dimanche 31 mai 2020

Psychologue en crèches


Entrée dans les crèches par le biais du signifiant précarité financière, signifiant auquel je devais rester attachée dans les rapports d'activité. En effet, un service de psychologue a été créé il y a une petite quinzaine d'années par le Conseil Général, avec un bricolage financier qui proposait aux crèches du département l'intervention de psychologues dans le cadre du plan départemental d'insertion. Notre rôle était de favoriser par notre soutien aux équipes l'accueil d'enfant de familles en précarité financière. J'utilisai ce cheval de Troie pour ouvrir le champ de mon rôle à celui de précarité psychique, mot pas très joli, n'ayant pas alors encore entendu celui de "précarité symbolique."
Le Conseil Général faisait alors généreusement offre de 3 heures hebdomadaires de psychologues à toutes les crèches du département. Nous fûmes quatre à être embauchées et nous auto-baptisâmes "Service Départemental des Psychologues de l'Accueil Petite Enfance." Nom explicite au sens suffisamment large pour que nous puissions exercer à notre guise.

De psychologue, on n'en avait jamais vu dans ces institutions : Quoi, si petit? Un bébé ne peut pas déjà avoir de problème! Certaines m'accueillirent à bras ouverts, attendant depuis longtemps, avec une demande massive d'aide... pas forcément d'aide psychologique. La place de la psychologue était à faire autant que celle du sujet.
C'était bien la place du sujet infans qu'il s'agisait de défendre. Défendre, oui, car c'est devenu un combat incessant : quelque années furent nécessaires à instituer des réunions régulières où l'on parle des enfants, de leur accueil, de celui de leurs parents.
Il s'agissait de passer de l'offre à faire émerger une demande, tout en restant rangée sous le vocable précarité. Je donnai donc ma définition des précarités qui fut reprise presque intégralement dans le Schéma Départemental de l'Enfance. Presque. Parce que le terme de précarité psychique n'y figurait pas.
Il s'agissait ensuite de défendre le rôle que nous nous étions assigné : soutien, prévention, et découvrir le terme de "parentalité" que nous étions sensées également soutenir.

Le terme de prévention semblait banni du vocabulaire de nos employeurs : on veut du quantifiable, mesurable, des chiffres. À cela, je répondais qualité. Une de mes collègues eût l'idée de glisser des vignettes cliniques illustrant nos rapports d'activité : ils ne pouvaient se représenter ce que faisait une psychologue en crèche. Nous leur avons donné du concret.
Nous avons cédé un peu de terrain en donnant quelques chiffres, parce qu'une fois notre place faite, les crèches s'agrandissaient, d'autres se créaient et demandaient notre intervention. Notre employeur nous demandait donc de faire plus, à moyens constants, estimant que notre mission pouvait être terminée dans certaines crèches pour que nous allions ailleurs, allouant par ailleurs une subvention annuelle à chaque crèche pour l'éveil de l'enfant, refusant pour autant que cela soit utilisé en formation, en augmentation de personnel, ou encore moins en temps de psychologue. Selon la légende, un « bon mot » est attribué à tort ou à raison à un décideur politique : « on ne va tout de même pas mettre un psy derrière chaque enfant … laissez les mamies faire ». Nous y voilà. Cela rappelle étrangement un ministre de l'éducation nationnale qui, parlant des instituteurs de maternelle, disait qu'ils n'avaient pas besoin de formation pour changer des couches.

Ainsi, il fallut se battre pour faire entendre la voix du sujet bébé autrement que comme un cri, un vagissement. Pour faire admettre que le travail auprès d'un tout petit n'est pas productif, si ce n'est en bave, pipi, caca, régurgitations et signifiants incompréhensibles.
Par ailleurs, « psychologue » est fortement connoté à problème...
La difficulté au départ était ce temps passé dans la crèche sans réunion. Temps d'observation qui nous était demandé. Se faire accepter comme observateur neutre, impuissant, et accepter de voir des maladresses, incohérences sans broncher, en attendant qu'une demande se fasse jour. Elle se fit jour sur le mode de l'urgence. Que faire? Me demandait-on lorsqu'on se trouvait en difficulté criante avec un enfant : comment répondre sur le vif, au milieu des cris?

J'avais à inventer ma pratique en fonction de la demande de l'autre. Je n'étais pas là pour une analyse des pratiques et ne pouvais m'en mêler que si on me le demandait. Différer sans donner dans l'inutilité.... je devais inventer ma place d'observateur bienveillant. Ce sont les enfants qui m'y ont aidée : je devenais rapidement l'endroit où l'on pose les doudous. Certains me donnaient pour mission de garder le leur. Depuis, il y a des caisses à doudous dans les crèches. Cette fonction qu'ils me donnaient ne manquait pas de m'interroger sur ma fonction, et sur celle du doudou. J'étais par ailleurs frappée du fait que, mis à part certains bébés en phase délicate, les enfants s'adressaient en toute confiance à un adulte pour qui ils ne se posaient pas la question du rôle. J'étais là pour eux, c'était une évidence. Qui me demandait d'habiller la poupée, qui de le moucher, qui de lui refaire son lacet, ou de lui garder l'objet précieux qu'il ne voulait pas se faire prendre...
De même mon regard était utilisé pour se rassurer avant de glisser sur le toboggan, ou après une chute, ou lors d'un conflit : avant de se taper, les enfants se tournaient vers moi et s'arrêtaient, parfois me sollicitaient pour rendre justice, et mon petit commentaire "eh oui, vous êtes deux à vouloir la même chose" suffisait à faire chuter l'enjeu du conflit.

Je me suis surprise à dire "j'interviens en crèche" et non "je travaille en crèche" ou "je suis psychologue de crèche". Je ne trouve pourtant pas très élégant ce mot : j'interviens, mais il dit bien comment je me suis située, comme le doudou : un peu dedans et un peu dehors.... je viens, je pars, je reviens, j'inter-viens convient bien finalement au regard du travail auprès des équipes : je suis une empêcheuse de penser en rond.
Un espace de parole a pu donc s'instaurer régulièrement avec la pleine adhésion des équipes, malgré quelques résistances qui se manifestent parfois. Je dissocie totalement ce temps de parole du temps d'observation. Il n'est pas question de rapporter mes observations en réunions, mais de travailler à partir de ce qui se dit. On me dit parfois "tu devrais observer tel enfant" et je les assure de la qualité de leurs observations et du travail à partir de ce qu'elles me disent sur l'enfant.
Ainsi, la place de la psychologue est la place de la parole.
Véronique Lecrénais Paoli. 2014