dimanche 31 mai 2020

Scènes de crèches


Ce n’est pas l’enfant qui est violent, c’est la pulsion. Jacques Alain Miller dit « La violence [...] est la pulsion », « Enfants violents », in « Après l’enfance » La Petite girafe. Illustration par les scènes de la vie en crèche où l’inconscient fuse comme une étoile filante, pas encore déplacé sur « l’autre scène » du refoulé. Quelques vignettes illustrent le transitivisme et les deux voies possibles du complexe d’intrusion :

L’envers de la caméra

Lilio, 27mois, dit à ses parents : « Je veux pas aller à la crèche, les autres sont méchants ». C’est lui qui tape et pousse les autres, leur prend les jouets, pique des crises de colère, se tape la tête par terre. Transitivisme1 et agressivité où le sujet peine à émerger. Il crie : « non ! c’est moi ! » et veut pousser Lola du trampoline. L’auxiliaire de puériculture lui parle mais il hurle tant qu’il n’entend rien. Elle l’empêche, il se tape. Elle veut le prendre dans ses bras, il « fait la chaussette » dixit les éducatrices : devient tout mou et désarticulé, insaisissable. L’intrusion de l’autre semble l’anéantir et déclencher une pulsion destructrice.

Cela n’est pas sans évoquer son rapport à l’image très particulier :  Bébé, il avait un visiophone dans sa chambre, ce qui permettait aux parents de ne pas se déplacer quand il pleurait. Un jour, alors qu’il avait 14 mois, sa mère a eu la surprise de voir son visage en gros plan sur l’écran du visiophone : il avait grimpé de son lit sur la table à langer et jusqu’à la caméra, faisant accourir ses parents. L’Autre n’a pas pu ériger ses cris en appel, c’est son corps qui se met en acte.

Il ne peut s’endormir, tape des pieds sur le mur. Sa mère le traite de « malade mental », signifiant qui « accable »2 le sujet. Les éducatrices disent ne plus le supporter et ne peuvent réprimer des reproches aux parents.

Au fil des conversations avec les éducatrices, leur regard sur l’enfant et ses parents a changé. La parole a fait chuter l’insupportable. La reconnaissance de la souffrance du sujet a pris le dessus sur le jugement. Elles ont pu parler avec la mère et avec le père qui ont porté un autre discours sur leur enfant. « Pauvre chou » est apparu dans la bouche de la mère, qui dialogue maintenant avec son fils. L’angoisse, reconnue, s’apaise.

Un matin, j’observe Ted faisant un tapage assourdissant avec un jouet. L’éducatrice lui propose un jeu : on encastre des billots dans des trous avec un maillet, on retourne le jeu et on recommence. Lilio surgit, tétine en bouche, va vers Ted qui se lève, marteau en main. Ted se dirige vers un jeu libre puis revient au sien, s’assied face à l’intrus, le regarde, lève son outil comme pour porter un coup et s’arrête. Maillet en l’air, il fixe son rival d’un regard inquiet, se relève pour donner l’autre jeu à Lilio qui se met à taper dessus. Chacun martèle, observe l’autre. Une fois tous les billots enfoncés, Ted continue à taper alors que Lilio retourne le jeu pour enfoncer à nouveau. Ted l’imite. Lilio tape alors sur le sol, varie les postures et les façons de taper en s’assurant que Ted l’imite toujours. L’éducatrice détecte une odeur et demande à Lilio s’il a fait caca, il acquiesce et accepte d’aller changer sa couche.

Lilio est maintenant su-porté, ce qui lui permet de construire son unité corporelle en miroir avec un rival sous le regard d’un Autre et non sous l’œil de la caméra.

1 Lacan, J. « Propos sur la causalité psychique » in Écrits Seuil, Paris, 1966 (Prononcés le 28 septembre 1946 à Bonneval)

2Miller, Jacques Alain, Préface de « L’inconscient de l’enfant » Hélène Bonneau, P.10 Navarrin Le Champ Freudien, 2013

 Copier, décoller

Tom, 2 ans 1/2, est le seul grand du groupe ce matin-là. Les autres enfants arrivent de la section des bébés depuis peu. Tom aime beaucoup la caisse à outils et a tendance à considérer qu'elle est à lui. Quand Théo, 22 mois, est arrivé il y a 2 mois, Tom lui prenait systématiquement sa tétine ou tout objet qu'il avait dans la main.

Ce matin-là, Théo prend la scie et entreprend de scier une petite chaise. Tom le voit, lâche ce qu'il est en train de faire et vient prendre la scie à Théo en lui disant "attention ça coupe", puis il scie lui-même le dossier de la chaise. Théo prend alors le marteau et tape sur la chaise. Tom lui prend le marteau et fait la même chose. Théo reprend la scie : tous les deux tapent sur la chaise. L'auxiliaire de puériculture félicite Tom de prêter l'outil. Celui-ci répond : "il faut réparer, on décolle" Théo émet quelques sons, comme pour répéter.

Tom est aux prises avec la jalousie suite à l'intrusion de tous ces petits qui arrivent, mais il sert aussi de modèle à Théo qui l'imite et le laisse faire. Tom se montre despotique, et imite aussi Théo. Ici, l'agressivité est retournée en bienveillance, qui donne une excuse à Tom pour prendre l'objet : "attention ça coupe." Elle est aussi détournée vers un objet que l'on coupe, tape allègrement tout en disant qu'on le répare.

Comme dit Tom "on décolle" de la relation en miroir, de la fascination, de la jalousie pour s'orienter vers un objet socialisé : le bricolage. La rivalité devient concurrence, permet une activité commune avec identification mutuelle. 

 Eden aime détruire

Lorsqu’il avait 16 mois et commençait à parler, ses éducatrices avaient remarqué qu’il ne jouait pas : il ne s’intéressait qu’aux objets des adultes qui sont interdits, et secouait le petit portail qui barre l’accès à la salle d’à côté. Sa mère enceinte, ils partaient pour la saison d’hiver à la montagne. L’été suivant, Eden a tout juste deux ans, sa petite sœur est née il y a un mois. On le décrit capable de tenir une conversation mais exigeant et provocateur à la crèche.

Eden veut l’exclusivité des adultes : il tient le visage de sa mère lorsqu’elle parle, il a giflé son père alors qu’il était en conversation avec l’éducatrice. Á table, Eden parle beaucoup et empêche ses parents de se parler, il tape sur la table et jette son assiette.

Je reçois les parents qui se questionnent sur les difficultés d’Eden avec les limites. Ils s’orientent de « l’éducation positive » qui est une méthode qui prône l’écoute, la bienveillance, évite tout conflit. C’est une méthode qui m’apparaît comme évitant toute castration. Mr X. et Mme Y. m’expliquent qu’Eden a un jardin sécurisé dans lequel il peut tout faire. Il y va beaucoup mais il veut toujours rentrer avec le vélo dans la maison. Les interdits sont réservés aux choses dangereuses comme le gaz, le couteau, le feu, mais Eden prend quand-même le couteau puis le pose. J’évoque alors la dînette, mais le père dit qu’Eden joue très peu seul, le sollicite beaucoup et il s’y prête volontiers, étant disponible.

Allaité jusqu’à 4 mois, Eden n’a rien manifesté au sevrage, ni lors des séparations. (Deux crèches successives ) Il met beaucoup de choses à la bouche. Mr X. se dit démuni quand son fils met un bouchon dans la bouche et s’enfuit en courant, se mettant en danger: Il dit ne pas vouloir être menaçant et se demande quelle peut être l’étape suivante si Eden ne l’écoute pas.

Je demande des précisions sur les jeux avec le père. Celui-ci me raconte que son fils aime beaucoup les constructions, puis il se rend compte que le même scénario se répète : le père construit, Eden détruit. Mr X. en conclut : « Ce qu’il aime, c’est détruire. »

Á la crèche, Eden est toujours branché sur ce que font les adultes. Il répond « non je veux aller dehors  » ou tape avec son pied sur le mur lorsqu’il s’agit de faire la sieste, peut-être dans la nostalgie de son jardin. Il semble effectivement mieux dehors, à jouer au sable, ou à des jeux « moteurs ». Souvent en conflit, il prend les jeux des autres. Cependant, lorsqu’il peut s’insérer dans un groupe, il peut faire semblant avec la dînette.

Eden nous montre comment le refus de la perte amène à la destruction et lorsqu’il consent à la socialisation, un accès semble possible vers le symbolique par l’imitation et la limitation.

Véronique Lecrénais Paoli. 2018

* Les prénoms et initiales ont été modifiés