jeudi 8 août 2013

Quelles limites pour nos enfants, nos adolescents?

    Je vous remercie de m'avoir confié cette délicate mission qui est celle de parler des limites. Je n'en oublie pas pour autant le cadre de cette conférence : "la parole aux parents", c'est pourquoi je me fais ici porte parole de ce que j'entends dans ma pratique, paroles de parents, d'enfants, de professionnels, ainsi que quelques exemples trouvés dans la littérature.
    Ce que je vais dire ici n'est donc pas une méthode éducative, mais plutôt un témoignage de là où j'en suis dans ma recherche à ce sujet, de ce que m'ont enseigné les parents et les enfants que j'ai pu écouter.
"J'ai beau lui expliquer, il ne m'écoute pas."
"Je ne comprends pas pourquoi elle fait ça... pourquoi elle est comme ça"
"On ne sait plus quoi faire, on a tout essayé, on n'en peut plus"
"Je le menace de la pension, c'était ma terreur quand j'étais petit."
"Il me tape, il m'insulte"
"Il a un problème avec le non"
"Il est violent."
Je pourrais continuer longtemps la liste des plaintes des parents....
Voici ce que j'entends aussi d'enfants ou d'adolescents :
"Ma mère, quand elle parle, elle fait des romans, c'est toujours pour avoir raison."
"Mon père, il s'en fiche de ma vie, depuis que j'ai grandi, il me fait que des reproches, il veut que je sois parfaite."
"Ma mère n'est pas assez sévère"
"Mes parents m’ont tout laissé faire, ils ne se sont pas occupés de moi."
    Il s'agit de trouver comment faire se rencontrer deux logiques différentes, celle des parents et celle des enfants.

    Je vous épargne le discours selon lequel il faut donner des limites et des repères aux enfants, tout le monde le sait, et ce n'est pas pour ça qu'on y arrive. Une mère me disait : "Quand je voyais un enfant faire un caprice, je me disais que ses parents le laissaient trop faire, maintenant que j'en ai un, je n'y arrive pas avec lui, pourtant je lui dis non!"
    Il ne s'agit pas non plus de dire que les parents démissionnent ou qu'il faut leur apprendre leur rôle, ni de dire que les enseignants, éducateurs ou nounous ne font pas leur boulot.
    Il s'agit plutôt de chercher à comprendre ce qui se passe entre les enfants et leurs parents, et plus généralement les adultes.


    Nous allons tenter de dégager ce que veut dire poser une limite. Quelles limites poser, et comment?
    Ainsi, il s'agit d'abord de comprendre dans quelle situation nous nous trouvons dans le monde d'aujourd'hui avec les enfants, quelle place est donnée aux enfants dans notre société.

1 Le contexte dans lequel naissent et grandissent les enfants aujourd'hui

« Nos jeunes aiment le luxe, ont de mauvaises manières, se moquent de l’autorité et n’ont aucun respect pour l’âge. A notre époque les enfants sont des tyrans. » Socrate, 470 avant JC

    Nous voyons qu'une certaine image des jeunes n'est pas nouvelle, et le collectif "pas de zéro de conduite" qui milite contre le repérage de la délinquance dès 3 ans, rappelle que Socrate a été accusé de corrompre la jeunesse. Quelque chose a changé depuis l'époque de Socrate.
    Vous avez été invités en arrivant à regarder quelques panneaux de publicité trouvées dans des revues récentes. Les publicitaires sont très ingénieux pour repérer comment fonctionne l'être humain et comment l'amener à consommer. La pub est un reflet du monde dans lequel nous vivons mais aussi elle induit un certain mode de vie, nous donnant l'illusion que les choses sont indispensables et accessibles facilement.

Donc, bienvenue dans le monde de l'illimité!
    Sans faire une analyse des campagnes publicitaires, il est facile de remarquer comment l'absence de limite est un argument de vente, comment l'enfant et l'adolescent sont ciblés par la publicité, et sont placés à la fois en objets et en êtres tout-puissants. (par exemple la campagne de pub pour voitures où un bébé était à l'affiche avec son prénom et son âge : Clio, 18 mois, Méganne, 12 mois.) On assiste aussi à une inversion des places : l'ado qui menace ses parents de couper internet parce qu'ils n'arrivent pas à s'en décrocher.


Je dégagerai de cela
L'importance de l'image
    À l'époque de Socrate, la transmission se faisait essentiellement par la parole, la preuve, c'est que lui-même n'écrivait pas.
L'image joue un rôle primordial dans notre vie, et il ne faut pas négliger l'impact de tout ce qui passe à la télé sur nos comportements, et encore plus sur ceux des enfants.
Lors d'un reportage télévisé sur le rôle de la publicité dans l'obésité des enfants, une petite fille disait : "mon estomac me dit que je n'ai pas faim, mais quand je vois la pub, je me dis que j'ai faim, parce que j'ai envie de manger, je ne peux pas m'en empêcher."
    Le message qui est véhiculé à travers tout cela est : "fais-toi plaisir, sans limite"
Daniel Pennac dépeint dans son livre "Chagrin d'école" d'une manière très parlante comment les jeunes sont ciblés par le marketing. A un âge où ils sont en recherche d'identité, on leur propose des marques qui leur serviront de repère et de signe de ralliement ou de reconnaissance entre eux. Ils sont visés comme "enfants-clients" et je dirais consommateurs.
    On trouve le même processus au sujet des bébés, où là, ce sont les parents qui sont visés avec la multiplication des objets de consommation, produits de puériculture dont les échantillons sont largement distribués en maternité, avec pour message sous-jacent : si vous êtes de bons parents, vous n'allez pas refuser ça à votre enfant, jouant à fond sur le sentiment de culpabilité qui agite tout parent. Le bébé est un marché, comme l'indique l'affiche du Salon du bébé, faisant suite au salon de l'automobile ou de l'agriculture.

    L'idée n'est pas ici de faire le procès de notre société, mais de repérer ce qui est en jeu, et nous comprenons mieux comment il n'est pas aisé de poser des limites aux enfants. Nous reviendrons plus tard sur l'importance de l'image au sujet du développement de l'enfant.


J'ajoute à cela
L'importance des objets
    D. Pennac nous fait très justement remarquer que les enfants ont accès aux mêmes choses que les adultes. Ils ont le même poids économique. Il existe des sites d'achats dédiés aux adolescents où ils peuvent commander avec la carte bleue de leurs parents.
    Lacan, avait prévu la montée en puissance de l'objet, au détriment de l'autorité.
Aujourd'hui les objets viennent combler un manque, manque auquel nous nous confrontons de moins en moins. Pour les plus petits, doudous et tétines en série pour ne pas manquer si on en perd un ; pour les plus grands, portables et accès à l'image, au savoir de plus en plus illimité. Que peut désirer un enfant aujourd'hui? Qu'est-ce qui peut le motiver à apprendre? D'un point de vue matériel, en tout cas dans notre société, l'enfant d'il y a 30 ans était naturellement confronté à davantage de limites que celui d'aujourd'hui. Mais ce n'est pas seulement une question matérielle.
    À côté de cela, quelles exigences avons-nous pour les enfants? Depuis la contraception, les couples, et même les femmes seules, font les enfants à eu près quand ils le désirent, et, avec la procréation médicalement assistée, l'enfant est parfois très désiré avant d'arriver. De plus, il est le fruit de la médecine, c'est à dire d'un savoir, d'une science, ce qui n'est pas tout à fait la même chose que d'être le fruit d'un rapport sexuel. Dans la conception des enfants, les choses sont de plus en plus maîtrisées, y compris tout au long de la grossesse que l'on suit de très près par imagerie médicale.

    Avec internet, l'accès à l'image, à la connaissance, est illimité. Avec les caméras et téléphones portables, l'accès à l'enfant est aussi quasi illimité. Voici quelques témoignages :
"Mon portable, c'est pour que ma mère sache toujours où je suis."
"J'envoie mes mauvaises notes par sms à ma mère, comme ça elle a le temps de s'y faire avant que je rentre et la colère est passée."
"J'ai le portable de mon père, c'est illimité"
"J'envoie des sms en cours, ma mère me répond. Elle dit que si je me fais choper, c'est tant pis pour moi."
    Ainsi, les données de l'absence et de la séparation sont totalement modifiées, et par conséquent, la capacité à supporter la frustration. Nous allons voir tout cela en abordant quelques points du développement de l'enfant.


2 Les moments cruciaux : petite enfance et adolescence

    J'ai regroupé ces deux moments car ils ont beaucoup de points communs, ce sont deux moments critiques du développement, au sens où le sujet se structure dans un complexe, à l'occasion d'une crise. Dans les deux cas, le sujet est aux prises avec des pulsions qui le débordent et cherche à s'autonomiser tant bien que mal par rapport à ses parents. Dans les deux cas aussi, il y a une très forte fascination par l'image, comme nous allons le voir. La seule chose qui diffère, ce sont les objets en jeu.
    Jacques Lacan, suite aux observations d'Henri Wallon a décrit le fameux "stade du miroir" comme "fondateur de la fonction du Je" : Entre 6 et 18 mois, l'enfant peut reconnaître son image dans le miroir. À cet âge là, il n'a pas encore acquis l'image de son corps comme unifiée. La perception de son image lui procure une satisfaction jubilatoire, ainsi que lorsqu'il voit son semblable : il anticipe les capacités motrices qu'il n'a pas encore. Une publicité traite tout à fait cela actuellement : on y voit des bébés en trains de faire du patin à roulettes. Lacan parle de véritable coaptation par l'image, de spectacularisation : l'enfant est totalement capté par le spectacle de son image. C'est le mythe de Narcisse, qui tombe amoureux de son reflet dans l'eau et en meurt.
    Ce qui permet à l'enfant de ne pas se perdre dans son image, c'est la parole de l'adulte. En nommant ce qui se passe, en nommant l'enfant qui se voit et le voit dans le miroir, l'adulte interpose sa parole entre l'enfant et son image. Les travaux récents sur l'observation des bébés mettent en valeur l'importance de l'imitation chez le bébé, qui induit lui-même chez l'adulte un comportement d'imitation. Le langage corporel est très présent dans les relations adulte-bébé.
    On retrouve cette prégnance de l'imitation chez l'adolescent, par des voies différentes, d'où le succès des réseaux sociaux. Le gouvernement a fini par le comprendre en refusant de communiquer le nombre de voitures brûlées au 1er janvier pour éviter la surenchère. L'enfant imite ce qu'il voit faire, particulièrement ce qui échappe à notre conscience. C'est ainsi que les parents ne transmettent pas forcément ce qu'ils souhaitent à leurs enfants. Mais, en référence à ce que je viens de dire sur la découverte de son image, l'enfant, et l'adolescent peuvent littéralement coller à ce qu'ils entendent sur eux, à ce que l'on dit d'eux et peuvent s'enfermer dans une image que l'on a d'eux. Cela peut créer un cercle vicieux qui ne laisse pas d'autre choix à l'enfant que de donner à voir ce que l'on dit de lui : j'ai récemment entendu en enfant de 3 ans déclarer : "je suis nul" ou une fille de 9 ans annoncer : "je suis dyspraxique" parce que sa maîtresse ait dit à ses parents qu'elle avait trouvé sur internet des similitudes entre ses difficultés et la dyspraxie.
    Nous allons voir que reconnaître les désirs de l'enfant, sans pour autant tout accepter, peut aider à lui poser des limites.
Je vais encore devoir faire appel à un peu de théorie pour démontrer cela.
    Lacan définit 3 registres qui structurent le sujet : le réel, l'imaginaire et le symbolique doivent être noués pour assurer la cohésion du sujet. Très schématiquement, ce que Lacan appelle le réel, ce n'est pas exactement ce qu'on appelle la réalité, c'est ce qui est impossible à dire, ne peut pas être nommé : par exemple les pulsions, les traumatismes, les phénomènes de corps, la mort, le sexe. C'est tout ce qui nous fait dire : "je ne sais pas ce qui m'a pris" ou "c'est plus fort que moi" ou "je ne trouve pas les mots" C'est ce qui peut aussi laisser un enfant ou un adolescent silencieux alors qu'on lui demande de s'expliquer sur ses actes. C'est ce qui fait qu'il peut paraître insolent parce qu'il refuse de répondre, ou rit. Ce qui peut passer pour de la provocation peut être aussi simplement le signe d'une gêne, d'une impasse dans laquelle il se trouve sans pouvoir rien en dire. C'est tout cela, le réel.

    Pour tenter de traiter ce réel, le sujet recourt à l'imaginaire et au symbolique. L'imaginaire, ce n'est pas seulement l'imagination, c'est surtout tout ce qui a trait à l'image. C'est à dire tous les phénomènes que je vous ai décrits auparavant. Pour reprendre le stade du miroir, le tout-petit a un vécu morcelé de son corps. Au départ, il ne sait pas par exemple que sa jambe lui appartient, ou que le sein qu'il tête, ne fait pas partie de son corps. C'est par l'image qu'il prend connaissance de son corps : son image dans le miroir et celle des autres bébés. La parole de l'adulte le sépare en même temps de cette image. A cet âge là, l'enfant n'est pas différencié de l'autre.     Lorsqu'un petit vous dit "untel m'a tapé" alors que c'est lui qui vient de le faire, ce n'est pas du mensonge au sens habituel : lui et l'autre, c'est pareil. On retrouve cela à l'adolescence dans les insultes : "il m'a traité" où l'on peut dire que c'est celui qui dit qui est : celui qui traite l'autre ne fait que parler de l'image qu'il a de lui-même. C'est important pour comprendre qu'un ado qui insulte est un ado qui se sent mal. Si le sujet reste pris dans l'imaginaire, c'est une incessante partie de ping pong entre lui et l'autre. Vous connaissez cela lorsque votre enfant entre en conflit avec vous, cela peut être sans fin.

    Donc, le troisième registre qui va venir équilibrer tout ça, c'est le symbolique. Le symbolique, René Magritte l'illustre très bien par son tableau : "La trahison des images" où il écrit en bas de l'image d'une pipe :"ceci n'est pas une pipe." Le symbolique est une représentation, une référence à quelque chose qui peut ne pas être là. C'est tout ce qui a à voir avec le manque, l'absence, la parole. Dans le tableau, l'objet réel, la pipe, n'est pas là. Ceci n'est que l'image d'une pipe. C'est exactement ce qui sa passe lors du stade du miroir lorsque l'adulte parle au bébé : ceci n'est pas toi, c'est ton image. Il introduit là une séparation.
    Pour les ados, vous introduisez du symbolique lorsque vous dites à votre enfant qui se plaint d'être traité "ce n'est pas vrai ce que dit l'autre, il dit ça parce qu'il est en colère, ou jaloux, etc..." vous introduisez un décalage, une autre dimension dans une relation passionnelle. Ou lorsque vous dites à celui qui insulte "on ne parle pas comme ça à son frère, son père ou sa mère, ou son prof..." vous introduisez une référence à une loi à laquelle tout le monde est soumis. C'est très important ça, l'idée que nous aussi, les adultes sommes soumis à une règle, une loi, même si nous ne sommes pas à la même place que les enfants. Dire "on" et non "tu" décale de la relation en miroir, introduit le monde social dans lequel nous vivons et ne met pas la réprimande sur un rapport de force, mais sur un rappel plus neutre à la loi. C'est comme ça pour tout le monde.
S'il fallait donner une définition de la limite, je donnerais celle-ci : poser une limite, c'est introduire un ordre symbolique dans une situation réelle et imaginaire.

3 Que sont les premières limites ?

    Je dirais qu'elles sont corporelles, à commencer par la naissance qui est une première séparation d'avec le giron maternel. Tout être humain garde une nostalgie de ce paradis perdu comme l'attestent les psychanalystes qui recueillent autant de témoignages en ce sens dans les rêves, fantasmes etc... L'enfant, en naissant et en grandissant est confronté à de multiples renoncements nécessaires à son développement, renoncements qu'il acceptera plus ou moins bien. Les parents eux-mêmes se font violence pour imposer ces renoncements à leur enfant.
    La seconde limite que l'enfant va trouver, c'est l'absence de sa mère lorsqu'il a faim : le biberon ou le sein n'est pas là à la seconde même où il a faim. Il y a un délai d'attente qui induit que sa mère peut être occupée ailleurs, qu'elle n'est pas toute pour lui. C'est la première rencontre du sujet avec la frustration. Le bébé va crier, et son cri va être interprété comme un appel : "tu as faim" ou "tu as sommeil", c'est ça qui fait entrer le sujet dans le langage. C'est la frustration qui le pousse à demander. Ainsi, les premières limites, c'est de laisser une place pour le désir et la demande de l'enfant, quelque soit son âge. Ne pas devancer tous ses désirs, même s'il est nécessaire d'anticiper sur ses besoins. C'est ça la dimension symbolique : que l'enfant puisse se confronter au manque, bien sûr dans les limites du supportable. Il ne s'agit pas de dire qu'il faut laisser pleurer les bébés, mais il ne s'agit pas non plus de leur éviter à tout prix de pleurer.

    "On ne veut pas qu'il soit malheureux, on veut qu'il ne manque de rien, on veut en profiter" J'entends beaucoup cela de parents de jeunes enfants qui pleurent lors de la séparation à la crèche ou chez la nounou. Bien souvent, lorsque le parent, après en avoir parlé, assume mieux la séparation, c'est à dire reconnaît sa propre difficulté à laisser son enfant, celui-ci s'arrête de pleurer. Vouloir éviter absolument qu'un enfant pleure, c'est souvent pour s'éviter à soi-même de ressentir sa propre frustration, ou sa propre souffrance, ou angoisse. Les bébés sentent cela très fort, au point qu'ils peuvent paraître ne pas supporter que leurs parents s'éloignent d'eux. Je le redis, quand les parents arrivent à parler de cela, l'enfant cesse de pleurer. Il suffit parfois d'un entretien pour que les choses s'apaisent.
    De même, il n'y a rien d'évident à sevrer un bébé du sein ou du biberon parce qu'il s'agit là aussi de renoncer pour la mère comme pour l'enfant à une fusion qui sera perdue.
Poser une limite, c'est renvoyer à cette perte. C'est d'autant plus difficile que, comme nous l'avons vu, les limites naturelles sont annulées par un illimité virtuel.

    Pour suivre la piste des limites corporelles, après le sevrage, le corps de la mère (quand je dis la mère, c'est aussi le père, c'est toute personne qui materne l'enfant) le corps de l'autre en général doit devenir progressivement inaccessible à l'enfant. Nous verrons cela plus loin. Les câlins sans limites et les excitations corporelles maintiennent l'enfant dans cette illusion de paradis non perdu et ne l'incitent en rien à parler, grandir. On dit de certains enfants qu'ils sont fainéants, même très petits. Mais qu'est-ce que la fainéantise, si ce n'est cette passivité extrême de la vie du fœtus?

    Ce qui peut guider les parents, à chaque âge, c'est de se demander s'ils permettent à l'enfant de devenir autonome, de faire par lui-même ce qu'il peut faire. Il est arrivé que des parents consultent avec leur enfant de 2 ans et demi ou 3 ans parce qu'il faisait des colères. Lorsque l'on interroge sur les circonstances des colères, on découvre que c'est par exemple au moment de l'habillage, ou de la toilette, que l'enfant s'agite beaucoup, parfois tape sa mère et refuse de se laisser faire. Il demande simplement de faire lui-même, mais il n'en est pas encore tout à fait capable. Cela demande beaucoup de patience pour accepter de le laisser faire, tout en étant là pour l'aider, parfois simplement d'une parole, ou accepter de le laisser se tromper, découvrir par lui-même son erreur, trouver une solution.

    J'appelle cela la stratégie de l'élastique : chez le tout petit comme à l'adolescence, il s'agit d'accepter d'être repoussé par son enfant (ce n'est pas pour rien qu'on appelle cela aussi un rejeton) sans qu'il se sente lui-même lâché. Qu'il puise être assuré de la présence de ses parents, même s'il semble n'en avoir rien à faire. C'est très ingrat la position de parent. Cela suppose finalement de supporter soi-même une grande frustration : accepter que son enfant puisse se passer de soi. On voit ça dans les crèches, certains parents sont désarçonnés lorsque leur enfant ne pleure plus à la séparation, ou ne dit pas au-revoir, alors qu'il y a peu, le bébé était dans une totale dépendance à eux. : "il s'en fout" disent-ils. J'entends cela aussi de parents d'adolescents qui s'imaginent que leur enfant est indifférent à leur présence, parce qu'ils se comportent à la maison comme s'ils étaient à l'hôtel. Ils ne sont jamais là sauf pour manger et dormir.
    On peut se dire aussi que l'enfant est suffisamment construit, suffisamment confiant dans son ou ses parents pour supporter tranquillement la séparation. Il ne faut jamais croire que l'enfant ou l'adolescent est indifférent à la présence de ses parents. Pour lui, ça change tout de savoir que ses parents sont là, même s'il n'y est pas, ou s'il joue seul, et qu'ils vont remarquer s'il rentre en retard par exemple. J'entends dire de jeunes adolescents et de jeunes adultes : "mes parents s'en fichent, ils ne me disent jamais rien." Ces jeunes-là sont perdus parce qu'ils interprètent ce qui est une indulgence de la part de leurs parents comme un désintérêt pour eux, alors qu'ils ruent dans les brancards si on leur fait une remarque. Bien souvent, ils ne savent pas ce qu'ils veulent, et adoptent des conduites à risques, jusqu'à ce qu'ils rencontrent un arrêt.
    Il y a cette fameuse phase d'opposition que tout le monde connaît vers les deux ans, où l'enfant a besoin de s'opposer pour se différencier de son parent, s'affirmer en tant que sujet. On retrouve cela à l'adolescence, c'est toujours par opposition à quelque chose, que le sujet s'émancipe. Ce n'est pas ses parents qu'il rejette, c'est son état de dépendance vis à vis d'eux. Le développement de l'enfant ne se fait pas sans crise et on ne peut pas faire l'économie de ces crises.

4 Comment poser des limites?

    Personne n'a envie de frustrer son enfant, on veut leur bonheur.
On ne peut pas donner son autonomie ou son bonheur à un enfant, on ne peut que lui permettre de le construire. On ne peut pas combler ou compenser le manque, d'un père, d'une mère, d'un frère ou d'une soeur par exemple. On ne peut qu'aider à faire avec le manque.
    Certains parents se posent la question : "il y a quelque chose qui ne va pas, pourtant il ne manque de rien" ou "on fait tout pour lui, il doit manquer de quelque chose, mais de quoi?" Je réponds : de manque. Oui, les enfants qui vivent dans notre société aujourd'hui avec un accès quasi illimité aux objets et aux images manquent de manque. Cela crée pour certains beaucoup d'angoisse. (définition de l'angoisse par Lacan : manque du manque). C'est à dire qu'il y a un trop qui les agite et les pousse à la provocation. C'est pour cela que je reprendrai la définition d'éduquer qu'avait amené ici Michèle Elbaz l'an dernier lors d'une soirée du CIEN "éduquer, c'est ne pas trop" "Trop" est d'ailleurs le mot qui remplace le mot "très" qui est banni du vocabulaire : les enfants ne savent pas ce que "très" veut dire, ils ne connaissent que "trop".

Ne pas trop donner, ne pas trop demander, ne pas trop vouloir (se faire aimer par exemple).
Ne pas trop devancer ses besoins, ses désirs, ses capacités.
Ne pas trop donner du regard, de la voix.

je développerai ainsi :


Ne pas trop donner du regard

    Par exemple, je pense à la surveillance vidéo. Que ce soit surveiller la nounou par caméra, être en direct par webcam avec ce qui se passe à la crèche, ou les caméras de surveillance dans les écoles comme en Angleterre, tout cela favorise une certaine dé-responsabilisation de l'enfant. Il est objet du regard, du contrôle extérieur à lui, il n'est pas sujet. Il ne fait pas l'expérience de séparation nécessaire à son développement. C'est au parent d'accepter de se séparer, de ne pas tout voir, tout savoir sur la vie de l'enfant à partir du moment où il n'est pas avec lui, où il le confie à quelqu'un digne de confiance. Pas trop de regard, c'est aussi ne pas exiger que l'enfant vous regarde dans les yeux quand vous lui parlez. On n'écoute pas avec les yeux. C'est très difficile pour certains enfants de soutenir le regard en écoutant. Vous pouvez très bien lui assurer que vous savez qu'il vous entend même s'il ne vous regarde pas.
    Ainsi, vous le responsabilisez au lieu de le soumettre à votre domination.
L'enfant va intégrer les règles par la parole de l'adulte qui s'occupe de lui, qui lui-même fait référence à un autre adulte etc... il s'agit toujours de faire référence à un tiers (c'est ce que j'appelais tout à l'heure la dimension symbolique) : un père ou une mère peut faire référence à l'autre parent, non sur le mode de la menace mais en référence à une règle énoncée en accord ensemble. Idem pour la nounou, l'éducatrice, le maître ou la maîtresse qui peuvent inclure dans leur discours la référence à quelqu'un d'autre : les parents, le directeur de l'école, le collègue ou le président de la république si ça leur chante.

    L'important est que l'enfant sente qu'il n'est pas pris dans la volonté de l'un ou de l'autre adulte, mais qu'il est porté par un dispositif, quelque chose qui se tisse au quotidien, qui dépasse la simple volonté d'un adulte. Cela peut être simplement parfois une référence générale à "c'est comme ça la vie" . Ainsi, il fait l’expérience que les limites qu'on lui impose sont autre chose qu'un caprice de l'adulte, à quoi il opposerait alors son propre caprice. De même, la phrase "ici, on ne fait pas ça" permet à l'enfant de se repérer dans les différentes situations. Les règles ne sont pas forcément les mêmes à la maison, à la crèche, à l'école, au collège, au lycée, au sport, etc... l'enfant peut s'adapter à ces différences si les adultes ne dénigrent pas et respectent ce qui se fait ailleurs sans juger.

    L'essentiel doit reposer sur la confiance, sur la parole. Trop de surveillance vidéo amène à la provocation, l'enfant se donnant en spectacle. Je pense par exemple au "happy slapping", cette mode de filmer une agression plus ou moins violente. Cela me semble une réponse à l'intrusion que peut représenter une surveillance vidéo de plus en plus répandue, l'enfant ou l'ado en redonne, tout simplement. La surveillance vidéo fait appel à un réel plaisir malsain.

    Pour en finir avec la question de la spectacularisation, on assiste à de nombreuses émissions télévisées où il est question d'enfants agités, que l'on dit hyperactifs, avec des parents qui n'en viennent pas à bout. Il y a une certaine fascination pour cela, c'est catastrophique pour les enfants qui sont traités là comme des objets. J'en parle parce que cela prend des proportions inquiétantes avec des parents qui font référence à ces émissions en me disant qu'ils croient reconnaître chez leur enfant des similitudes avec ce qu'ils voient à la télé ou sur internet. Il n'échappe pas à l'enfant qu'il est alors regardé comme un spectacle.
    Trop de surveillance, même sans caméra, empêche l'enfant d'intégrer la règle, de l'assimiler, de se l'approprier. La règle reste extérieure à lui. Plus on se focalise sur son comportement, plus cela le pousse à exagérer.
    L'enfant intègre petit à petit la règle, si elle est ne change pas trop. Il a besoin de renouveler l'expérience de nombreuses fois avant de pouvoir se la dire lui-même. Pour l'aider à l'intégrer, bien sûr, il est nécessaire de la dire et la répéter. Mais lorsqu'on en vient à répéter des dizaines de fois la même chose, on peut se poser des questions. Soit, on peut trouver à formuler différemment, (nous verrons cela plus loin) soit, on peut répondre à l'enfant qu'il connaît la règle, sans la répéter : cela fait appel à ses capacités et le responsabilise davantage que si on répète sans cesse avec l'idée qu'il n'a pas compris ou oublié ou qu'il ne veut pas écouter. L'enfant se heurte alors lui-même à la frustration, alors que ce qu'il cherche, c'est que tout vienne de l'autre pour qu'il puisse s'en prendre à l'autre.

    Autre exemple, lorsque l'enfant commence à marcher et qu'il touche à tout, il est en pleine découverte du monde qui l'entoure. Il ne va pas intégrer du premier coup, ni en quelques semaines, tout ce qu'il ne doit pas faire. La plupart des phrases qu'on leur adresse alors commencent par "non." Cela devient vite insupportable pour l'enfant comme pour le parent. Il faut donc trouver à formuler autrement. Il y a des moyens d'interdire en commençant par dire "oui." "oui, cela t'intéresse, mais tu ne peux pas le faire, oui, tu as envie de faire ça, mais ce n'est pas possible, pas encore, ou pas ici, ou pas maintenant... ou c'est dangereux" Vouloir trop vite l'arrêter dans ce qu'il fait ne fait que renforcer son désir de le faire. Par contre, le "oui mais" permet d'accuser réception du désir de l'enfant, il se sent reconnu, écouté, et cela peut être l'occasion de l'encourager à supporter la frustration. On peut rester ferme tout en aidant l'enfant à accepter. Oui, il faut être très fort et courageux pour arriver à s'empêcher de faire quelque chose qui nous tente.
    Avec les adolescents c'est un peu plus délicat parce que ce "oui mais" doit prendre parfois des formes plus détournées. Cela doit passer par accepter leur façon de parler ou de se comporter sans répondre à leur provocation. Cela demande de faire preuve d'imagination, d'inventivité, ce n'est pas facile.


Ne pas trop dire, trop expliquer, trop négocier.

    Cela peut vous paraître curieux alors que cela fait plus de 30 ans que l'on nous dit, avec Françoise Dolto qu'il faut parler et expliquer aux enfants. Je crois que tout le monde a compris cela et aujourd'hui on en dit trop. Les enfants sont parfois gavés de paroles et du coup, n'écoutent plus rien. Du coup aussi, ils ont peu de place pour leur propre parole.
    Bien sûr, qu'il faut leur expliquer un minimum pourquoi on décide ou on interdit certaines choses. Expliquer ne veut pas dire négocier, ni se justifier. J'entends souvent des parents ou des professionnels s'adresser à l'enfant, même très petit, pour lui demander s'il est d'accord, ou simplement prendre une intonation interrogative pour lui imposer quelque chose. Par exemple : "tu viens te laver les mains?" Ou "Tu viens à table?" ou "on s'en va, d'accord?". C'est une occasion royale pour lui de dire non, alors que si la chose est dite naturellement, sans questionner, elle n'appelle pas à la contestation.
    Rechercher absolument le consentement de l'enfant pour éviter le conflit ou le caprice, cela peut vous entrainer dans des négociations interminables où l'enfant lui-même se perd. Parfois, il ne sait plus pourquoi il dit non. Je crois que c'est très rassurant pour un enfant de savoir qu'il n'a pas toujours le choix. Ce n'est pas pour ça qu'on ne le laisse pas s'exprimer. Il est plus intéressant de lui demander son avis sur sa couleur ou son héros préféré que sur des décisions qui reviennent à l'adulte.

    J'entends beaucoup de parents se plaindre du comportement de leur enfant en disant "pourtant je lui explique." (qu'il ne faut pas mordre ou taper... ) mais, avant d'expliquer, se posent-ils la question de ce qui pousse l'enfant à cette attitude? Parfois, un enfant qui n'écoute pas est un enfant que l'on n'écoute pas. L'écouter, n'est pas accepter ce qu'il veut, mais pouvoir le reconnaître, et aussi s'intéresser à ce qu'il dit, qui paraît souvent sans importance, ou futile, ou même n'importe quoi. Lorsqu'un enfant dit quelque chose de gênant, on répond souvent "arrête de dire n'importe quoi." Il est vrai que ce qu'il dit peut paraître aberrant pour un adulte ou le mettre mal à l'aise. Souvent, c'est pour l'enfant une façon de questionner sur quelque chose qui le dérange ou qu'il ne comprend pas.
    Les enfants se posent des tas de questions sur la vie, la mort, la naissance des bébés, la différence des sexes. Ils ne peuvent pas toujours les formuler et on ne peut pas toujours décoder. Mais si on lui répond "arrête de dire des bêtises", il ne se sent pas écouté, et n'aura pas envie, en retour d'écouter ce qu'on lui dit. Il peut très bien entendre que l'on ne comprend pas son attitude ou ce qu'il dit, mais que l'on se questionne. Cela l'invitera à trouver une autre façon de dire.
    De même, respecter ce qu'il raconte en jouant. Le jeu est un espace de liberté. L'empêcher de taper sa poupée ou de jouer au pistolet revient à l'empêcher de traiter par le semblant des pulsions qui l'agitent dans le réel.

Il est très important de se poser la question de la place que l'on donne à l'enfant. À quelle place on le met? Lorsqu'on lui demande trop son avis, il n'est plus à une place d'enfant.
    Et de fait, à quelle place sont mis les parents? Certains me parlent de super Nanny qui, elle, arrivait à poser des limites. Mais, en leur disant ce qu'il faut faire, que faisait-elle, si ce n'est de traiter les parents eux-mêmes comme des enfants? Les parents étaient mis au même rang que leurs enfants; on voit aussi cela dans la pub, cela a d'ailleurs un effet comique : l'ado qui appelle ses parents à table et qui menace de leur couper l'ordinateur parce qu'ils n'obéissent pas, ou plus récemment, la mère qui se roule par terre en plein magasin devant son enfant qui faisait un caprice. J'ai déjà entendu quelqu'un dire "j'ai essayé, ça a marché." En effet, c'est très tentant. Tout comme de mordre l'enfant qui a mordu pour qu'il se rende compte de ce que ça fait.     Je veux bien croire que cela marche parce qu'il y a l'effet de surprise. Mais au final, cela dit quoi? Si l'on se réfère à ce que j'ai dit tout à l'heure à propos de l'image et du miroir, cela fait tout simplement appel à l'imitation, et l'on assiste à une inversion des places : le parent, en faisant comme l'enfant, se met à sa place, et l'incite à faire comme lui. Il se discrédite dans son autorité.


Ne pas trop vouloir se faire aimer.

    Dire non, c'est protéger l'enfant, et il comprend très bien cela. J'entends de jeunes adultes reprocher dans l'après coup à leurs parents de ne rien leur avoir refusé. Un jeune père de trente ans est venu me consulter car son couple était au bord de la séparation. Il ne savait pas se limiter dans ses achats et il en souffrait énormément : "je ne vis pas, je consomme" disait-il.
    J'en reviens aux premières limites, je disais qu'elles étaient corporelles : la naissance, le sevrage. Cela peut nous servir de base. Au fond, il s'agit toujours d'interdire ce retour au corps maternel, avec une extension aux objets et aux territoires. Cela se joue sur de multiples détails qui ont une grande importance, je donnerai quelques exemples. Quelque soit son âge, l'enfant, pour grandir, avoir envie d'apprendre, puis plus tard d'avoir un métier, une famille etc... il doit avoir cet interdit de base qui l'oblige à chercher ailleurs que dans le giron maternel. C'est une loi universelle que Claude Lévi-Strauss a identifiée dans toutes les civilisations sous la forme de l'interdit de l'inceste. Il ne suffit pas, bien sûr, d'interdire l'inceste. On en revient à la dimension symbolique. L'accès au corps de l'autre, et à l'excitation corporelle sans limite, laisse l'enfant aux prises avec le réel et il s'agite beaucoup. Si on ne l'arrête pas, il finit par se faire mal. Tous les parents connaissent cela "ça va mal finir, après tu vas pleurer..."
    Les enfants sont très ingénieux pour contourner les interdits, et c'est ainsi que certains parents peuvent être très exigeants sur certains points et laisser passer des choses sans s'en rendre compte, et ces petites choses apparemment sans importance peuvent signifier à l'enfant qu'il a tous les droits.
    À commencer par le lit des parents, et même la chambre. Il est commun de dire que l'enfant ne doit pas aller dans le lit des parents.... sauf pour le câlin du dimanche matin, c'est tellement agréable... ou sauf quand papa n'est pas là parce que maman n'aime pas dormir seule... ou sauf quand l'enfant pleure ou fait des cauchemars, ou a une crise d'angoisse... Bref, il y a toujours des tas de raisons pour contourner la règle. Idem pour la chambre : combien d'enfants jouent dans la chambre de leurs parents parce que c'est là qu'il y a la console, ou l'ordinateur, ou la télé? C'est un choix des parents. Simplement, il faut savoir que pour l'enfant, s'il a accès au lit ou à la chambre des parents, cela veut dire qu'il a accès au corps de sa mère, à ce fameux retour à la vie intra-utérine, qui au fond, est une vie très passive où l'on n'aspire à rien.
Idem pour le sac à main, symboliquement, c'est un prolongement du corps de la mère.     On peut interdire tout ce que l'on veut à l'enfant, s'il a la permission de fouiller dans le sac de sa mère ou de son père, s'il a accès au chèquier ou aux clés de la voiture, c'est comme si tout lui était permis. Pour qu'il intègre les limites, il y a à préserver des territoires, comme l'intimité des parents où l'enfant n'a pas accès, même si vous n'y voyez pas d'inconvénient, même si c'est plus pratique, même si l'enfant ne pense pas à mal. En pensant se simplifier la vie, en évitant ces interdits, on se crée bien des complications.
    Ne pas avoir ces territoires interdits est très angoissant pour l'enfant car il se croit à la place d'un adulte avec ses capacités d'enfant, c'est écrasant pour lui.
Par ailleurs, si l'on joue avec l'enfant au même niveau que lui, comme un copain ou une copine, au papa et à la maman par exemple, on peut se trouver en difficulté pour affirmer son autorité car l'enfant aura du mal à faire la différence entre la situation réelle et celle du jeu.
    Je vous donne d'autres exemples, ce ne sont que des exemples qui m'ont été rapportés par des parents eux-mêmes, ou que j'ai pu observer.

Ne pas trop devancer ses capacités

    Aujourd'hui les enfants montrent des capacités technologiques qui sont supérieures à leurs capacités physiques. Ils peuvent se servir très tôt d'ordinateurs, et par l'image, peuvent réaliser des choses qu'ils n'ont pas les moyens physiques de faire. Leurs compétences technologiques épatent les adultes qui ne sont pas nés dans ces nouvelles technologies. Les parents sont fiers de voir ces capacités chez leurs enfants, et peuvent se laisser leurrer sur leur réelle maturité.
    Des parents viennent consulter parce que leur enfant de trois ans ne les écoute pas et s'agite beaucoup. Pourtant, ils ont beaucoup d'exigences éducatives et sont capables de lui dire non. Au cours de la conversation, les parents disent avec fierté qu'il allume le feu à la cheminée, accompagné par son père, et ils se plaignent par ailleurs qu'il change de chaîne à la télé sans leur demander leur avis. Je remarque aussi que dans ses jeux, il exprime beaucoup d'angoisse par rapport à la cheminée. Je suggère que cet enfant n'a peut-être pas la maturité suffisante pour allumer le feu ou se servir de la télécommande. La maman me répond qu'elle pensait que du moment qu'il pouvait le faire, elle pouvait l'autoriser. Elle décrit ainsi cette illusion que donne l'accès facile à certaines technologies. L'enfant est ainsi confronté à une certaine toute-puissance qui l'angoisse énormément et qui paradoxalement a pour effet de l'écraser. C'est un jeu d'enfant que de démarrer une voiture. Pourquoi ne pas le laisser faire?


    Je crois que ce qui peut nous orienter, c'est la question suivante : est-ce que l'enfant est à sa place d'enfant lorsque je lui laisse faire ça? Pour démarrer une voiture, en dehors des capacités physiques, il faut avoir le permis, c'est à dire avoir l'expérience d'un apprentissage et d'un examen, accepter de se soumettre à un code.     Pour allumer un feu ou la télé, ou l'ordinateur, c'est la même chose. En dehors du simple geste, il faut avoir conscience du danger, connaître certaines règles de sécurité et accepter de s'y plier. Pour le feu c'est évident, mais pour la télé et l'ordinateur, on l'a vu tout à l'heure, c'est pareil. Il y a un danger à l'utiliser sans modération. L'addiction aux jeux vidéo est reconnue. À mon sens, pour qu'un enfant ait un accès libre à la télé ou l'ordinateur, il faut qu'il en connaisse les pièges, les dangers et qu'il soit capable de se limiter lui-même. Autant dire, qu'il soit adulte, car même les adultes ont du mal à se limiter sur les écrans.
    Donc, il est important de ne pas se laisser leurrer par les capacités et l'intelligence que montre l'enfant. Le limiter sur certaines activités ne le freinera pas dans ses acquisitions, au contraire. C'est le fait de ne pas avoir accès à tout qui va le motiver pour apprendre.

    On en revient à l'acquisition de l'autonomie. Pour le bébé, c'est la même chose. Un bébé acquiert la marche et le langage tout seul. Il n'y a pas besoin de lui apprendre, mais il a besoin de cet espace qui va lui permettre de s'en saisir. Cet espace, c'est ne pas lui faire faire ce dont il n'est pas capable. Par exemple, on ne met pas assis un bébé qui ne sait pas s'asseoir. Bien, sûr, il arrive qu'il râle sur son tapis à plat ventre ou à plat dos. Mais ce sont ses efforts pour avancer, reculer, se tourner, pour attraper le hochet qui est un peu trop loin qui vont le muscler suffisamment pour ensuite pouvoir se mettre assis et avancer à quatre pattes. Cela passe par de la frustration et de la colère. J'ai déjà vu des bébés se retourner du dos sur le ventre (ou l'inverse) pour la première fois de leur vie par un mouvement de colère, après avoir râlé un moment parce qu'ils n'y arrivaient pas. Les enfants ont plutôt besoin qu'on les encourage à supporter la frustration au lieu de faire les choses pour eux.


Ne pas trop en demander

    On parle beaucoup des interdits, mais poser une limite, cela peut être aussi poser une obligation. Toutes les petites contraintes du quotidien (se laver, s'habiller, mettre le couvert, faire ses devoirs, ranger sa chambre, être poli etc) sont autant de motifs à transgresser et à entrer en conflit.
Pour pouvoir imposer quelque chose à un enfant, il est important de mesurer s'il est capable de le faire. Si ce qu'on lui demande lui apparaît comme une montagne, on va droit au conflit. Il en est de même pour les menaces et les punitions. Il vaut mieux rester dans le domaine du possible pour rester crédible.
    Il est important que l'enfant ait un choix possible dans ce qu'on lui impose, une échappatoire, une ouverture. S'il se heurte à un mur, il sera désespéré.
Cela ne contredit pas ce que je disais tout à l'heure à propos du choix. L'interdiction ou l'obligation, pour ne pas être écrasante, doit comporter une petite part de liberté pour l'enfant. Cela se joue sur des détails. Il s'agit d'accepter que l'enfant fasse à sa façon. Par exemple, pour ranger la chambre, le rangement lui est imposé, mais il peut avoir le choix de la place de certaines choses. Pour la toilette, il n'est peut-être pas nécessaire de vérifier systématiquement s'il est bien lavé, selon les âges, et selon ce que vous êtes capables de supporter, il y a toujours une petite part de choix, même très restreint, à laisser à l'enfant pour qu'il puisse accepter la contrainte. Ce n'est pas forcément accepter leur condition, c'est plutôt leur faire remarquer qu'ils ont un choix possible, mais limité dans ce qui leur est imposé. De même pour les interdictions : tu ne dois pas crier, tu pourras le faire quand tu seras dehors.



    Les conflits sont inévitables, on l'a vu, et nécessaires. Pour autant, ils doivent être, eux aussi, limités. Poser une limite à un enfant ou un adolescent, cela implique qu'il va jouer dessus, voire même batailler. C'est fait pour ça. Un enfant qui accepterait tout interdit sans broncher serait un robot.

5 Comment sortir d'une situation d'affrontement?

    Lorsque l'affrontement ou le conflit est inévitable, avec le petit comme avec le grand, on se retrouve vite dans une partie de pingpong où l'enfant s'oppose et où l'adulte veut montrer qu'il a l'autorité, le dernier mot.
    Le problème c'est que l'on est alors dans cette situation en miroir, dont on ne peut sortir qu'en se décalant. J'en reviens à ma définition de la limite : introduire du symbolique dans une situation réelle et imaginaire.
    La situation d'affrontement est réelle parce que chacun est aux prises avec ses pulsions, la colère monte et peut déborder. Elle est aussi imaginaire au sens où chacun est aux prise avec son image et celle de l'autre : chacun veut montrer qu'il est le plus fort. La solution ne peut venir que de l'adulte. Est-ce que avoir de l'autorité c'est montrer sa force? Auquel cas cela ne peut qu'inciter l'enfant à montrer la sienne.     Dès qu'il y a un enjeu de pouvoir, cela tourne au rapport de force. N'oublions pas que l'enfant imite l'adulte. C'est pourquoi les solutions doivent être celles que l'on a envie que l'enfant adopte. Crier ou taper ne peut que l'inciter à faire pareil et donne à voir que l'adulte se laisse déborder par ses propres émotions. Être le plus fort, c'est plutôt ne pas se laisser emporter par sa colère, c'est assumer que l'enfant puisse être en colère après soi, sans que cela touche aux liens d'affection.

Vexer, faire peur, faire croire, etc...
    Tout cela est très tentant pour faire réagir l'enfant, mais cela ne marche qu'un temps. Jouer sur la peur (le loup va venir si tu ne m'obéis pas... ou si tu ne viens pas, je te laisse là) ou sur l'humiliation est à double tranchant. L'enfant croit ce qu'on lui dit. Si vous lui dites "t'es nul", ou "tu n'es qu'un bébé" je vous assure qu'il le croit. Certains ne demandent que ça, d'ailleurs, d'être un bébé. Comment pouvez-vous après lui demander de faire des choses de grand? L'enfant prend ce que dit l'adulte au pied de la lettre et y croit dur comme fer.
    Des parents consultaient avec leur fils de 5 ans parce qu'ils n'en venaient pas à bout, il faisait beaucoup de colères. Ils utilisaient beaucoup de stratagèmes pour obtenir ce qu'ils voulaient de lui. Ils jouaient sur sa peur pour qu'il se calme. Ce garçon était très angoissé et refusait de quitter ses parents justement parce qu'il ne savait jamais à quoi s'attendre. Il s'agitait parce qu'il vivait dans une insécurité permanente.
    Une petite fille refusait d'apprendre à l'école. Sa mère lui mentait ostensiblement, et me disait  devant elle "je vais faire une course" puis s'adressait à sa fille " je t'attends là" Cela paraît gros comme ça, mais c'est très courant que les adultes parlent devant les enfants comme s'ils n'étaient pas là. Nous l'avons tous fait un jour ou l'autre. Pour cette fillette, la parole n'avait aucune valeur, n'était pas fiable.     D'autre part, le message que lui passait sa mère en faisant ainsi était "tu ne comprends rien à ce qu'on dit" son accès au savoir était barré à l'école car elle se conformait à ce message qu'elle recevait de sa mère. Elle suivait la logique de sa mère.
    Si je prends l'habitude de mentir à l'enfant ou de faire comme s'il n'entendait pas, il prendra l'habitude de ne pas écouter ce qu'on lui dit. Sans compter qu'en grandissant, il se rendra compte qu'on lui mentait, et n'accordera aucun crédit à la parole de l'adulte.
    L'enfant demande que l'on soit sincère et logique avec lui. C'est le meilleur moyen de le rendre intelligent : vous lui donnez toutes les cartes en main pour se débrouiller dans le monde qui l'entoure. Vous lui donnez accès à la parole avec confiance, c'est cela la dimension symbolique qui lui permettra de traiter le réel auquel il est confronté.
    Daniel Pennac démontre aussi dans son livre à quel point il se croyait nul, jusqu'à penser au suicide, jusqu'à ce qu'il tombe sur des profs qui lui disent qu'ils ne croyaient pas à la nullité. Ces profs l'ont tiré d'affaire parce qu'ils ne se sont pas contentés de l'image qu'il donnait de lui. Par exemple, il était menteur et affabulateur, et au lieu de le traiter de menteur, un prof lui a demandé d'écrire une histoire : il lui a donné un cadre possible dans lequel il pouvait donner libre cours à son imagination tout en ayant une exigence sur l'orthographe. Daniel Pennac raconte que de cette expérience, il a gardé un objet qui ne le quitte pas : un dictionnaire. Il est devenu écrivain.
    De ce témoignage, on peut retenir que l'on peut aider un enfant à trouver son objet. Pas forcément un objet concret, mais un objet de désir, d'intérêt, quelqu'il soit, qui pourra donner envie à l'enfant de faire appel à ses qualités, de les développer. Même si ses centres d'intérêt nous paraissent pauvres, ou dérisoires, si l'enfant se sent reconnu dans ses choix, il peut être motivé et accepter de se laisser guider.
Daniel Pennac était le premier surpris de la réaction de ses professeurs qui l'ont pris à contre-pied par rapport à sa nullité.
    Ce qui est important dans cette histoire, c'est l'effet de la surprise, le décalage. Il ment. Le prof lui demande d'inventer des histoires. Du coup, ce jeu du chat et de la souris entre le menteur et son prof n'a plus de raison d'exister.

    Sortir d'un affrontement, c'est créer la surprise, faire dégonfler l'importance des choses, trouver un décalage. J'entends souvent "il me cherche" eh bien, il est important que l'enfant ne vous trouve pas là où il vous cherche. L'humour peut parfois aider. L'important est de se dégager soi-même, d'être moins concerné. On peut questionner l'enfant sur ce qu'il cherche, même s'il n'a pas la réponse. Cela lui dit que son comportement a un sens, que l'on cherche à comprendre et que l'on ne se contente pas de s'opposer à lui.
    On peut aussi faire appel à la créativité de l'enfant. Une petite fille en thérapie refusait systématiquement l'arrêt des séances. Un jour, alors qu'elle boudait, disant qu'elle ne voulait pas arrêter, je lui répondis "il va falloir que tu trouves une solution pour accepter." elle s'est illuminée, a choisi de poser son dessin à un endroit précis, disant que c'était sa solution pour arrêter. J'étais moi-même très surprise de cet effet : le simple fait de la renvoyer à sa solution, à son inventivité, à sa part de liberté, a suffi pour éviter l'affrontement. Elle a pu accepter la contrainte. Ce n'était plus ma volonté contre la sienne.

    Pour conclure, je dirais qu'il n'y a pas une façon de poser des limites, mais que c'est toujours à inventer, en sachant que l'enfant vous imitera. Je crois que les limites que l'on peut poser sont celles que l'on peut s'imposer à soi-même. Si l'on se questionne, il se questionnera, cherchera des solutions lui-même. Boris Cyrulnik parle de "tricotage", au CIEN on parle de "bricolage" ici, à Parentis, nous allons parler de "tissage" : voyons ce que les parents tissent.

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