Lalangue
comme reste
L'intitulé
de la soirée "Ce qui reste à savoir" m'a aussitôt évoqué
l'extrait de la Conférence à Genève sur le symptôme1
:
"Le
fait qu’un enfant dise
peut-être,
pas encore,
avant qu’il soit capable de vraiment construire une phrase, prouve
qu’il y a en lui quelque chose, une passoire qui se traverse, par
où l’eau du langage se trouve laisser quelque chose au passage,
quelques détritus avec lesquels il va jouer, avec lesquels il faudra
bien qu’il se débrouille."
Daniel
Pennac
utilise
une
métaphore
similaire
:
il
traite
ses
élèves
d'"enfants
de
la
langue
[...]
menu
fretin
charrié
par
le
grand
fleuve
jailli
de
la
source
orale
des
Lettres."2
il
dit
:
" je
les
précipitais
tout
vifs
dans
le
grand
flot
de
la
langue,
celui
qui
remonte
les
siècles
pour
venir
battre
notre
porte
et
traverser
notre
maison. "
Selon
lui, l'enfant "aimera savoir en quelle langue il nage, ce qui le
porte, le désaltère et le nourrit, et se faire lui-même porteur de
cette beauté, et avec quelle fierté!"
Je
trouve qu'il décrit là la jouissance de lalangue que nous verrons
plus loin.
Des
questions me sont restées de la dernière soirée : Comment l'enfant
est-il traversé par le langage? Comment des mots peuvent avoir un
impact sur le corps?
Sur
les traces de Freud
Aujourd'hui,
les neurosciences cherchent à démontrer que le langage est purement
une affaire de cerveau. Lors de la semaine du cerveau qui a eu lieu
récemment, un reportage télévisé aux infos nationales faisait
état de ce que, maintenant, nous avions la preuve en images et en
couleurs du fait que le foetus entend et reconnaît les voix de son
père et de sa mère. Le reportage concluait : "désormais, nous
allons pouvoir soigner les troubles du langage."
Freud
a d'abord cherché au niveau du cerveau l'origine de certains
troubles. Avant d'inventer la psychanalyse, il cherchait une
explication neurologique aux aphasies. Il en est arrivé à
l'invention de la psychanalyse, ayant découvert l'inconscient et ses
symptômes qui pouvaient faire retour dans le corps et dans le
langage.
Les liens Freudiens entre les mots et le corps
:
Freud
fait l'hypothèse de "la conservation des
représentations du langage dans les cellules"3.
Il définit les "images
mnésiques"4
comme des "traces durables," "résidus d'excitations
passées", impressions sensorielles livrées par le monde
extérieur et qui seraient "enfermées" dans des cellules
du cerveau. Il cherche à déterminer leur localisation à partir des
différentes aphasies.
Au
cours de sa recherche, il remet en question cette idée de
localisation qui "ne repose que sur une
confusion du psychique et du physique"5
: "On
peut se demander si une telle hypothèse qui relègue les
représentations dans les cellules est correcte et admissible. Je
crois qu'elle ne l'est pas."6
Il
est donc difficile de définir où
se fait la connexion entre le mot et le corps, reste à trouver
comment. Freud
constate une "Impossibilité
de séparer sensation et association"
qui sont deux aspects "d'un
processus homogène et indivisible. Nous ne pouvons avoir aucune
sensation sans l'associer aussitôt."7
Le
"mot",
considéré comme l'unité de base de la fonction du langage pour la
psychologie, "s'avère être
une représentation complexe, composée d'éléments acoustiques,
visuels et kinesthésiques."
Dans
un texte de 1897, Freud confirmera qu'un "mot" se compose
d'éléments sensoriels et moteurs.
Il
considère que "le langage s'apprend par la voie auditive"8,
sous deux formes : le mot entendu donne une image
mnésique (représentation acoustique) et le
mot parlé implique une représentation
motrice (des organes de phonation), qui est
une image mnésique des
"mouvements du langage". Ici, on
trouve la mise en jeu du corps. Il distingue aussi l'image optique du
mot vu (écrit) et la représentation motrice du mot écrit
concernant l'enfant plus âgé.
Freud s'attache ensuite à définir les "opérations
de langage"
"Nous
apprenons à parler en associant une image
sonore verbale à une sensation
d'innervation verbale [...] nous
conservons, après avoir parlé, une "image
sonore" du mot prononcé."9
"A
ce stade (celui du développement du langage infantile), nous nous
servons d'un langage que nous avons créé nous-mêmes, et nous nous
comportons comme des aphasiques moteurs, puisque nous associons
différents sons verbaux étrangers à un son unique produit par
nous-mêmes." 10
Le
langage est défini là comme une création du sujet à partir de ce
qu'il entend et à partir de ce qu'il peut émettre comme son avec
son immaturité.
Amélie
Nothomb
décrit cela
dans "Métaphysique des tubes" Pour elle, c'est
un
désagrément
:
le personnage, une petite fille de deux ans découvre
que
les
sons
produits
ne
sont
pas
ceux
qu'elle
veut
émettre,
elle
ne
maîtrise
pas
le
langage
comme
elle
croit
règner
sur
le
monde
qui
l'entoure11.
Nous
trouvons là les prémisces de ce que Lacan nommera "lalangue."
Il décrit cela au contraire comme une jubilation, une jouissance.
Le
système "perception-conscience"
Dans
sa lettre N°52 à Fliess12,
Freud garde la notion de localisation, qu'il applique, non pas à
l'anatomie, mais au psychisme qu'il semble toujours relier au système
nerveux. Il part de l'hypothèse d'une stratification où "les
matériaux présents sous forme de traces mnémoniques se trouvent de
temps en temps remaniés
suivant
les circonstances nouvelles." Il apporte une conception
dynamique de l'appareil psychique, avec l'idée que les traces
mnésiques sont présentes sous forme de différentes sortes de
"signes", introduisant la notion de chiffrages, dont le
premier est l'écriture de "l'impression."
Dans
un tableau il décrit les 5 strates, couches de différents
"enregistrements", de la perception jusqu'au conscient.
La
jouissance est localisée au lieu des perceptions, c'est à dire dans
le corps. Ces impressions deviennent des signes dans une opération
de chiffrage qui implique une perte de jouissance. (Par exemple, une
empreinte de pas est signe du passage de quelqu'un qui n'est plus
là.)
L'inconscient
déchiffre par les mécanismes de condensation et déplacement, le
préconscient traduit les représentations de choses en
représentations de mots.
Dans
ce texte de décembre 1896, il s'attache encore à trouver les causes
de l'hystérie dans un traumatisme réel de séduction par le père.
Il y renoncera définitivement dans sa lettre 6913
: "Je ne
crois plus à ma neurotica"
privilégiant l'idée du fantasme, prémisces du complexe d'Oedipe :
"le fantasme sexuel se joue toujours autour des parents".
L'entendu
de lalangue dans la famille est un malentendu
Dans
sa lettre
N° 5914,
(1897) Freud formule avec étonnement l'importance du discours dans
lequel a baigné le bébé, utilisant la métaphore aquatique que
l'on retrouve chez Lacan puis Pennac : "... J'ai découvert ce
qui me manquait dans le problème de l'hystérie, c'était une
nouvelle source d'où s'écoule un élément de la production
inconsciente. Je veux parler des fantasmes hystériques, qui, chaque
fois, je le constate, se rapportent à des choses que l'enfant a
entendues de bonne heure et dont il n'a que longtemps après saisi le
sens. Fait surprenant, l'âge où l'enfant a acquis ces notions est
très précoce : à partir de 6 ou 7 mois!..."
Une
phrase de Lacan fait suite à la première citation de la conférence
de Genève : "C’est
ça que lui laisse toute cette activité non réfléchie – des
débris, auxquels, sur le tard, parce qu’il est prématuré,
s’ajouteront les problèmes de ce qui va l’effrayer. Grâce à
quoi il va faire la coalescence, pour ainsi dire, de cette réalité
sexuelle et du langage."
Ainsi,
Freud détaille les étapes par lesquelles les impressions
corporelles se traduisent dans le langage. Dans le même temps, il
établit un lien entre les névroses et le fantasme sexuel,
indissociable du langage, dans un effet d'après-coup de lalangue
entendue. Lacan précise qu'avec lalangue, l'enfant tente de réunir,
de faire fusionner réalité sexuelle et langage.
Nous
voici donc à ce qu'il a nommé "lalangue dans la famille"
:
"Selon
Lacan, la vérité de la constitution est la famille. Nous croyons
que nous disons ce que nous voulons, mais c’est ce qu’ont voulu
les autres. Notre famille nous parle. Nous sommes parlés, et nous en
faisons une trame. Quand Lacan dit «la famille», il dit «le désir
des parents», mais encore mieux «lalangue dans la famille». Le
désir de l’Autre, des parents et des autres, comment ça se dit ?
Il ne se communique pas par l’opération du Saint-Esprit, mais il
se transmet, se véhicule, s’impose, s’imprime par lalangue
de la famille."15
Pour
Lacan, cette question du désir des parents ne peut être qu'un
malentendu. "Le
malentendu est déjà d'avant. Pour autant que dès avant ce beau
legs,[cette lignée qu'on vous a transmis en vous donnant la vie]
vous faites partie, ou plutôt vous faites part du bafouillage de vos
ascendants."16
Comment
l'enfant se débrouille ou s'embrouille avec lalangue?
(Lacan,
conférence
de
Genève)
:
"Il
est
tout
à
fait
certain
que
c'est
dans
la
façon
dont
la
langue
a
été
parlée
et
aussi
entendue
pour
tel
et
tel
dans
sa
particularité,
que
quelque
chose
ensuite
ressortira
en
rêves,
en
toutes
sortes
de
trébuchements,
en
toutes
sortes
de
façons
de
dire."
Deux
vignettes cliniques :
Une
invention langagière
pour se séparer
:
Mme
B. demande à me rencontrer, à la crèche. Ida, sa fille, âgée de
2 ans, est de plus en plus agressive: elle mord les autres enfants et
leur arrache les jeux.
Elle
évoque une grossesse non désirée, une demi-soeur de 13 ans qui
rejetait le bébé, et
décrit un accouchement et un allaitement "catastrophiques."
Elle s'est forcée durant un an à allaiter sa fille,
malgré les gerçures et les douleurs : "je faisais des
cauchemars que je me faisais bouffer par ma fille." Puis le père
a pris le relais avec le biberon.
Selon Mme B. le sevrage s'est fait très doucement.
Cependant, elle relate que parfois sa fille lui tord les seins.
Les séparations sont difficiles et Ida pleure quand
c'est elle qui la couche.
Le père confirme, lors d'un second entretien : "C'est
moi qui la couche depuis qu'elle n'est plus au sein."
Le
comportement d'Ida s'est apaisé à la crèche, cependant, sa maman
sollicite un troisième entretien : Mme B.
arrive en short, Ida lui lèche la cuisse. La mère ne réagissant
pas, je demande à Ida : "qu'est-ce que tu veux lui faire?"
Mme B. prend alors sa fille sur ses genoux. Ida me répond en
m'adressant une bise de loin, puis en fait une sur la bouche de sa
mère. Je dis avec légèreté: "ça ne se mange pas les
mamans." Nous rions. La maman se plaint : "Depuis une
semaine, elle hurle et ne s'endort pas avant 23 heures. Il y a eu des
travaux dans la maison, elle a dormi deux nuits avec nous, c'est
depuis que ça ne va plus, alors qu'elle dormait bien."
Elle
relate que sa fille dit qu'elle a peur des grenouilles et lui
demande, le soir, "regarde si y'a pas de grenouille." "Sur
le mur", précise alors Ida. Il y a des stickers, est-ce que la
forme, la nuit, lui fait peur, se demande Mme B.
Ida
imprime des formes sur un tableau magnétique : je fais remarquer que
ce ne sont pas des grenouilles. Elle dessine un rond et dit : "c'est
la grenouillida".
J'énonce alors qu' Ida n'est pas une grenouille.
Ida
montre des images au mur et nomme – "sapin... loup... le
toucher"–, elle va caresser l'image du loup sur l'affiche.
“Il
est méchant? demande la mère.
– Non.
– Et
la grenouille?
– Oui,
elle gronde petit comme ça." Ida montre un espace entre ses
doigts.
Mme
B. dit qu'elle crie beaucoup en ce moment, n'a pas beaucoup de
patience, et se rend compte qu'elle ne passe pas beaucoup de temps
avec sa fille. À
l'occasion des diverses nominations, nous évoquons le choix du
prénom pour Ida, "c'est venu comme une évidence" la maman
dit là quelque chose de son désir pour cette enfant qu'elle disait
pourtant ne pas vouloir.
Le seul moment où Ida était avec ses deux parents
était la nuit. Ida met alors la poupée dans le couffin et dit : "il
dort."
Ses
problèmes de sommeil se sont apaisés en suivant.
Au
moment du coucher, moment de séparation mais aussi de retrouvailles
avec ses
pulsions, Ida avait peur. Dans "lalangue",
grenouillida semble la
condensation d’une représentation d'elle-même et de sa peur. La
remise en circuit de la parole avec ses parents et l'invention du
signifiant grenouillida,
qui la représente comme sujet, a permis à cette petite fille de se
dégager de cette relation où il s'agissait de manger l'Autre ou
d'être mangée.
Une
mise en acte d'un malentendu : lalangue prise dans la logique de la
pulsion
Johan,
un garçon de
deux
ans
et
demi,
a
mordu
une
fillette
à
la
crèche.
Celle-ci porte presque le même prénom que lui. Il
explique
à
l'éducatrice
"j'ai
mordu
parce
que
je
voulais
le
tracteur."
L'éducatrice
lui
faisant
remarquer
qu'il
sait
demander,
il
rétorque
avec
force
:
"oui
mais
papi
de
maman
il
mord!"
appuyant
ses
paroles
d'un
geste
des
poings
serrés
vers
la
bouche
avec
beaucoup
d'intensité.
Renseignement
pris,
le
papi
de
la
maman
de
Johan
ne
mord
pas,
mais
il
est
mort.
Ce n'est pas un événement récent, mais la mère confirme qu'ils en
ont parlé la veille. Ayant repéré une charge affective
particulière dans ce qu'il a entendu, Johan
a
mis
en
acte
un
signifiant
attrappé
dans
lalangue
de
la
famille. Il se peut que se condensent là la
question de la mort et de la différence des sexes, qui l'agitent
dans
son
corps.
En effet la morsure est venue avec l'enjeu d'avoir l'objet que
détenait un fille.
Nous
avions
travaillé
ce
cas
au
laboratoire
du
CIEN
de Parentis.
L'exemple
de
Johan
était
venu
éclairer
une
question
que
se
posaient
des
enseignantes
d'enfants
autistes
qui
ne
parlent
pas,
avec
l'idée
que,
s'ils
parlaient,
on
pourrait
les
comprendre.
La
morsure
de
Johan
nous
avait
appris
que
le
rapport
au
langage
n'est
pas
un
rapport
au
savoir,
au sens, mais
un
rapport
à
l'inconscient.
Lacan dit que "le verbe est inconscient - soit malentendu."17
L'enfant
baigne
en
permanence
dans
ce
malentendu.
Pour
conclure, un exemple de lalangue
de
la famille, cité par Philippe Lacadée dans "Vie éprise de
parole"18
: Jean-Paul Sartre dans "Les mots" évoque sa famille. Son
père étant décédé lorsqu'il avait quelques mois, il a vécu avec
sa mère chez ses grands-parents. Son grand-père Charles se faisait
appeler Karl, et sa grand-mère Louise se faisait appeler "mamie".
"Ma mère me répétait cent fois par jour, non sans intention :
Karlémami nous attendent ; Karlémami seront contents, Karlémami..."
évoquant par l'intime union de ces quatre syllabes l'accord parfait
des personnes. Je n'étais qu'à moitié dupe, je m'arrangeais pour
le paraître entièrement : d'abord à mes propres yeux. Le mot
jetait son ombre sur la chose ; à travers Karlémami je pouvais
maintenir l'unité de la famille et reverser sur la tête de Louise
une bonne partie des mérites de Charles."19
2
Pennac D. "Chagrin d'école" Gallimard, 2007 p. 158-159
3Freud
S. "Contribution à la conception des aphasies" PUF
1996 p 53
4Ibid
5Ibid,
p 104
6Ibid
7Ibid,
p 106-107
8Freud,
S. "La paralysie cérabrale infantile" 1897
in "Contribution à la conception des aphasies"
PUF 1996, p 42
9Freud
S. "Contribution à la conception des aphasies" PUF
1996 p 123
10Ibid
11
Nothomb A. "Métaphysique des tubes" Le livre de poche.
Albin Michel, 2000, p. 25
12Freud
S. "Naissance de la psychanalyse" PUF, 1956, p. 153
13Freud
S. Naissance de la psychanalyse, PUF 1956 p. 190-191
14Freud
S. Naissance de la psychanalyse, PUF 1956 p. 170
15Miller,
Jacques-Alain "Joyce le symptôme" Section clinique de
Barcelone
16Lacan,
Jacques "Le malentendu", in Ornicar? N°
22-23, Lyre, Paris, 1980,
17Lacan,
Jacques, Le malenendu
18Lacadée,
Philippe, "Vie éprise de parole" Editions Michèle,
Paris, 2012, p 38
19Sartre,
Jean-Paul, "Les mots" Folio, 1964, p 31-32