dimanche 19 janvier 2014

L'OBSERVATION DU BÉBÉ ET DU JEUNE ENFANT : PORTER UN AUTRE REGARD

Information aux assistantes maternelles janvier 2014


De tous temps, l'être humain a utilisé l'observation pour connaître et comprendre le monde dans lequel il vit. L'observation est peut-être le premier outil de connaissance, pas seulement humain : les animaux observent pour leur survie et les petits observent et imitent pour apprendre à subvenir à leurs besoins. L'observation est donc une activité naturelle, innée, chez l'homme comme chez l'animal. Certains hommes et femmes ont tenté de faire de l'observation une méthode de travail ou d'évaluation. Elle est aujourd'hui largement utilisée dans beaucoup de domaines...


L'observation participante : définie au début du XXe siècle par Malinowski et Layard, elle constitue une innovation méthodologique fondamentale dans le domaine de l'ethnologie et de la sociologie. C'est une méthode radicale où il s'agit de s'immerger durant plusieurs années dans une population, en étant coupé de sa propre culture, de sa propre langue, avec pour objectif de « pénétrer la mentalité des indigènes ».
Cette méthode sera aussi utilisée en usine, dans la rue et les quartiers, ou pour la connaissance du travail industriel. Actuellement, elle est utilisée comme outil de compréhension de la sécurité lors de grands événements sportifs ou culturels, dans les stades etc...
L’observation participative : une méthode d’observation réalisée pour et par La Fédurok, fédération nationale de lieux de musiques amplifiées / actuelles, qui a développé depuis 5 ans des outils de connaissance approfondie des réalités de ses adhérents. Il s’agit de produire des données sur les lieux de musiques et des outils techniques pour organiser et mieux analyser ces données.
L'observation participative est également utilisée pour le comptage des oiseaux par exemple (association Waco me wela sur l'île de Lifou en Nouvelle calédonie)
Chacun crée sa méthode adaptée à son domaine et à ses besoins, le plus délicat étant d'observer ce dont nous sommes le plus proche : l'être humain lui-même. La connaissance de l'homme par l'homme a toujours mis en difficulté les scientifiques car on ne peut faire de l'être humain un objet d'étude à part entière. Les méthodes d'observation qui ont été inventées visent à rendre le plus objectives possibles les données que l'on recueille.
Nous allons donc voir pour le sujet qui nous occupe, l'observation du bébé et du jeune enfant, que  l'objectivité a des limites, et que, davantage que des techniques ou qu'une méthode, il va s'agir de trouver une attitude, une certaine approche, une façon d'appréhender ce qui nous vient de l'enfant et d'y porter un Autre regard.
Je vais tenter de vous présenter deux méthodes d'observation, avec mon regard critique, ainsi que ma pratique de l'observation comme psychologue en crèche.
Concernant votre travail d'assistante maternelle, il va s'agir de critiquer ces méthodes afin de choisir, et peut-être de créer votre méthode en fonction des conditions dans lesquelles vous travaillez.

La méthode d'observation du nourrisson selon Esther Bick
Esther Bick, psychanalyste anglaise à la Tavistock Clinic, invente en 1948 une méthode pour la formation des psychanalystes d'enfants. Il s'agit, pour un psychanalyste en formation, de se rendre dans une famille où un bébé vient de naître et d'observer le bébé une heure par semaine, durant deux ans. Une prise de notes a lieu en suivant, la plus précise possible, et ces notes sont rapportées régulièrement dans un groupe de travail où elles sont analysées. Martha Harris, en 1960. rend accessible cette méthode à tous les professionnels de l’enfance et en ajoute l’observation d’un jeune enfant entre 2 et 4 ans ainsi qu’un séminaire théorique.
Cette méthode d'observation psychanalytique du nourrisson existe toujours, nous pouvons trouver sur internet des personnes à la recherche de familles acceptant la visite d'un observateur durant deux ans, car il s'agit d'observer un bébé dans une famille que l'on ne connaît pas.
Elle est centrée sur les émotions; celles du bébé ou de l’enfant, mais aussi celles ressenties par l'observateur. L’expérience émotionnelle et fantasmatique de l’observateur est au cœur du travail.

Très vite, Esther Bick et ses collaborateurs se sont rendus compte que cette observation avait un effet sur l'enfant, sa famille et sur la relation mère-enfant. Se produisent des phénomènes inconscients et des identifications qu'il s'agira de repérer.
Cette méthode est actuellement utilisée pour différentes applications thérapeutiques et préventives, en néo-natalogie, en foyer maternel, à domicile, en pédo-psychiatrie. L'observation peut donc être un soin comme nous le démontre Denis Mellier.
Dans ma pratique, je me suis largement inspirée de cette méthode pour observer les bébés et les enfants en crèche, bien que je n'approuve pas l'interprétation des observations lors de leur reprise en séminaire. En effet, selon moi, une trop large place est donnée aux émotions, et l'on ne sort pas de l'imaginaire.

Je vais vous détailler un peu cette méthode, telle qu'elle est présentée par Rosella Sandri. Elle nous rappelle que la première observation de bébé, et la plus célèbre a été réalisée par Freud avec son petit-fils de 18 mois dont il a tiré l'enseignement du fameux jeu de la bobine, le « fort-da ».
C'est un « exemple illustre de l'enseignement que l'on peut tirer de cette méthode, lorsqu'elle est appliquée dans sa simplicité, se laissant surprendre par la réalité observée. »
J'insiste sur la notion de surprise, essentielle, car nous verrons que la méthode de l'observation-projet a perdu cela en route et c'est très dommageable.
Freud a émis des hypothèses sur le jeu de l'enfant seulement après avoir recueilli les éléments observés, ce qui a permis que, par la suite, ces éléments soient ré-inteprétés par d'autres psychanalystes. « … une « bonne » observation reste ouverte et peut être source d'un développement ultérieur. »
Voici un extrait de l'observation de ce fameux jeu du « fort-da »
Un jour, Freud observe qu’en l'absence de sa mère, l'enfant répète inlassablement un jeu avec une bobine attachée à un fil : "... tout en maintenant le fil, il lançait la bobine avec beaucoup d'adresse par-dessus le bord de son lit entouré d'un rideau où elle disparaissait. Il prononçait alors un invariable o-o-o-o-, retirait la bobine du lit et la saluait cette fois par un joyeux "Da!" ("voilà!"). Tel était le jeu complet, comportant une disparition et une réapparition.
Beaucoup de psychologues et de psychanalystes ont observé des bébés et jeunes enfants, Winnicott a utilisé l'observation dite « participante » au cours de ses consultations en offrant un espace potentiel de jeu aux enfants.
Nous voyons ici que ce que les psychanalyste appellent « observation participante » n'est pas la même chose qu'en ethnologie, c'est une participation a minima.
L'observation selon Esther Bick se définit comme « un exercice créatif de mentalisation chez l'observateur, qui l'amène à « penser » ce qu'il est en train de vivre avec la mère et son bébé. C'est un processus, constitué de différents moments :

1- L'impact émotionnel : l'observateur se laisse imprégner par la situation en essayant de ne pas interférer dans le déroulement spontané de la relation parent-bébé.

2- Reconstruction : moment de solitude où l'observateur écrit les éléments objectifs et subjectifs : ses souvenirs et les émotions que cela a provoqué en lui, pour donner une représentation de la situation telle qu'il l'a vue et vécue.
Nous voyons que nous sommes loin d'une vérité supposée objective.

3- Le séminaire : groupe constitué d'un psychanalyste formateur et de psychanalystes en formation, observateurs eux aussi. L'observateur rapporte au groupe sa lecture, qui va être entendue comme le récit d'un rêve ou comme un dessin d'enfant : quelque chose à interpréter.
Selon ces psychanalystes, ce groupe est le réceptacle des émotions, un lieu de « pensée » où les observations peuvent être réfléchies, élaborées, et transformées pour donner une autre lecture de l'observation. Pour eux, ce travail de pensée « imaginative » qui vient après-coup fait advenir un sens et peut avoir en effet thérapeutique sur le bébé et sa relation à ses parents.
Ce travail de séminaire permet de dégager ce qui émerge, se structure ou change chez le bébé, à partir de ses petits signes corporels. Ce travail de discernement va s'effectuer petit à petit par l'observateur lui-même au cours de son observation.

Ce travail de reprise en groupe est essentiel, mais c'est là que ma pratique diverge de cette méthode.
Pour ma part, orientée par l'enseignement de Jacques Lacan, il me semble que c'est davantage un travail de parole qui a un effet, et non l'imaginaire des observateurs. C'est parce que l'observation est parlée à un Autre (dans le groupe) et que la parole est ainsi mise en circulation que l'observateur peut porter un Autre regard sur la situation ou l'enfant. Avec la parole, et en se gardant d'y mettre notre imaginaire, nous introduisons du symbolique, c'est-à-dire un espace où la propre pensée du bébé peut émerger, et non celle de l'observateur.

4- L'après-observation, l'après-séminaire : ce qui a été vécu par l'observateur mûrit en lui et les effets apparaissent lors de nouvelles situations d'observation, dans d'autres circonstances, au cours de son travail.
Rosella Sandri nous fait savoir que « qui observe sera à son tour observé » Le bébé et la mère observent l'observateur, la mère observe à son tour le bébé, parfois, elle peut lire une interrogation dans les yeux de l'observateur, et s'interroger à son tour... parfois aussi c'est le bébé qui observe sa mère...
L'observateur fait partie de la situation qu'il observe.
Denis Mellier, Albert Ciccone en parlent comme d'une « attention » portée à l'enfant et à son environnement. Son attitude de base est une réceptivité, sans hypothèse préalable, avec le moins possible de préjugés théoriques, à l'écoute de ce qui se passe en lui : « un « oeil » qui regarde ce qui se passe à l'extérieur de lui, un « oeil » qui regarde ce qui se passe à l'intérieur de lui en tant qu'observateur.
« Cette méthode nous apprend ce que Bion (1974) appelait « la patience » : état mental au cours duquel l'analyste doit s'empêcher de s'accrocher à ce qu'il sait, pour faire face à ce qui est inconnu, à la fois en lui et chez l'analysant. »
L'observation selon Emmi Pikler, pédiatre austro-hongroise dans les années 1920.
Elle s'intéresse au développement psychomoteur de l’enfant et encourage les parents de ses petits patients à observer leur enfant afin d’ajuster leur réponse aux besoins de celui-ci (comment se déplace-t-il ? comment communique-t-il ses besoins et ses ressentis ?). Puis, elle écrit un ouvrage, qui leurs est destiné, s’intitulant Que sait faire votre bébé ?
En 1946, à la suite de ses découvertes et de ses recherches, le gouvernement Hongrois lui confie la création d'une pouponnière, située rue Loczy, à Budapest. Elle devient ainsi la directrice de l’institut Loczy, accueillant des enfants orphelins de guerre ou abandonnés. Emmi Pickler donne à cet espace un cadre très atypique et novateur.
Depuis 1986, l’institut Loczy se nomme l’institut Pikler. Il devient également un centre de recherches et de formations pour les professionnels de la petite enfance. Une association Pikler-Loczy est créé, en 1984, dans l’objectif de faire perdurer les idées d’E. Pikler, mais aussi de les confronter avec d’autres approches scientifiques et courants de pensée, dans un esprit d’ouverture.

Parmi ses quatre principes, Emmi Pikler prône l’idée de l’activité spontanée. Cette théorie consiste à laisser l’enfant libre de ses mouvements et de choisir son activité en fonction de son rythme et de ses intérêts. Le professionnel n’intervient pas dans l’activité de l’enfant ; par contre, il lui propose un environnement sécurisant et adapté à son âge et à ses besoins.
Selon Emmi Pikler, « l’observation alimente la relation à l’enfant et n’est pas destinée à décrire l’enfant mais à répondre à toutes ses manifestations ».
Du côté du professionnel, une observation fine de l’enfant permet donc d’adapter ses propositions par rapport aux besoins et à l’intérêt de l’enfant. Néanmoins, l’adulte n’intervient pas dans le jeu de l’enfant mais peut, à partir de cet outil, mettre à sa portée du matériel correspondant à son âge et respectant le rythme de ses acquisitions motrices. Ceci favorise donc l’activité spontanée au sein de l’institution. Du côté de l’enfant, l’observation offre une valeur contenante puisqu’elle permet une reconnaissance de son identité et une prise en considération de lui-même dans sa relation à l’autre.
De plus, le travail en équipe est un outil important permettant aux professionnels de relater leurs observations, leurs difficultés et leurs questionnements sur des situations vécues.
Cette pratique de l'observation, utilisée pour le travail direct auprès de l'enfant est peu théorisée et les professionnels de la petite enfance s'en emparent pour l'adapter à leur façon, ce qui crée parfois des pratiques qui font de l'enfant davantage un objet qu'un sujet.

L'observation-projet : attention, enfant-objet!
Par exemple, l'article d'Anne-Marie Fontaine « Comment faire pour mieux observer ? » retrace une expérience de mise en place de l'observation dans un RAM. J'y ai trouvé des choses intéressantes, et des choses critiquables, voire inacceptables.
Elle relate que les assistantes maternelles avec qui elle a travaillé observent, entre autres, pour le plaisir de voir évoluer les enfants. Cela me permet de vous mettre en garde : vous avez pu entendre lors de la soirée d'arp&je que le regard est un objet de pulsion. Il met en jeu un désir inconscient. Lors d'une observation, il est aussi important de repérer ce qui nous gêne que ce qui nous plaît, car dans les deux cas notre désir est à l'oeuvre, et, s'il est un moteur nécessaire, le désir peut faire écran à notre perception, il s'agit donc de s'en décaler. Nous voyons avec le succès des émissions de télé-réalité comment l'être humain peut prendre plaisir dans une certaine curiosité qui tend au voyeurisme. C'est humain, il faut le savoir pour ne pas céder à ce piège.
Anne-marie Fontaine prône l'observation-projet en contre-pied de ces éléments inconscients qui entrent eu jeu. Cela me semble un leurre ; « en pilotant soi-même son observation, volontairement... en ne laissant plus faire le hasard ou la subjectivité... » elle pense ainsi que décider d'observer volontairement suffit à éliminer les éléments inconscients. C'est une illusion! À l'opposé de la méthode psychanalytique qui reste trop dans l'imaginaire sous prétexte de prendre en compte ces éléments inconscients, l'observation-projet les nie tous simplement alors qu'ils existent malgré nous, malgré notre volonté.
« L'observation professionnelle est donc une « observation-projet » avec un AVANT et un APRES : un avant pour se donner un objectif, un après pour analyser ce qu'on a observé... » écrit-elle, conseillant de poser une question avant d'observer, (par exemple comment aménager l'espace?) puis d'établir un tableau pour noter dans une colonne les jeux que fait un enfant, et dans une autre, ses actions. Elle conseille même une feuille pour les « bons moments » de l'enfant, une autre pour les « mauvais moments » ce qui induit forcément un jugement avant et pendant l'observation. Elle propose de noter par exemple combien il y a eu d'épisodes de pleurs, de conflits ou de morsures dans une journée, qu'est-ce qui les a déclenchés, comment ils ont été apaisés, etc...
« Le but de ces questions est de regarder ce que font vraiment les enfants, sans interpréter, pour apprendre quelque chose d'eux et ensuite trouver des solutions qui leur seront plus adaptées et seront plus efficaces. »
Cela paraît alléchant car on a l'impression que plus on aura de données, plus on aura de chiffres, plus on s'approchera de la vérité objective. Or, si l'on décide de noter par exemple toutes les morsures, le regard de l'observateur va forcément se focaliser sur ces événements, et cela n'échappera pas à l'enfant, ce qui peut avoir pour effet de renforcer son comportement.
Pourquoi vouloir éliminer le hasard ? Ne fait-il pas partie de la vie de l'enfant au quotidien ? Newton et Archimède ont fait leurs plus grandes découvertes par hasard, en observant, tout comme Freud.
Le souci d'objectiver mène à une dérive : Anne-marie Fontaine propose d'« observer comme un « film » les actions des enfants. » et cela est repris dans une interview d'une animatrice de RAM en ces termes « Il s'agit de considérer l'oeil humain comme une caméra qui va, sur un temps donné, filmer une partie d'une journée. »
Sûrement pas! Nous voici transposés dans un monde où l'être humain se fait objet réduit à un « oeil-caméra » pour observer d'autres objets : les enfants. C'est aux antipodes du but recherché : connaître les enfants.
Cette approche nie les effets « contenants » de l'observation que pourtant Emmi Pikler a remarqué et recherché. Elle nie la dimension humaine du regard et de la présence attentionnée de l'adulte auprès de l'enfant, et surtout, elle nie les effets de la parole.
Il y a une illusion dangereuse à vouloir objectiver à tout prix.
D'autre part, cette observation-projet ne prend pas en considération l'enfant avec sa singularité de sujet : elle propose d'observer les enfants, voire le groupe, ce qui est à l'opposé de la méthode d'Esther Bick qui prône l'observation d'un seul enfant par un observateur extérieur en tenant compte des éléments émotionnels qui se manifestent.

L'observation-sujet : ma pratique de l'observation :

Au vu de ma spécialité, la psychologie clinique, c'est à dire, étymologiquement : l'observation au lit du malade, je me suis inspirée des principes de la méthode d'Esther Bick que j'ai tenté d'adapter à mon travail en crèche. C'est cette position d'observateur, sans a priori et sans jugement que j'ai recherché, une position qui laisse sa place au hasard. C'est une observation non fermée par une question préalable, qui ouvre à la trouvaille, à l'euréka ! C'est parce qu'ils ont été intrigués, l'un par la chute de la pomme, l'autre par la remontée du savon que Newton et Archimède ont déduit les lois de la gravité et de la pesanteur. L'un en faisant sa sieste, l'autre en prenant son bain.
L'observation est donc une position d'ouverture dans une démarche de recherche. Nous cherchons quelle est la logique du sujet. Malgré toutes les apparences, et les éléments extérieurs qui semblent déclencher son comportement, l'enfant obéit en premier à ses pulsions. La logique des pulsions n'est pas celle de notre raisonnement d'adulte.

L'observation pas sans la parole
Nous verrons qu'observer n'a aucun intérêt si cela n'est pas ensuite rapporté à un Autre, parlé. La parole est même le plus important dans cette histoire.
On peut se passer de l'observation, on ne peut pas travailler sans parole.
Ce qui est fondamental pour mieux connaître et tenter de comprendre la logique d'un enfant, ce n'est pas l'observation, c'est la parole. L'observation sert de support à la parole. Il arrive régulièrement que des situations se dénouent en crèche après que l'équipe a parlé d'un enfant que je n'ai jamais vu. Il arrive aussi souvent que l'on me demande d'observer un enfant parce qu'il est agité, ou agressif, et que cela ne se produise pas lorsque je l'observe, simplement parce qu'il se sent soutenu par une présence, un regard. Nous sommes loin de l'oeil-caméra!

Voici un exemple d'effet de la parole en crèche :

Depuis l'âge de 18 mois, Malik tape, griffe, pousse les autres enfants. À 3 ans, il mord, il rote, il crache, il répond "ta gueule" aux adultes. Lors des réunions, nous avons beau chercher ce qui déclenche ce comportement, rien ne change, jusqu'au jour où...  Voici un extrait de réunion :

_Quand il n'est pas là, c'est beaucoup plus calme.
_Avec lui, on n'y arrive pas, on ne sait plus quoi faire.
_Comment se déroule une journée de Malik? Que fait-il en arrivant?
_Il se jette dans la piscine à balles, puis il s'agite et agresse les autres.
_Dès son arrivée, il tape ou mord pour prendre un jouet à un enfant.
_Sa mère expédie ce temps de séparation.
_Peut-être ne sait -elle pas se séparer? Il arrive. Il se jette. Ça me fait l'effet d'un lâchage.
_Quand on l'arrête, il suce son pouce et tourne sa mèche de cheveux.
_Il accepte volontiers de venir sur nos genoux alors qu'il ne demande jamais.
_Il est mignon parfois...
Au fil de la conversation, des détails importants surgissent du tableau spectaculaire de l'agression. Le regard sur Malik change. L'agresseur devient un petit enfant à cajoler. Qui souffre et ne sait pas le dire. Qui ne sait pas encore formuler sa demande d'être contenu.
Les jours suivants la réunion, Malik est beaucoup plus calme. Sa référente ne le laisse plus se jeter dans la piscine à balles. Elle lui propose de jouer seul lorsqu'il devient agressif.
À quoi nous aurait servi un tableau où noter chaque agression ? La parole a permis de sortir de la fascination pour proposer au sujet un accueil rassurant.
Avec la conversation, il s'agissait de trouver ce qui se passait pour l'enfant, pas seulement au moment où il était agressif. C'est là que l'observation entre en jeu : ne pas se focaliser sur ce qui nous met en difficulté, établir les faits et leur enchaînement, à un moment de la vie de l'enfant, puis les rapporter en parole afin d'en dégager une logique propre au sujet.

Moi, sujet, je regarde un autre sujet qui me regarde.
L'observateur est une personne dont la présence compte pour les enfants, qui est aussi regardée par les enfants.
Ilan pleure beaucoup depuis qu'il est bébé, j'ai déjà rencontré sa mère, qui trouve des raisons « extérieures à l'enfant » (le rythme inadapté à la crèche, etc). Alors qu'il est passé chez les grands, cela ne s'améliore pas, l'équipe ne sait plus quoi faire, par moments, ça va, mais il peut passer une matinée à pleurer. On me demande de l'observer. Ce matin-là, il ne pleure presque pas à la séparation. Sa mère me connaît, ma présence change peut-être sa façon de se séparer... sa référente doit laisser Ilan pour accueillir un autre enfant, il pleure un peu et se couche sur des coussins et suce sa tétine en me regardant, si bien que je sens mon regard intrusif et je décide de me déplacer pour le laisser tranquille. Aussitôt, il se remet à pleurer. Je reprends donc ma position d'observateur, je n'avais pas compris que mon regard le soutenait, c'était certainement son regard qui était intrusif pour moi. Sa référente lui propose d'aller jouer, il va à une tour où il fait tomber les balles à l'intérieur et les retrouve en bas, puis il va glisser au toboggan, revient au jeu de la tour et s'instaure un jeu d'échange de balles au sol avec sa référente. Pendant quelques semaines il pleure moins mais cela recommence. Nous en reparlons en réunion. L'équipe est remontée contre la mère qui semble tout faire pour induire les pleurs de son enfant, Ilan semble pleurer pour satisfaire sa mère, c'est insupportable. Au fil de la conversation, nous apprenons qu'un enfant est décédé il y a quelques mois dans l'entourage de la mère. J'émets l'hypothèse que Ilan, en effet, pleure pour sa mère...
Depuis, Ilan pleure beaucoup moins. Qu'est-ce qui a changé ? En parlant, les personnes de l'équipe ont pu dire ce qui était insupportable pour elles, puis elles ont pu porter un autre regard sur cet enfant qui les irritait,elles ont pu l'accueillir différemment, sans se focaliser sur ses pleurs.
Voici pour quelques effets de la parole, nous verrons plus tard comment « analyser » l'observation  d'Ilan.

Comment trouver la position d'observateur ?
La difficulté que vous pouvez rencontrer dans votre travail, c'est que vous connaissez déjà l'enfant. Or, il s'agit d'observer un enfant que l'on ne connaît pas, dont on ne s'occupe pas. L'observateur est juste là, mais ce n'est pas un meuble, et sa présence ne doit pas être intrusive. Il s'agit donc d'avoir une attitude discrète, sans être fermé aux sollicitations du bébé ou de l'enfant, ou de la personne qui s'en occupe, mais d'y répondre a minima.
Dans votre cas, j'ai proposé que vous fassiez des observations lors des rassemblements, afin de pouvoir vous mettre dans cette position d'observateur. Ce n'est pas possible lorsque vous êtes seule avec un ou des enfants dont vous vous occupez. Nous verrons après comment adopter cette attitude au quotidien avec les enfants dont vous avez la charge.
Lors des rassemblements, vous serez quand-même amenées à observer un enfant que vous connaissez, que vous avez déjà vu ou dont vous avez entendu parler. Il sera donc difficile pour vous d'être sans a priori et sans jugement, mais c'est ce vers quoi vous devez tendre. C'est pourquoi il est important d'être à l'écoute de ce que nous ressentons en observant, mais pas trop. Cela sert à faire le tri, dans l'après-coup, entre ce que l'on observe, et les impressions ou émotions que cela nous procure, et il y en a beaucoup.

Il n'est pas facile de garder cette attitude d'observateur :
Au début, mais au début seulement, on a l'impression de ne rien faire alors que les autres se démènent pour s'occuper des enfants, on se sent inutile, voire impuissant, on s'ennuie... on a tendance à vouloir s'activer, c'est difficile de rester à « ne rien faire. »
Par la suite, si l'on est convaincu de l'importance de l'observation, ces impressions disparaissent. Le travail ici est de reconnaître cette importance et de trouver ce qu'il y a à observer chez un bébé ou un jeune enfant, et, surtout, de trouver qu'en faire.

On peut souffrir en observant, selon notre sensibilité : assister aux pleurs d'un bébé, à ses tortillements et grimaces de souffrance, ses regards perdus... mais aussi voir un enfant avec le nez qui coule, ou manger en en mettant partout, assister à des chutes, à des disputes entre enfants, à des agressions alors que les collègues qui s'en occupent ne voient pas forcément en même temps..., l'observateur est parfois témoin d'injustices, c'est pourquoi nous devons d'abord avoir cette relation de confiance avec les collègues : celle qui observe doit faire confiance en ceux qui s'occupent des enfants, même s'ils ne voient pas tout, elle ne doit pas intervenir, ou seulement en cas de danger, ou lorsqu'elle est sollicitée par l'adulte ou l'enfant, mais, là encore, a minima. La ou les personnes qui s'occupent des enfants doivent faire confiance au non-jugement de l'observateur sur eux, sur leur façon de faire.
Nous savons tous que lorsque nous travaillons 8 heures et plus par jour, il y a forcément des moments où des choses nous échappent, il faut accepter cette imperfection et le regard d'un autre sur cette imperfection. C'est ainsi que nous nous apercevons vite qu'observer, c'est s'observer soi-même. Nous avons vu et reverrons plus loin la question primordiale du regard.
L'observation se porte sur un enfant, pas sur un groupe, ni sur les personnes qui s'en occupent.
Vous choisissez à l'avance quel enfant vous allez observer, à quel moment, et combien de temps, éventuellement en en parlant avec les collègues, et vous vous y tenez. Les temps de jeu libre sont préférables au début, puis on peut choisir un moment particulier comme l'arrivée de l'enfant ou le repas, mais attention au piège de l'observation-projet !
Si l'enfant vous sollicite lorsque vous l'observez, si c'est possible,vous pouvez le renvoyer vers sa référente, cela suppose que votre position d'observateur a été dite aux enfants. Il peut arriver que les enfants vous prennent à témoin de leur désaccord, le simple regard sur leur situation les aide à trouver une solution à l'amiable. Un jour, deux enfants tiraient sur le même objet en me regardant, attendant que je tranche sur leur désaccord. J'ai haussé les épaules en constatant « eh oui, vous êtes deux à vouloir le même jouet » Je n'avais pas fini ma phrase que leur conflit était résolu. L'un d'eux a lâché et s'est intéressé à autre chose. La pratique de l'observation, davantage que de tout voir et trouver la vérité, sert à intervenir moins auprès des enfants et les aider à trouver leur propre solution.
Le regard est une attention portée à l'enfant, ce n'est pas un regard de surveillance, mais le plus simple et le plus naturel possible, c'est à dire pas permanent sur l'enfant. Il doit pouvoir échapper à votre regard. Si un enfant cherche trop à attirer votre attention, vous pouvez détourner votre regard.

La prise de notes
Ce que vous écrivez vous appartient et vous n'aurez pas à le faire lire à d'autres. Vous écrivez sans vous soucier de la forme. C'est vous qui rapporterez oralement vos notes aux autres. Alors, quoi écrire ? Lorsque vous observez, vous risquez d'être parasitée par cette question. Là aussi c'est à force de pratiquer que vous serez plus à l'aise. L'idéal est de prendre les notes aussitôt après, en sachant que nous ne retraçons jamais exactement les faits ni l'ordre chronologique. Au début, si cela vous met plus à l'aise vous pouvez écrire en observant, mais cela modifie l'observation car on ne peut pas écrire, regarder et penser en même temps, et cela renforce le sentiment d'être observé comme un objet pour l'enfant.
Il s'agit de rapporter à des personnes qui n'ont pas vu. Vous devez donc décrire le contexte où vous observez (tel jour à telle heure, à tel endroit, depuis quand l'enfant est là, qui est là, ce qui vient de se passer). Puis décrire l'enfant, ce qu'il fait, comment il le fait, ce qu'il dit, en essayant d'être le plus fidèle possible aux mots qu'il emploie, à sa façon de prononcer les sons s'il babille. Il s'agit de décrire tout sans se demander si c'est bien ou pas, si c'est important ou pas. C'est comme dans une enquête policière : vous êtes témoin, chaque détail compte, même le plus anodin, vous ne savez pas encore à quoi ça va servir. C'est là qu'il s'agit de rapporter tous les petits signes corporels du bébé ou de l'enfant. Ce que vous notez ne sera pas la vérité ni tout ce qui s'est passé, mais suffira pour connaître un peu plus l'enfant.
Le temps de l'observation peut aller de quelques minutes à une demi-heure, après, ça commence à être long et on ne pourra pas tout exploiter.

La reprise des notes en groupe
Lorsque vous rapportez vos notes, vous racontez une histoire à des personnes qui ne connaissent pas l'enfant ni la situation. Elles peuvent vous poser des questions pour préciser, mieux se représenter. Ce sont ces questions qui vous aideront à affiner vos observations suivantes et vos notes.
Maintenant, c'est la pratique qui vous dira la suite.

 1 Mellier, D. "L'observation est un soin" in "Observer un bébé : un soin" Collection 1001 bébés. Éres, 2011, pp 7-17
2 Sandri, R. "Observer un bébé" in "L'observation du nourrisson et ses applications" Collection mille et un bébés, Érès, 1998, pp 19-37
3 Ibid, p 20
4 FREUD S. "Au-delà du principe de plaisir" Essais de psychanalyse. Payot, 1987 pp 41-115
5 Sandri, R. "Observer un bébé" in "L'observation du nourrisson et ses applications" Collection mille et un bébés, Érès, 1998, pp 19-37
6 Ciccone, A. "Intérêts et limites de l'observation de bébés" in "L'observation du nourrisson et ses applications" Collection mille et un bébés, Érès, 1998, p 39
7 Ibid, p 36
8 Fontaine, A.M. "Comment faire pour mieux observer?" Assistantes Maternelles Magazine, N° 97 Janvier 2013
9 "Observer avec les assistantes maternelles" Interview de Christel Tessier, Assistantes Maternelles Magazine, N° 97 Janvier 2013



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