Je vous remercie de m'avoir confié cette délicate mission qui est
celle de parler des limites. Je n'en oublie pas pour autant le cadre de
cette conférence : "la parole aux parents", c'est pourquoi je me fais
ici porte parole de ce que j'entends dans ma pratique, paroles de
parents, d'enfants, de professionnels, ainsi que quelques exemples
trouvés dans la littérature.
Ce que je vais dire ici n'est
donc pas une méthode éducative, mais plutôt un témoignage de là où j'en
suis dans ma recherche à ce sujet, de ce que m'ont enseigné les parents
et les enfants que j'ai pu écouter.
"J'ai beau lui expliquer, il ne m'écoute pas."
"Je ne comprends pas pourquoi elle fait ça... pourquoi elle est comme ça"
"On ne sait plus quoi faire, on a tout essayé, on n'en peut plus"
"Je le menace de la pension, c'était ma terreur quand j'étais petit."
"Il me tape, il m'insulte"
"Il a un problème avec le non"
"Il est violent."
Je pourrais continuer longtemps la liste des plaintes des parents....
Voici ce que j'entends aussi d'enfants ou d'adolescents :
"Ma mère, quand elle parle, elle fait des romans, c'est toujours pour avoir raison."
"Mon père, il s'en fiche de ma vie, depuis que j'ai grandi, il me fait que des reproches, il veut que je sois parfaite."
"Ma mère n'est pas assez sévère"
"Mes parents m’ont tout laissé faire, ils ne se sont pas occupés de moi."
Il s'agit de trouver comment faire se rencontrer deux logiques différentes, celle des parents et celle des enfants.
Je vous épargne le discours selon lequel il faut donner des limites et
des repères aux enfants, tout le monde le sait, et ce n'est pas pour ça
qu'on y arrive. Une mère me disait : "Quand je voyais un enfant faire un
caprice, je me disais que ses parents le laissaient trop faire,
maintenant que j'en ai un, je n'y arrive pas avec lui, pourtant je lui
dis non!"
Il ne s'agit pas non plus de dire que les parents
démissionnent ou qu'il faut leur apprendre leur rôle, ni de dire que les
enseignants, éducateurs ou nounous ne font pas leur boulot.
Il s'agit plutôt de chercher à comprendre ce qui se passe entre les
enfants et leurs parents, et plus généralement les adultes.
Nous allons tenter de dégager ce que veut dire poser une limite. Quelles limites poser, et comment?
Ainsi, il s'agit d'abord de comprendre dans quelle situation nous nous
trouvons dans le monde d'aujourd'hui avec les enfants, quelle place est
donnée aux enfants dans notre société.
1 Le contexte dans lequel naissent et grandissent les enfants aujourd'hui
«
Nos jeunes aiment le luxe, ont de mauvaises manières, se moquent de
l’autorité et n’ont aucun respect pour l’âge. A notre époque les enfants
sont des tyrans. » Socrate, 470 avant JC
Nous
voyons qu'une certaine image des jeunes n'est pas nouvelle, et le
collectif "pas de zéro de conduite" qui milite contre le repérage de la
délinquance dès 3 ans, rappelle que Socrate a été accusé de corrompre la
jeunesse. Quelque chose a changé depuis l'époque de Socrate.
Vous avez été invités en arrivant à regarder quelques panneaux de
publicité trouvées dans des revues récentes. Les publicitaires sont très
ingénieux pour repérer comment fonctionne l'être humain et comment
l'amener à consommer. La pub est un reflet du monde dans lequel nous
vivons mais aussi elle induit un certain mode de vie, nous donnant
l'illusion que les choses sont indispensables et accessibles facilement.
Donc, bienvenue dans le monde de l'illimité!
Sans faire une analyse des campagnes publicitaires, il est facile de
remarquer comment l'absence de limite est un argument de vente, comment
l'enfant et l'adolescent sont ciblés par la publicité, et sont placés à
la fois en objets et en êtres tout-puissants. (par exemple la campagne
de pub pour voitures où un bébé était à l'affiche avec son prénom et son
âge : Clio, 18 mois, Méganne, 12 mois.) On assiste aussi à une
inversion des places : l'ado qui menace ses parents de couper internet
parce qu'ils n'arrivent pas à s'en décrocher.
Je dégagerai de cela
L'importance de l'image
À l'époque de Socrate, la transmission se faisait essentiellement par
la parole, la preuve, c'est que lui-même n'écrivait pas.
L'image
joue un rôle primordial dans notre vie, et il ne faut pas négliger
l'impact de tout ce qui passe à la télé sur nos comportements, et encore
plus sur ceux des enfants.
Lors d'un reportage télévisé sur le
rôle de la publicité dans l'obésité des enfants, une petite fille disait
: "mon estomac me dit que je n'ai pas faim, mais quand je vois la pub,
je me dis que j'ai faim, parce que j'ai envie de manger, je ne peux pas
m'en empêcher."
Le message qui est véhiculé à travers tout cela est : "fais-toi plaisir, sans limite"
Daniel
Pennac dépeint dans son livre "Chagrin d'école" d'une manière très
parlante comment les jeunes sont ciblés par le marketing. A un âge où
ils sont en recherche d'identité, on leur propose des marques qui leur
serviront de repère et de signe de ralliement ou de reconnaissance entre
eux. Ils sont visés comme "enfants-clients" et je dirais consommateurs.
On trouve le même processus au sujet des bébés, où là, ce sont les
parents qui sont visés avec la multiplication des objets de
consommation, produits de puériculture dont les échantillons sont
largement distribués en maternité, avec pour message sous-jacent : si
vous êtes de bons parents, vous n'allez pas refuser ça à votre enfant,
jouant à fond sur le sentiment de culpabilité qui agite tout parent. Le
bébé est un marché, comme l'indique l'affiche du Salon du bébé, faisant
suite au salon de l'automobile ou de l'agriculture.
L'idée n'est pas ici de faire le procès de notre société, mais de
repérer ce qui est en jeu, et nous comprenons mieux comment il n'est pas
aisé de poser des limites aux enfants. Nous reviendrons plus tard sur
l'importance de l'image au sujet du développement de l'enfant.
J'ajoute à cela
L'importance des objets
D. Pennac nous fait très justement remarquer que les enfants ont accès
aux mêmes choses que les adultes. Ils ont le même poids économique. Il
existe des sites d'achats dédiés aux adolescents où ils peuvent
commander avec la carte bleue de leurs parents.
Lacan, avait prévu la montée en puissance de l'objet, au détriment de l'autorité.
Aujourd'hui
les objets viennent combler un manque, manque auquel nous nous
confrontons de moins en moins. Pour les plus petits, doudous et tétines
en série pour ne pas manquer si on en perd un ; pour les plus grands,
portables et accès à l'image, au savoir de plus en plus illimité. Que
peut désirer un enfant aujourd'hui? Qu'est-ce qui peut le motiver à
apprendre? D'un point de vue matériel, en tout cas dans notre société,
l'enfant d'il y a 30 ans était naturellement confronté à davantage de
limites que celui d'aujourd'hui. Mais ce n'est pas seulement une
question matérielle.
À côté de cela, quelles exigences
avons-nous pour les enfants? Depuis la contraception, les couples, et
même les femmes seules, font les enfants à eu près quand ils le
désirent, et, avec la procréation médicalement assistée, l'enfant est
parfois très désiré avant d'arriver. De plus, il est le fruit de la
médecine, c'est à dire d'un savoir, d'une science, ce qui n'est pas tout
à fait la même chose que d'être le fruit d'un rapport sexuel. Dans la
conception des enfants, les choses sont de plus en plus maîtrisées, y
compris tout au long de la grossesse que l'on suit de très près par
imagerie médicale.
Avec internet, l'accès à
l'image, à la connaissance, est illimité. Avec les caméras et téléphones
portables, l'accès à l'enfant est aussi quasi illimité. Voici quelques
témoignages :
"Mon portable, c'est pour que ma mère sache toujours où je suis."
"J'envoie
mes mauvaises notes par sms à ma mère, comme ça elle a le temps de s'y
faire avant que je rentre et la colère est passée."
"J'ai le portable de mon père, c'est illimité"
"J'envoie des sms en cours, ma mère me répond. Elle dit que si je me fais choper, c'est tant pis pour moi."
Ainsi, les données de l'absence et de la séparation sont totalement
modifiées, et par conséquent, la capacité à supporter la frustration.
Nous allons voir tout cela en abordant quelques points du développement
de l'enfant.
2 Les moments cruciaux : petite enfance et adolescence
J'ai regroupé ces deux moments car ils ont beaucoup de points communs,
ce sont deux moments critiques du développement, au sens où le sujet se
structure dans un complexe, à l'occasion d'une crise. Dans les deux cas,
le sujet est aux prises avec des pulsions qui le débordent et cherche à
s'autonomiser tant bien que mal par rapport à ses parents. Dans les
deux cas aussi, il y a une très forte fascination par l'image, comme
nous allons le voir. La seule chose qui diffère, ce sont les objets en
jeu.
Jacques Lacan, suite aux observations d'Henri Wallon a
décrit le fameux "stade du miroir" comme "fondateur de la fonction du
Je" : Entre 6 et 18 mois, l'enfant peut reconnaître son image dans le
miroir. À cet âge là, il n'a pas encore acquis l'image de son corps
comme unifiée. La perception de son image lui procure une satisfaction
jubilatoire, ainsi que lorsqu'il voit son semblable : il anticipe les
capacités motrices qu'il n'a pas encore. Une publicité traite tout à
fait cela actuellement : on y voit des bébés en trains de faire du patin
à roulettes. Lacan parle de véritable coaptation par l'image, de
spectacularisation : l'enfant est totalement capté par le spectacle de
son image. C'est le mythe de Narcisse, qui tombe amoureux de son reflet
dans l'eau et en meurt.
Ce qui permet à l'enfant de ne pas se
perdre dans son image, c'est la parole de l'adulte. En nommant ce qui
se passe, en nommant l'enfant qui se voit et le voit dans le miroir,
l'adulte interpose sa parole entre l'enfant et son image. Les travaux
récents sur l'observation des bébés mettent en valeur l'importance de
l'imitation chez le bébé, qui induit lui-même chez l'adulte un
comportement d'imitation. Le langage corporel est très présent dans les
relations adulte-bébé.
On retrouve cette prégnance de
l'imitation chez l'adolescent, par des voies différentes, d'où le succès
des réseaux sociaux. Le gouvernement a fini par le comprendre en
refusant de communiquer le nombre de voitures brûlées au 1er janvier
pour éviter la surenchère. L'enfant imite ce qu'il voit faire,
particulièrement ce qui échappe à notre conscience. C'est ainsi que les
parents ne transmettent pas forcément ce qu'ils souhaitent à leurs
enfants. Mais, en référence à ce que je viens de dire sur la découverte
de son image, l'enfant, et l'adolescent peuvent littéralement coller à
ce qu'ils entendent sur eux, à ce que l'on dit d'eux et peuvent
s'enfermer dans une image que l'on a d'eux. Cela peut créer un cercle
vicieux qui ne laisse pas d'autre choix à l'enfant que de donner à voir
ce que l'on dit de lui : j'ai récemment entendu en enfant de 3 ans
déclarer : "je suis nul" ou une fille de 9 ans annoncer : "je suis
dyspraxique" parce que sa maîtresse ait dit à ses parents qu'elle avait
trouvé sur internet des similitudes entre ses difficultés et la
dyspraxie.
Nous allons voir que reconnaître les désirs de l'enfant, sans pour autant tout accepter, peut aider à lui poser des limites.
Je vais encore devoir faire appel à un peu de théorie pour démontrer cela.
Lacan définit 3 registres qui structurent le sujet : le réel,
l'imaginaire et le symbolique doivent être noués pour assurer la
cohésion du sujet. Très schématiquement, ce que Lacan appelle le réel,
ce n'est pas exactement ce qu'on appelle la réalité, c'est ce qui est
impossible à dire, ne peut pas être nommé : par exemple les pulsions,
les traumatismes, les phénomènes de corps, la mort, le sexe. C'est tout
ce qui nous fait dire : "je ne sais pas ce qui m'a pris" ou "c'est plus
fort que moi" ou "je ne trouve pas les mots" C'est ce qui peut aussi
laisser un enfant ou un adolescent silencieux alors qu'on lui demande de
s'expliquer sur ses actes. C'est ce qui fait qu'il peut paraître
insolent parce qu'il refuse de répondre, ou rit. Ce qui peut passer pour
de la provocation peut être aussi simplement le signe d'une gêne, d'une
impasse dans laquelle il se trouve sans pouvoir rien en dire. C'est
tout cela, le réel.
Pour tenter de traiter ce réel,
le sujet recourt à l'imaginaire et au symbolique. L'imaginaire, ce
n'est pas seulement l'imagination, c'est surtout tout ce qui a trait à
l'image. C'est à dire tous les phénomènes que je vous ai décrits
auparavant. Pour reprendre le stade du miroir, le tout-petit a un vécu
morcelé de son corps. Au départ, il ne sait pas par exemple que sa jambe
lui appartient, ou que le sein qu'il tête, ne fait pas partie de son
corps. C'est par l'image qu'il prend connaissance de son corps : son
image dans le miroir et celle des autres bébés. La parole de l'adulte le
sépare en même temps de cette image. A cet âge là, l'enfant n'est pas
différencié de l'autre. Lorsqu'un petit vous dit "untel m'a tapé"
alors que c'est lui qui vient de le faire, ce n'est pas du mensonge au
sens habituel : lui et l'autre, c'est pareil. On retrouve cela à
l'adolescence dans les insultes : "il m'a traité" où l'on peut dire que
c'est celui qui dit qui est : celui qui traite l'autre ne fait que
parler de l'image qu'il a de lui-même. C'est important pour comprendre
qu'un ado qui insulte est un ado qui se sent mal. Si le sujet reste pris
dans l'imaginaire, c'est une incessante partie de ping pong entre lui
et l'autre. Vous connaissez cela lorsque votre enfant entre en conflit
avec vous, cela peut être sans fin.
Donc, le
troisième registre qui va venir équilibrer tout ça, c'est le symbolique.
Le symbolique, René Magritte l'illustre très bien par son tableau : "La
trahison des images" où il écrit en bas de l'image d'une pipe :"ceci
n'est pas une pipe." Le symbolique est une représentation, une référence
à quelque chose qui peut ne pas être là. C'est tout ce qui a à voir
avec le manque, l'absence, la parole. Dans le tableau, l'objet réel, la
pipe, n'est pas là. Ceci n'est que l'image d'une pipe. C'est exactement
ce qui sa passe lors du stade du miroir lorsque l'adulte parle au bébé :
ceci n'est pas toi, c'est ton image. Il introduit là une séparation.
Pour les ados, vous introduisez du symbolique lorsque vous dites à
votre enfant qui se plaint d'être traité "ce n'est pas vrai ce que dit
l'autre, il dit ça parce qu'il est en colère, ou jaloux, etc..." vous
introduisez un décalage, une autre dimension dans une relation
passionnelle. Ou lorsque vous dites à celui qui insulte "on ne parle pas
comme ça à son frère, son père ou sa mère, ou son prof..." vous
introduisez une référence à une loi à laquelle tout le monde est soumis.
C'est très important ça, l'idée que nous aussi, les adultes sommes
soumis à une règle, une loi, même si nous ne sommes pas à la même place
que les enfants. Dire "on" et non "tu" décale de la relation en miroir,
introduit le monde social dans lequel nous vivons et ne met pas la
réprimande sur un rapport de force, mais sur un rappel plus neutre à la
loi. C'est comme ça pour tout le monde.
S'il fallait donner une
définition de la limite, je donnerais celle-ci : poser une limite, c'est
introduire un ordre symbolique dans une situation réelle et imaginaire.
3 Que sont les premières limites ?
Je dirais qu'elles sont corporelles, à commencer par la naissance qui
est une première séparation d'avec le giron maternel. Tout être humain
garde une nostalgie de ce paradis perdu comme l'attestent les
psychanalystes qui recueillent autant de témoignages en ce sens dans les
rêves, fantasmes etc... L'enfant, en naissant et en grandissant est
confronté à de multiples renoncements nécessaires à son développement,
renoncements qu'il acceptera plus ou moins bien. Les parents eux-mêmes
se font violence pour imposer ces renoncements à leur enfant.
La seconde limite que l'enfant va trouver, c'est l'absence de sa mère
lorsqu'il a faim : le biberon ou le sein n'est pas là à la seconde même
où il a faim. Il y a un délai d'attente qui induit que sa mère peut être
occupée ailleurs, qu'elle n'est pas toute pour lui. C'est la première
rencontre du sujet avec la frustration. Le bébé va crier, et son cri va
être interprété comme un appel : "tu as faim" ou "tu as sommeil", c'est
ça qui fait entrer le sujet dans le langage. C'est la frustration qui le
pousse à demander. Ainsi, les premières limites, c'est de laisser une
place pour le désir et la demande de l'enfant, quelque soit son âge. Ne
pas devancer tous ses désirs, même s'il est nécessaire d'anticiper sur
ses besoins. C'est ça la dimension symbolique : que l'enfant puisse se
confronter au manque, bien sûr dans les limites du supportable. Il ne
s'agit pas de dire qu'il faut laisser pleurer les bébés, mais il ne
s'agit pas non plus de leur éviter à tout prix de pleurer.
"On ne veut pas qu'il soit malheureux, on veut qu'il ne manque de rien,
on veut en profiter" J'entends beaucoup cela de parents de jeunes
enfants qui pleurent lors de la séparation à la crèche ou chez la
nounou. Bien souvent, lorsque le parent, après en avoir parlé, assume
mieux la séparation, c'est à dire reconnaît sa propre difficulté à
laisser son enfant, celui-ci s'arrête de pleurer. Vouloir éviter
absolument qu'un enfant pleure, c'est souvent pour s'éviter à soi-même
de ressentir sa propre frustration, ou sa propre souffrance, ou
angoisse. Les bébés sentent cela très fort, au point qu'ils peuvent
paraître ne pas supporter que leurs parents s'éloignent d'eux. Je le
redis, quand les parents arrivent à parler de cela, l'enfant cesse de
pleurer. Il suffit parfois d'un entretien pour que les choses
s'apaisent.
De même, il n'y a rien d'évident à sevrer un bébé
du sein ou du biberon parce qu'il s'agit là aussi de renoncer pour la
mère comme pour l'enfant à une fusion qui sera perdue.
Poser une
limite, c'est renvoyer à cette perte. C'est d'autant plus difficile que,
comme nous l'avons vu, les limites naturelles sont annulées par un
illimité virtuel.
Pour suivre la piste des limites
corporelles, après le sevrage, le corps de la mère (quand je dis la
mère, c'est aussi le père, c'est toute personne qui materne l'enfant) le
corps de l'autre en général doit devenir progressivement inaccessible à
l'enfant. Nous verrons cela plus loin. Les câlins sans limites et les
excitations corporelles maintiennent l'enfant dans cette illusion de
paradis non perdu et ne l'incitent en rien à parler, grandir. On dit de
certains enfants qu'ils sont fainéants, même très petits. Mais qu'est-ce
que la fainéantise, si ce n'est cette passivité extrême de la vie du
fœtus?
Ce qui peut guider les parents, à chaque
âge, c'est de se demander s'ils permettent à l'enfant de devenir
autonome, de faire par lui-même ce qu'il peut faire. Il est arrivé que
des parents consultent avec leur enfant de 2 ans et demi ou 3 ans parce
qu'il faisait des colères. Lorsque l'on interroge sur les circonstances
des colères, on découvre que c'est par exemple au moment de l'habillage,
ou de la toilette, que l'enfant s'agite beaucoup, parfois tape sa mère
et refuse de se laisser faire. Il demande simplement de faire lui-même,
mais il n'en est pas encore tout à fait capable. Cela demande beaucoup
de patience pour accepter de le laisser faire, tout en étant là pour
l'aider, parfois simplement d'une parole, ou accepter de le laisser se
tromper, découvrir par lui-même son erreur, trouver une solution.
J'appelle cela la stratégie de l'élastique : chez le tout petit comme à
l'adolescence, il s'agit d'accepter d'être repoussé par son enfant (ce
n'est pas pour rien qu'on appelle cela aussi un rejeton) sans qu'il se
sente lui-même lâché. Qu'il puise être assuré de la présence de ses
parents, même s'il semble n'en avoir rien à faire. C'est très ingrat la
position de parent. Cela suppose finalement de supporter soi-même une
grande frustration : accepter que son enfant puisse se passer de soi. On
voit ça dans les crèches, certains parents sont désarçonnés lorsque
leur enfant ne pleure plus à la séparation, ou ne dit pas au-revoir,
alors qu'il y a peu, le bébé était dans une totale dépendance à eux. :
"il s'en fout" disent-ils. J'entends cela aussi de parents d'adolescents
qui s'imaginent que leur enfant est indifférent à leur présence, parce
qu'ils se comportent à la maison comme s'ils étaient à l'hôtel. Ils ne
sont jamais là sauf pour manger et dormir.
On peut se dire
aussi que l'enfant est suffisamment construit, suffisamment confiant
dans son ou ses parents pour supporter tranquillement la séparation. Il
ne faut jamais croire que l'enfant ou l'adolescent est indifférent à la
présence de ses parents. Pour lui, ça change tout de savoir que ses
parents sont là, même s'il n'y est pas, ou s'il joue seul, et qu'ils
vont remarquer s'il rentre en retard par exemple. J'entends dire de
jeunes adolescents et de jeunes adultes : "mes parents s'en fichent, ils
ne me disent jamais rien." Ces jeunes-là sont perdus parce qu'ils
interprètent ce qui est une indulgence de la part de leurs parents comme
un désintérêt pour eux, alors qu'ils ruent dans les brancards si on
leur fait une remarque. Bien souvent, ils ne savent pas ce qu'ils
veulent, et adoptent des conduites à risques, jusqu'à ce qu'ils
rencontrent un arrêt.
Il y a cette fameuse phase d'opposition
que tout le monde connaît vers les deux ans, où l'enfant a besoin de
s'opposer pour se différencier de son parent, s'affirmer en tant que
sujet. On retrouve cela à l'adolescence, c'est toujours par opposition à
quelque chose, que le sujet s'émancipe. Ce n'est pas ses parents qu'il
rejette, c'est son état de dépendance vis à vis d'eux. Le développement
de l'enfant ne se fait pas sans crise et on ne peut pas faire l'économie
de ces crises.
4 Comment poser des limites?
Personne n'a envie de frustrer son enfant, on veut leur bonheur.
On
ne peut pas donner son autonomie ou son bonheur à un enfant, on ne peut
que lui permettre de le construire. On ne peut pas combler ou compenser
le manque, d'un père, d'une mère, d'un frère ou d'une soeur par
exemple. On ne peut qu'aider à faire avec le manque.
Certains
parents se posent la question : "il y a quelque chose qui ne va pas,
pourtant il ne manque de rien" ou "on fait tout pour lui, il doit
manquer de quelque chose, mais de quoi?" Je réponds : de manque. Oui,
les enfants qui vivent dans notre société aujourd'hui avec un accès
quasi illimité aux objets et aux images manquent de manque. Cela crée
pour certains beaucoup d'angoisse. (définition de l'angoisse par Lacan :
manque du manque). C'est à dire qu'il y a un trop qui les agite et les
pousse à la provocation. C'est pour cela que je reprendrai la définition
d'éduquer qu'avait amené ici Michèle Elbaz l'an dernier lors d'une
soirée du CIEN "éduquer, c'est ne pas trop" "Trop" est d'ailleurs le mot
qui remplace le mot "très" qui est banni du vocabulaire : les enfants
ne savent pas ce que "très" veut dire, ils ne connaissent que "trop".
Ne pas trop donner, ne pas trop demander, ne pas trop vouloir (se faire aimer par exemple).
Ne pas trop devancer ses besoins, ses désirs, ses capacités.
Ne pas trop donner du regard, de la voix.
je développerai ainsi :
Ne pas trop donner du regard
Par exemple, je pense à la surveillance vidéo. Que ce soit surveiller
la nounou par caméra, être en direct par webcam avec ce qui se passe à
la crèche, ou les caméras de surveillance dans les écoles comme en
Angleterre, tout cela favorise une certaine dé-responsabilisation de
l'enfant. Il est objet du regard, du contrôle extérieur à lui, il n'est
pas sujet. Il ne fait pas l'expérience de séparation nécessaire à son
développement. C'est au parent d'accepter de se séparer, de ne pas tout
voir, tout savoir sur la vie de l'enfant à partir du moment où il n'est
pas avec lui, où il le confie à quelqu'un digne de confiance. Pas trop
de regard, c'est aussi ne pas exiger que l'enfant vous regarde dans les
yeux quand vous lui parlez. On n'écoute pas avec les yeux. C'est très
difficile pour certains enfants de soutenir le regard en écoutant. Vous
pouvez très bien lui assurer que vous savez qu'il vous entend même s'il
ne vous regarde pas.
Ainsi, vous le responsabilisez au lieu de le soumettre à votre domination.
L'enfant
va intégrer les règles par la parole de l'adulte qui s'occupe de lui,
qui lui-même fait référence à un autre adulte etc... il s'agit toujours
de faire référence à un tiers (c'est ce que j'appelais tout à l'heure la
dimension symbolique) : un père ou une mère peut faire référence à
l'autre parent, non sur le mode de la menace mais en référence à une
règle énoncée en accord ensemble. Idem pour la nounou, l'éducatrice, le
maître ou la maîtresse qui peuvent inclure dans leur discours la
référence à quelqu'un d'autre : les parents, le directeur de l'école, le
collègue ou le président de la république si ça leur chante.
L'important est que l'enfant sente qu'il n'est pas pris dans la volonté
de l'un ou de l'autre adulte, mais qu'il est porté par un dispositif,
quelque chose qui se tisse au quotidien, qui dépasse la simple volonté
d'un adulte. Cela peut être simplement parfois une référence générale à
"c'est comme ça la vie" . Ainsi, il fait l’expérience que les limites
qu'on lui impose sont autre chose qu'un caprice de l'adulte, à quoi il
opposerait alors son propre caprice. De même, la phrase "ici, on ne fait
pas ça" permet à l'enfant de se repérer dans les différentes
situations. Les règles ne sont pas forcément les mêmes à la maison, à la
crèche, à l'école, au collège, au lycée, au sport, etc... l'enfant peut
s'adapter à ces différences si les adultes ne dénigrent pas et
respectent ce qui se fait ailleurs sans juger.
L'essentiel doit reposer sur la confiance, sur la parole. Trop de
surveillance vidéo amène à la provocation, l'enfant se donnant en
spectacle. Je pense par exemple au "happy slapping", cette mode de
filmer une agression plus ou moins violente. Cela me semble une réponse à
l'intrusion que peut représenter une surveillance vidéo de plus en plus
répandue, l'enfant ou l'ado en redonne, tout simplement. La
surveillance vidéo fait appel à un réel plaisir malsain.
Pour en finir avec la question de la spectacularisation, on assiste à
de nombreuses émissions télévisées où il est question d'enfants agités,
que l'on dit hyperactifs, avec des parents qui n'en viennent pas à bout.
Il y a une certaine fascination pour cela, c'est catastrophique pour
les enfants qui sont traités là comme des objets. J'en parle parce que
cela prend des proportions inquiétantes avec des parents qui font
référence à ces émissions en me disant qu'ils croient reconnaître chez
leur enfant des similitudes avec ce qu'ils voient à la télé ou sur
internet. Il n'échappe pas à l'enfant qu'il est alors regardé comme un
spectacle.
Trop de surveillance, même sans caméra, empêche
l'enfant d'intégrer la règle, de l'assimiler, de se l'approprier. La
règle reste extérieure à lui. Plus on se focalise sur son comportement,
plus cela le pousse à exagérer.
L'enfant intègre petit à petit
la règle, si elle est ne change pas trop. Il a besoin de renouveler
l'expérience de nombreuses fois avant de pouvoir se la dire lui-même.
Pour l'aider à l'intégrer, bien sûr, il est nécessaire de la dire et la
répéter. Mais lorsqu'on en vient à répéter des dizaines de fois la même
chose, on peut se poser des questions. Soit, on peut trouver à formuler
différemment, (nous verrons cela plus loin) soit, on peut répondre à
l'enfant qu'il connaît la règle, sans la répéter : cela fait appel à ses
capacités et le responsabilise davantage que si on répète sans cesse
avec l'idée qu'il n'a pas compris ou oublié ou qu'il ne veut pas
écouter. L'enfant se heurte alors lui-même à la frustration, alors que
ce qu'il cherche, c'est que tout vienne de l'autre pour qu'il puisse
s'en prendre à l'autre.
Autre exemple, lorsque
l'enfant commence à marcher et qu'il touche à tout, il est en pleine
découverte du monde qui l'entoure. Il ne va pas intégrer du premier
coup, ni en quelques semaines, tout ce qu'il ne doit pas faire. La
plupart des phrases qu'on leur adresse alors commencent par "non." Cela
devient vite insupportable pour l'enfant comme pour le parent. Il faut
donc trouver à formuler autrement. Il y a des moyens d'interdire en
commençant par dire "oui." "oui, cela t'intéresse, mais tu ne peux pas
le faire, oui, tu as envie de faire ça, mais ce n'est pas possible, pas
encore, ou pas ici, ou pas maintenant... ou c'est dangereux" Vouloir
trop vite l'arrêter dans ce qu'il fait ne fait que renforcer son désir
de le faire. Par contre, le "oui mais" permet d'accuser réception du
désir de l'enfant, il se sent reconnu, écouté, et cela peut être
l'occasion de l'encourager à supporter la frustration. On peut rester
ferme tout en aidant l'enfant à accepter. Oui, il faut être très fort et
courageux pour arriver à s'empêcher de faire quelque chose qui nous
tente.
Avec les adolescents c'est un peu plus délicat parce
que ce "oui mais" doit prendre parfois des formes plus détournées. Cela
doit passer par accepter leur façon de parler ou de se comporter sans
répondre à leur provocation. Cela demande de faire preuve d'imagination,
d'inventivité, ce n'est pas facile.
Ne pas trop dire, trop expliquer, trop négocier.
Cela peut vous paraître curieux alors que cela fait plus de 30 ans que
l'on nous dit, avec Françoise Dolto qu'il faut parler et expliquer aux
enfants. Je crois que tout le monde a compris cela et aujourd'hui on en
dit trop. Les enfants sont parfois gavés de paroles et du coup,
n'écoutent plus rien. Du coup aussi, ils ont peu de place pour leur
propre parole.
Bien sûr, qu'il faut leur expliquer un minimum
pourquoi on décide ou on interdit certaines choses. Expliquer ne veut
pas dire négocier, ni se justifier. J'entends souvent des parents ou des
professionnels s'adresser à l'enfant, même très petit, pour lui
demander s'il est d'accord, ou simplement prendre une intonation
interrogative pour lui imposer quelque chose. Par exemple : "tu viens te
laver les mains?" Ou "Tu viens à table?" ou "on s'en va, d'accord?".
C'est une occasion royale pour lui de dire non, alors que si la chose
est dite naturellement, sans questionner, elle n'appelle pas à la
contestation.
Rechercher absolument le consentement de
l'enfant pour éviter le conflit ou le caprice, cela peut vous entrainer
dans des négociations interminables où l'enfant lui-même se perd.
Parfois, il ne sait plus pourquoi il dit non. Je crois que c'est très
rassurant pour un enfant de savoir qu'il n'a pas toujours le choix. Ce
n'est pas pour ça qu'on ne le laisse pas s'exprimer. Il est plus
intéressant de lui demander son avis sur sa couleur ou son héros préféré
que sur des décisions qui reviennent à l'adulte.
J'entends beaucoup de parents se plaindre du comportement de leur enfant
en disant "pourtant je lui explique." (qu'il ne faut pas mordre ou
taper... ) mais, avant d'expliquer, se posent-ils la question de ce qui
pousse l'enfant à cette attitude? Parfois, un enfant qui n'écoute pas
est un enfant que l'on n'écoute pas. L'écouter, n'est pas accepter ce
qu'il veut, mais pouvoir le reconnaître, et aussi s'intéresser à ce
qu'il dit, qui paraît souvent sans importance, ou futile, ou même
n'importe quoi. Lorsqu'un enfant dit quelque chose de gênant, on répond
souvent "arrête de dire n'importe quoi." Il est vrai que ce qu'il dit
peut paraître aberrant pour un adulte ou le mettre mal à l'aise.
Souvent, c'est pour l'enfant une façon de questionner sur quelque chose
qui le dérange ou qu'il ne comprend pas.
Les enfants se posent
des tas de questions sur la vie, la mort, la naissance des bébés, la
différence des sexes. Ils ne peuvent pas toujours les formuler et on ne
peut pas toujours décoder. Mais si on lui répond "arrête de dire des
bêtises", il ne se sent pas écouté, et n'aura pas envie, en retour
d'écouter ce qu'on lui dit. Il peut très bien entendre que l'on ne
comprend pas son attitude ou ce qu'il dit, mais que l'on se questionne.
Cela l'invitera à trouver une autre façon de dire.
De même,
respecter ce qu'il raconte en jouant. Le jeu est un espace de liberté.
L'empêcher de taper sa poupée ou de jouer au pistolet revient à
l'empêcher de traiter par le semblant des pulsions qui l'agitent dans le
réel.
Il est très important de se poser la question de
la place que l'on donne à l'enfant. À quelle place on le met? Lorsqu'on
lui demande trop son avis, il n'est plus à une place d'enfant.
Et de fait, à quelle place sont mis les parents? Certains me parlent de
super Nanny qui, elle, arrivait à poser des limites. Mais, en leur
disant ce qu'il faut faire, que faisait-elle, si ce n'est de traiter les
parents eux-mêmes comme des enfants? Les parents étaient mis au même
rang que leurs enfants; on voit aussi cela dans la pub, cela a
d'ailleurs un effet comique : l'ado qui appelle ses parents à table et
qui menace de leur couper l'ordinateur parce qu'ils n'obéissent pas, ou
plus récemment, la mère qui se roule par terre en plein magasin devant
son enfant qui faisait un caprice. J'ai déjà entendu quelqu'un dire
"j'ai essayé, ça a marché." En effet, c'est très tentant. Tout comme de
mordre l'enfant qui a mordu pour qu'il se rende compte de ce que ça
fait. Je veux bien croire que cela marche parce qu'il y a l'effet de
surprise. Mais au final, cela dit quoi? Si l'on se réfère à ce que j'ai
dit tout à l'heure à propos de l'image et du miroir, cela fait tout
simplement appel à l'imitation, et l'on assiste à une inversion des
places : le parent, en faisant comme l'enfant, se met à sa place, et
l'incite à faire comme lui. Il se discrédite dans son autorité.
Ne pas trop vouloir se faire aimer.
Dire non, c'est protéger l'enfant, et il comprend très bien cela.
J'entends de jeunes adultes reprocher dans l'après coup à leurs parents
de ne rien leur avoir refusé. Un jeune père de trente ans est venu me
consulter car son couple était au bord de la séparation. Il ne savait
pas se limiter dans ses achats et il en souffrait énormément : "je ne
vis pas, je consomme" disait-il.
J'en reviens aux premières
limites, je disais qu'elles étaient corporelles : la naissance, le
sevrage. Cela peut nous servir de base. Au fond, il s'agit toujours
d'interdire ce retour au corps maternel, avec une extension aux objets
et aux territoires. Cela se joue sur de multiples détails qui ont une
grande importance, je donnerai quelques exemples. Quelque soit son âge,
l'enfant, pour grandir, avoir envie d'apprendre, puis plus tard d'avoir
un métier, une famille etc... il doit avoir cet interdit de base qui
l'oblige à chercher ailleurs que dans le giron maternel. C'est une loi
universelle que Claude Lévi-Strauss a identifiée dans toutes les
civilisations sous la forme de l'interdit de l'inceste. Il ne suffit
pas, bien sûr, d'interdire l'inceste. On en revient à la dimension
symbolique. L'accès au corps de l'autre, et à l'excitation corporelle
sans limite, laisse l'enfant aux prises avec le réel et il s'agite
beaucoup. Si on ne l'arrête pas, il finit par se faire mal. Tous les
parents connaissent cela "ça va mal finir, après tu vas pleurer..."
Les enfants sont très ingénieux pour contourner les interdits, et c'est
ainsi que certains parents peuvent être très exigeants sur certains
points et laisser passer des choses sans s'en rendre compte, et ces
petites choses apparemment sans importance peuvent signifier à l'enfant
qu'il a tous les droits.
À commencer par le lit des parents,
et même la chambre. Il est commun de dire que l'enfant ne doit pas aller
dans le lit des parents.... sauf pour le câlin du dimanche matin, c'est
tellement agréable... ou sauf quand papa n'est pas là parce que maman
n'aime pas dormir seule... ou sauf quand l'enfant pleure ou fait des
cauchemars, ou a une crise d'angoisse... Bref, il y a toujours des tas
de raisons pour contourner la règle. Idem pour la chambre : combien
d'enfants jouent dans la chambre de leurs parents parce que c'est là
qu'il y a la console, ou l'ordinateur, ou la télé? C'est un choix des
parents. Simplement, il faut savoir que pour l'enfant, s'il a accès au
lit ou à la chambre des parents, cela veut dire qu'il a accès au corps
de sa mère, à ce fameux retour à la vie intra-utérine, qui au fond, est
une vie très passive où l'on n'aspire à rien.
Idem pour le sac à
main, symboliquement, c'est un prolongement du corps de la mère. On
peut interdire tout ce que l'on veut à l'enfant, s'il a la permission de
fouiller dans le sac de sa mère ou de son père, s'il a accès au
chèquier ou aux clés de la voiture, c'est comme si tout lui était
permis. Pour qu'il intègre les limites, il y a à préserver des
territoires, comme l'intimité des parents où l'enfant n'a pas accès,
même si vous n'y voyez pas d'inconvénient, même si c'est plus pratique,
même si l'enfant ne pense pas à mal. En pensant se simplifier la vie, en
évitant ces interdits, on se crée bien des complications.
Ne
pas avoir ces territoires interdits est très angoissant pour l'enfant
car il se croit à la place d'un adulte avec ses capacités d'enfant,
c'est écrasant pour lui.
Par ailleurs, si l'on joue avec l'enfant
au même niveau que lui, comme un copain ou une copine, au papa et à la
maman par exemple, on peut se trouver en difficulté pour affirmer son
autorité car l'enfant aura du mal à faire la différence entre la
situation réelle et celle du jeu.
Je vous donne d'autres
exemples, ce ne sont que des exemples qui m'ont été rapportés par des
parents eux-mêmes, ou que j'ai pu observer.
Ne pas trop devancer ses capacités
Aujourd'hui les enfants montrent des capacités technologiques qui sont
supérieures à leurs capacités physiques. Ils peuvent se servir très tôt
d'ordinateurs, et par l'image, peuvent réaliser des choses qu'ils n'ont
pas les moyens physiques de faire. Leurs compétences technologiques
épatent les adultes qui ne sont pas nés dans ces nouvelles technologies.
Les parents sont fiers de voir ces capacités chez leurs enfants, et
peuvent se laisser leurrer sur leur réelle maturité.
Des
parents viennent consulter parce que leur enfant de trois ans ne les
écoute pas et s'agite beaucoup. Pourtant, ils ont beaucoup d'exigences
éducatives et sont capables de lui dire non. Au cours de la
conversation, les parents disent avec fierté qu'il allume le feu à la
cheminée, accompagné par son père, et ils se plaignent par ailleurs
qu'il change de chaîne à la télé sans leur demander leur avis. Je
remarque aussi que dans ses jeux, il exprime beaucoup d'angoisse par
rapport à la cheminée. Je suggère que cet enfant n'a peut-être pas la
maturité suffisante pour allumer le feu ou se servir de la télécommande.
La maman me répond qu'elle pensait que du moment qu'il pouvait le
faire, elle pouvait l'autoriser. Elle décrit ainsi cette illusion que
donne l'accès facile à certaines technologies. L'enfant est ainsi
confronté à une certaine toute-puissance qui l'angoisse énormément et
qui paradoxalement a pour effet de l'écraser. C'est un jeu d'enfant que
de démarrer une voiture. Pourquoi ne pas le laisser faire?
Je crois que ce qui peut nous orienter, c'est la question suivante :
est-ce que l'enfant est à sa place d'enfant lorsque je lui laisse faire
ça? Pour démarrer une voiture, en dehors des capacités physiques, il
faut avoir le permis, c'est à dire avoir l'expérience d'un apprentissage
et d'un examen, accepter de se soumettre à un code. Pour allumer un
feu ou la télé, ou l'ordinateur, c'est la même chose. En dehors du
simple geste, il faut avoir conscience du danger, connaître certaines
règles de sécurité et accepter de s'y plier. Pour le feu c'est évident,
mais pour la télé et l'ordinateur, on l'a vu tout à l'heure, c'est
pareil. Il y a un danger à l'utiliser sans modération. L'addiction aux
jeux vidéo est reconnue. À mon sens, pour qu'un enfant ait un accès
libre à la télé ou l'ordinateur, il faut qu'il en connaisse les pièges,
les dangers et qu'il soit capable de se limiter lui-même. Autant dire,
qu'il soit adulte, car même les adultes ont du mal à se limiter sur les
écrans.
Donc, il est important de ne pas se laisser leurrer
par les capacités et l'intelligence que montre l'enfant. Le limiter sur
certaines activités ne le freinera pas dans ses acquisitions, au
contraire. C'est le fait de ne pas avoir accès à tout qui va le motiver
pour apprendre.
On en revient à l'acquisition de
l'autonomie. Pour le bébé, c'est la même chose. Un bébé acquiert la
marche et le langage tout seul. Il n'y a pas besoin de lui apprendre,
mais il a besoin de cet espace qui va lui permettre de s'en saisir. Cet
espace, c'est ne pas lui faire faire ce dont il n'est pas capable. Par
exemple, on ne met pas assis un bébé qui ne sait pas s'asseoir. Bien,
sûr, il arrive qu'il râle sur son tapis à plat ventre ou à plat dos.
Mais ce sont ses efforts pour avancer, reculer, se tourner, pour
attraper le hochet qui est un peu trop loin qui vont le muscler
suffisamment pour ensuite pouvoir se mettre assis et avancer à quatre
pattes. Cela passe par de la frustration et de la colère. J'ai déjà vu
des bébés se retourner du dos sur le ventre (ou l'inverse) pour la
première fois de leur vie par un mouvement de colère, après avoir râlé
un moment parce qu'ils n'y arrivaient pas. Les enfants ont plutôt besoin
qu'on les encourage à supporter la frustration au lieu de faire les
choses pour eux.
Ne pas trop en demander
On parle beaucoup des interdits, mais poser une limite, cela peut être
aussi poser une obligation. Toutes les petites contraintes du quotidien
(se laver, s'habiller, mettre le couvert, faire ses devoirs, ranger sa
chambre, être poli etc) sont autant de motifs à transgresser et à entrer
en conflit.
Pour pouvoir imposer quelque chose à un enfant, il
est important de mesurer s'il est capable de le faire. Si ce qu'on lui
demande lui apparaît comme une montagne, on va droit au conflit. Il en
est de même pour les menaces et les punitions. Il vaut mieux rester dans
le domaine du possible pour rester crédible.
Il est important
que l'enfant ait un choix possible dans ce qu'on lui impose, une
échappatoire, une ouverture. S'il se heurte à un mur, il sera désespéré.
Cela
ne contredit pas ce que je disais tout à l'heure à propos du choix.
L'interdiction ou l'obligation, pour ne pas être écrasante, doit
comporter une petite part de liberté pour l'enfant. Cela se joue sur des
détails. Il s'agit d'accepter que l'enfant fasse à sa façon. Par
exemple, pour ranger la chambre, le rangement lui est imposé, mais il
peut avoir le choix de la place de certaines choses. Pour la toilette,
il n'est peut-être pas nécessaire de vérifier systématiquement s'il est
bien lavé, selon les âges, et selon ce que vous êtes capables de
supporter, il y a toujours une petite part de choix, même très
restreint, à laisser à l'enfant pour qu'il puisse accepter la
contrainte. Ce n'est pas forcément accepter leur condition, c'est plutôt
leur faire remarquer qu'ils ont un choix possible, mais limité dans ce
qui leur est imposé. De même pour les interdictions : tu ne dois pas
crier, tu pourras le faire quand tu seras dehors.
Les conflits sont inévitables, on l'a vu, et nécessaires. Pour autant,
ils doivent être, eux aussi, limités. Poser une limite à un enfant ou un
adolescent, cela implique qu'il va jouer dessus, voire même batailler.
C'est fait pour ça. Un enfant qui accepterait tout interdit sans
broncher serait un robot.
5 Comment sortir d'une situation d'affrontement?
Lorsque l'affrontement ou le conflit est inévitable, avec le petit
comme avec le grand, on se retrouve vite dans une partie de pingpong où
l'enfant s'oppose et où l'adulte veut montrer qu'il a l'autorité, le
dernier mot.
Le problème c'est que l'on est alors dans cette
situation en miroir, dont on ne peut sortir qu'en se décalant. J'en
reviens à ma définition de la limite : introduire du symbolique dans une
situation réelle et imaginaire.
La situation d'affrontement
est réelle parce que chacun est aux prises avec ses pulsions, la colère
monte et peut déborder. Elle est aussi imaginaire au sens où chacun est
aux prise avec son image et celle de l'autre : chacun veut montrer qu'il
est le plus fort. La solution ne peut venir que de l'adulte. Est-ce que
avoir de l'autorité c'est montrer sa force? Auquel cas cela ne peut
qu'inciter l'enfant à montrer la sienne. Dès qu'il y a un enjeu de
pouvoir, cela tourne au rapport de force. N'oublions pas que l'enfant
imite l'adulte. C'est pourquoi les solutions doivent être celles que
l'on a envie que l'enfant adopte. Crier ou taper ne peut que l'inciter à
faire pareil et donne à voir que l'adulte se laisse déborder par ses
propres émotions. Être le plus fort, c'est plutôt ne pas se laisser
emporter par sa colère, c'est assumer que l'enfant puisse être en colère
après soi, sans que cela touche aux liens d'affection.
Vexer, faire peur, faire croire, etc...
Tout cela est très tentant pour faire réagir l'enfant, mais cela ne
marche qu'un temps. Jouer sur la peur (le loup va venir si tu ne m'obéis
pas... ou si tu ne viens pas, je te laisse là) ou sur l'humiliation est
à double tranchant. L'enfant croit ce qu'on lui dit. Si vous lui dites
"t'es nul", ou "tu n'es qu'un bébé" je vous assure qu'il le croit.
Certains ne demandent que ça, d'ailleurs, d'être un bébé. Comment
pouvez-vous après lui demander de faire des choses de grand? L'enfant
prend ce que dit l'adulte au pied de la lettre et y croit dur comme fer.
Des parents consultaient avec leur fils de 5 ans parce
qu'ils n'en venaient pas à bout, il faisait beaucoup de colères. Ils
utilisaient beaucoup de stratagèmes pour obtenir ce qu'ils voulaient de
lui. Ils jouaient sur sa peur pour qu'il se calme. Ce garçon était très
angoissé et refusait de quitter ses parents justement parce qu'il ne
savait jamais à quoi s'attendre. Il s'agitait parce qu'il vivait dans
une insécurité permanente.
Une petite fille refusait
d'apprendre à l'école. Sa mère lui mentait ostensiblement, et me disait
devant elle "je vais faire une course" puis s'adressait à sa fille " je
t'attends là" Cela paraît gros comme ça, mais c'est très courant que
les adultes parlent devant les enfants comme s'ils n'étaient pas là.
Nous l'avons tous fait un jour ou l'autre. Pour cette fillette, la
parole n'avait aucune valeur, n'était pas fiable. D'autre part, le
message que lui passait sa mère en faisant ainsi était "tu ne comprends
rien à ce qu'on dit" son accès au savoir était barré à l'école car elle
se conformait à ce message qu'elle recevait de sa mère. Elle suivait la
logique de sa mère.
Si je prends l'habitude de mentir à
l'enfant ou de faire comme s'il n'entendait pas, il prendra l'habitude
de ne pas écouter ce qu'on lui dit. Sans compter qu'en grandissant, il
se rendra compte qu'on lui mentait, et n'accordera aucun crédit à la
parole de l'adulte.
L'enfant demande que l'on soit sincère et
logique avec lui. C'est le meilleur moyen de le rendre intelligent :
vous lui donnez toutes les cartes en main pour se débrouiller dans le
monde qui l'entoure. Vous lui donnez accès à la parole avec confiance,
c'est cela la dimension symbolique qui lui permettra de traiter le réel
auquel il est confronté.
Daniel Pennac démontre aussi dans son
livre à quel point il se croyait nul, jusqu'à penser au suicide,
jusqu'à ce qu'il tombe sur des profs qui lui disent qu'ils ne croyaient
pas à la nullité. Ces profs l'ont tiré d'affaire parce qu'ils ne se sont
pas contentés de l'image qu'il donnait de lui. Par exemple, il était
menteur et affabulateur, et au lieu de le traiter de menteur, un prof
lui a demandé d'écrire une histoire : il lui a donné un cadre possible
dans lequel il pouvait donner libre cours à son imagination tout en
ayant une exigence sur l'orthographe. Daniel Pennac raconte que de cette
expérience, il a gardé un objet qui ne le quitte pas : un dictionnaire.
Il est devenu écrivain.
De ce témoignage, on peut retenir que
l'on peut aider un enfant à trouver son objet. Pas forcément un objet
concret, mais un objet de désir, d'intérêt, quelqu'il soit, qui pourra
donner envie à l'enfant de faire appel à ses qualités, de les
développer. Même si ses centres d'intérêt nous paraissent pauvres, ou
dérisoires, si l'enfant se sent reconnu dans ses choix, il peut être
motivé et accepter de se laisser guider.
Daniel Pennac était le premier surpris de la réaction de ses professeurs qui l'ont pris à contre-pied par rapport à sa nullité.
Ce qui est important dans cette histoire, c'est l'effet de la surprise,
le décalage. Il ment. Le prof lui demande d'inventer des histoires. Du
coup, ce jeu du chat et de la souris entre le menteur et son prof n'a
plus de raison d'exister.
Sortir d'un affrontement,
c'est créer la surprise, faire dégonfler l'importance des choses,
trouver un décalage. J'entends souvent "il me cherche" eh bien, il est
important que l'enfant ne vous trouve pas là où il vous cherche.
L'humour peut parfois aider. L'important est de se dégager soi-même,
d'être moins concerné. On peut questionner l'enfant sur ce qu'il
cherche, même s'il n'a pas la réponse. Cela lui dit que son comportement
a un sens, que l'on cherche à comprendre et que l'on ne se contente pas
de s'opposer à lui.
On peut aussi faire appel à la
créativité de l'enfant. Une petite fille en thérapie refusait
systématiquement l'arrêt des séances. Un jour, alors qu'elle boudait,
disant qu'elle ne voulait pas arrêter, je lui répondis "il va falloir
que tu trouves une solution pour accepter." elle s'est illuminée, a
choisi de poser son dessin à un endroit précis, disant que c'était sa
solution pour arrêter. J'étais moi-même très surprise de cet effet : le
simple fait de la renvoyer à sa solution, à son inventivité, à sa part
de liberté, a suffi pour éviter l'affrontement. Elle a pu accepter la
contrainte. Ce n'était plus ma volonté contre la sienne.
Pour conclure, je dirais qu'il n'y a pas une façon de poser des
limites, mais que c'est toujours à inventer, en sachant que l'enfant
vous imitera. Je crois que les limites que l'on peut poser sont celles
que l'on peut s'imposer à soi-même. Si l'on se questionne, il se
questionnera, cherchera des solutions lui-même. Boris Cyrulnik parle de
"tricotage", au CIEN on parle de "bricolage" ici, à Parentis, nous
allons parler de "tissage" : voyons ce que les parents tissent.