en elle l’absence de l’enfant. Elle lui donne le sein pour le consoler ou l’endormir, en guise de doudou. Le signifiant « doudou » désigne là l’objet à ne pas perdre, contrairement à l’objet transitionnel. Il y a dans ce cas un accès direct et permanent au sein, sans manque qui permettrait au sujet d’émerger et de constituer un objet.
Une autre mère me confiait qu’elle disait à son fils de 19 mois qu’il ne faut pas taper son doudou. Lorsque je la questionnai, elle se trouva dans l’incapacité de m’expliquer pourquoi il ne faut pas taper son doudou, tellement c’était évident pour elle. Elle en vint à me dire que son fils la tapait. Manifestement, le Pinocchio en éponge qu’il trimbalait ne faisait pas office d’objet transitionnel. Par contre, il arrivait avec une couche à la main, qu’il manipulait d’une façon bien particulière. Son père m’expliqua qu’il emmenait toujours une couche lorsqu’il partait de la maison. C’est cette couche, et sa manipulation qui apparaît davantage comme une ébauche de phénomène transitionnel, chez un bébé qui semblait ne pas avoir constitué d’objet.

«Avant, maman quand elle était petite, elle avait pas de jouet, maintenant elle a moi. » Tom, 4 ans. 
Le doudou s’avère souvent être un objet où le parent loge ses propres projections. C’est d’ailleurs le parent qui se charge du doudou : le porter, veiller à ne pas l’oublier. L’enfant ne s’y trompe pas. Le plus souvent, il laisse tranquillement les parents et les professionnels chercher désespérément le doudou au moment de partir, jusqu’à se livrer à une véritable enquête, ce qui fait dire avec agacement : « quand-même, c’est ton doudou, tu pourrais le chercher ! » On pourrait dire dans ce cas que le doudou devient un objet de substitution pour le parent, évitant que l’enfant lui-même soit à cette place d’objet, comme l’illustre Tom. Le doudou a alors pour fonction de laisser un espace entre le parent et l’enfant, espace qui permet au sujet de se construire.

L’énigme du doudou

La tétine, la couche, regarder (partir), écouter (un CD), ne sont pas sans évoquer l’objet « a » que Lacan définit comme objet cause du désir.
Alors, qu’est-ce qu’un « doudou » ?
Un signifiant ? Un objet qui sert à créer, ou à combler le manque dans l’Autre ?
Il est en tous cas à différencier des inventions de chaque enfant pour supporter le départ de son père ou sa mère. Source d’insatisfaction et de malentendu entre les parents, les enfants et les professionnels, il glisse d’une fonction à l’autre, échappe au sens que l’on veut lui donner. Il reste une énigme. Le désir est-il une cause perdue ? Souhaitons que l’en-quête dure encore longtemps.

1 Lamartine. « L’isolement »