dimanche 31 mai 2020

Apprendre à parler

Soirée petite enfance
18 octobre 2017
Bordeaux
Johan*, deux ans et demi, mord une petite fille prénommée Loane. L’éducatrice de la crèche fait asseoir les deux enfants et Johan s’explique :

_ J’ai mordu parce que je voulais le tracteur.

Elle le questionne :

_ Comment aurais-tu pu le demander ?

Johan formule alors sa phrase politiquement correcte :

_ Est-ce que je peux avoir le tracteur ?

Johan sait parler, il sait qu’il ne faut pas mordre.

L’éducatrice lui fait remarquer qu’il sait demander, ce à quoi il rétorque avec force :

_ Oui mais le papi de maman il mord ! Appuyant ses paroles d’un geste des poings serrés vers la bouche, avec beaucoup d’intensité.

L’éducatrice interroge une personne de la crèche qui connaît la famille :

_ Le papi de la maman de Johan, il mord ?

_ Non, mais il est mort.

Les questions de l’éducatrice, pourquoi ? comment ? aident l’enfant à formuler une part du malentendu[1] : les mots attrapés dans lalangue de la famille[2] (ou « lalangue, dite maternelle, et pas pour rien dite ainsi[3]. ») qui font énigme. Il les met en acte à propos d’un objet détenu par une fille qui porte un prénom de consonance similaire au sien, questionnant ainsi la différence entre les filles et les garçons, illustrée par l’observation rapportée par Béatrice.

*

Gaya, une fillette de deux ans, est amenée en consultation par sa mère à l’occasion de la séparation des parents. Ses crises de colère se répètent, sans motif apparent et deviennent « ingérables ». Elle ne supporte ni la séparation ni la frustration, refuse parfois de s’alimenter. Elle est très en demande, très accrochée à sa sœur, ne sait pas jouer seule, ne sait pas parler. Elle est en garde alternée et viendra alternativement avec son père ou sa mère.

Nous allons suivre la naissance de sa parole.

Dès la première rencontre, Gaya arbore son sourire derrière une tétine nommée « teuteut » qu’elle mord, elle-même accrochée à une peluche, son « doudou ». Elle émet quelques sons incompréhensibles. La grossesse et la première année de vie de Gaya ont été marquées par une forte préoccupation maternelle pour son propre père : le grand-père de Gaya est décédé lorsqu’elle avait 4 mois, après une longue maladie. Emergeant à peine de son deuil, Mme J ne se souvient pas de grand-chose concernant sa fille.

Ce premier entretien semble avoir un effet d’interprétation de la mère pour son enfant : Mme J dit se rendre compte que Gaya a vécu beaucoup de choses compliquées, elle trouve maintenant du sens à ses réactions, lui portant ainsi « un intérêt particularisé »[4] (selon l’expression de Lacan) qui n’a pas été possible auparavant. Gaya, au-delà du sens, trouve là l’occasion de se loger dans le discours de l’Autre. Elle me dit « au-revoir » plusieurs fois lorsque sa mère parle de séparation. Elle demande souvent « papa est où ? »

 « Le désir de l’Autre, des parents et des autres, […] se transmet, se véhicule, s’impose, s’imprime par lalangue de la famille."[5]

 Le père de Gaya dit beaucoup « la dorloter , en profiter au maximum » les semaines où il l’a. Dès tout bébé, il la trouvait « capricieuse » : le « bibi » n’allait pas assez vite, elle se réveillait toujours la nuit. C’est plus calme depuis qu’elle vient.

Á la fin de l’entretien, Gaya pleurniche en réclamant avec insistance sa « teuteut’ ». Ainsi, elle semble coller au signifiant « capricieuse » du père, mais peut-être aussi tente-elle de se dégager de la place qu’il lui propose pour combler son manque.

Mme J confirmera au rendez-vous suivant : Gaya ne fait plus de colères, commence à parler.

Mme J parle d’une altercation avec sa mère lorsqu’elle était à 3 mois de grossesse, qu’elle a mis plusieurs mois à « digérer », en rupture avec celle-ci. « C’est coincé » dit alors Gaya tentant d’ouvrir une boîte. Elle a répété « fort » quand Mme J disait que sa mère y était allée trop fort. La fin de la séance fait scansion sur ce récit et ces signifiants attrapés par l’enfant dans «lalangue de la famille ».

 Une offre de séparation

Le père a laissé « doudou » et « teuteut’ » dans la voiture, elle leur a dit au-revoir. Il œuvre à ce qu’elle s’en passe, pour pouvoir parler. C’est toujours difficile de lui dire non, il faut beaucoup la préparer, parfois elle crie. Elle s’énerve quand on ne comprend pas ce qu’elle dit.

Gaya joue à ouvrir / fermer la petite maison, et à donner à manger aux animaux, après le rituel de nous avoir servis avec la dînette, ponctuant d’un « c’est chaud ». Elle me propose « encore » plusieurs fois avec un grand sourire après que j’ai refusé sa nième offre de nourriture. Ce refus à sa proposition de combler l’Autre est aussi une offre de séparation d’avec sa jouissance.

Elle tente d’ouvrir le placard, « c’est coincé » je précise que c’est fermé. « La clé ! » insiste-elle, avec un air mi-ange, mi-ogre. Je refuse de la lui donner, la renvoyant vers les clés de la maison avec lesquelles elle peut jouer. Le père dit qu’elle est triste à la séparation, puis enchaîne sur sa propre tristesse : ainsi, il assume son manque, et donne à sa fille une place de sujet.

Mme J décrit beaucoup de situations où elle doit se fâcher et crier, notamment quand Gaya crache la nourriture à table. La fillette me sollicite beaucoup, répète « c’est coincé » désignant la maison, puis crache dans la tasse de dînette.

Je propose alors à Mme J d’aller à la salle d’attente. Celle-ci y va, décidée, bien que Gaya ait déjà commencé à râler en réclamant « teuteut’ ». Elle pleure quand sa mère sort puis se laisse facilement distraire par le jeu avec les animaux qu’elle avait installés à dormir sous mon fauteuil.

La semaine suivante, elle dit « c’est ma place » en s’installant. Première phrase que je l’entends formuler. Á partir de là, les séances se déroulent un temps en présence du parent, et un temps seule avec moi. Gaya fait des va-et-vient entre mon bureau et la salle où attend son père ou sa mère et parfois sa sœur. Elle ouvre et ferme la porte avec soin à chaque fois, revient en disant « la psychologue » et répète « Papa t’attend » en écho à ce que je lui dis. Le signifiant « caché » apparaît, puis « cassé » à propos de la remorque et du tracteur, que le père rectifie par « non c’est décroché. » Elle dit beaucoup « c’est à moi. »

Elle installe les animaux devant une écuelle, elle leur mord avec force le museau, décline les façons de satisfaire cette pulsion : mordre, souffler, cracher… puis parler.

Gaya est au travail de l’alternance présence / absence. Elle expérimente de manquer à l’Autre. Elle a perdu sa « teuteut » et s’en passe.

Au bout de trois mois, Mme J dit que sa fille est plus ouverte avec ses parents, parle de mieux en mieux, joue plus souvent seule, est beaucoup moins « chouin-chouin ». Gaya parle tous les jours de « la psychologue. » Elle trouve les crayons, gribouille, mais surtout coupe la feuille avec les ciseaux en ponctuant : « coupe, moi. ». Elle répète « psychologue » en me regardant, puis « Anna est où ?  A psychologue…» Sa sœur, de qui elle se détache, a eu un premier rendez-vous pour elle. « Psychologue à moi ça » conclut Gaya avec délectation.

Dans le plaisir de prononcer ces mots, comme le décrit Jacques Alain Miller nous percevons là ce que Lacan a nommé « le joui-sens, le sens joui […] Cela n’a rien à voir avec le bon sens […] c’est dinosaure qui ne sert à rien sinon à montrer qu’on sait le prononcer. »[6]

Johan et Gaya nous enseignent que parler s’apprend au sens de saisir, attraper. Ça s’attrape par le corps, dans le malentendu du désir de l’Autre.

 Véronique Lecrénais-Paoli

* Les prénoms et initiales ont été modifiés



[1] Le signifiant « malentendu » est lui-même attrapé dans le livre « Le malentendu de l’enfant » de Philippe Lacadée citant Lacan.

[2]             MILLER, J. A. « Joyce le symptôme » Section clinique de Barcelone

[3]              LACAN J., 1975, Séminaire « Encore », Paris, Seuil, p. 126

[4]                      Lacan, J « Note sur l’enfant » Autres écrits, Seuil. 2001. P 373

[5]             Jacques-Alain Miller "Joyce le symptôme" Section clinique de Barcelone

[6]                      Jacques Alain Miller « Qu’est-ce que la langue que parle le petit enfant et qui n’est pas la langue de tout le monde ? » Histoire de la psychanalyse. France Culture. Juin 2005.