mardi 25 septembre 2012

Agitations, colères : les turbulences de l'enfance

Sur les feuilles où vous voulez bien écrire vos idées, une question a retenu mon attention : "turbulences, jusqu'où?" Je ne sais pas trop quel était le sens de cette phrase, mais le mot "turbulences" m'a inspiré ce titre. On parle d'enfant turbulent, mais on oublie parfois de dire les turbulences auxquelles sont soumis les petits sujets dans leur vie, un peu comme les secousses lors d'un voyage plus ou moins cahotique.
Turbulence vient du mot "trouble" et nous allons voir que les multiples troubles que nous définissons actuellement chez l'enfant (du comportement, de l'attention, etc) correspondent bien souvent à un trouble intérieur pour le sujet...


L'hyperactivité
Je vais entrer dans le vif du sujet par une petite mise au point sur ce qu'on appelle aujourd'hui l'hyperactivité, plus précisément nommée : "Trouble Déficitaire de l'Attention avec Hyperactivité" : TDAH. Déjà, lorsque nous parlons d'enfant hyperactif, nous utilisons un mot pris dans la définition d'un trouble ou d'une maladie, et il y a une confusion entre ce que nous voulons dire d'un trait de caractère, d'une façon d'être et un diagnostic qui ne peut être posé que par un spécialiste. Ce mot est entré dans la langue tout comme "parano" "maso" ou "mytho" issus du vocabulaire de la psychiatrie.
Tout ce que je vais dire ici fait référence à des conférences et un article de François Gonon, chercheur au CNRS, à l'Université Bordeaux-2. Il a étudié bon nombre d'articles publiés dans les revues scientifiques américaines à propos du TDAH. La prescription des médicaments concernant ce trouble "touche des populations importantes depuis trois décénies." aux Etats Unis.
Nous verrons qu'il y a des petits glissements d'importance entre ce qui a été prouvé et ce que nous entendons.
Lorsque vous entendez le mot "scientifique.", vous vous dites que vous avez affaire à une vérité. Tout ce qui est "scientifiquement prouvé" n'est pas discutable.
Or, n'oublions pas que la science n'est qu'une discipline humaine et avant tout soumise au facteur humain. Les méthodes ne sont pas infaillibles, il existe jusqu'à 50% de variations dans les résultats selon les différentes méthodes d'études publiées dans ces articles. D'après François Gonon, les médias choisissent de nous rapporter ce qui va faire sensation, pas forcément le plus sérieux.


Ces articles mettent en avant une origine biologique à ce trouble, souvent justifiée par une "forte héritabilité." Lorsque nous lisons ou entendons ces mots, nous nous disons : c'est génétique. Or, François Gonon nous explique que de nombreuses maladies infectieuses comme la tuberculose, ont la même héritabilité. Cela signifie que "des facteurs génétiques encore inconnus prédisposant ou protecteurs jouent aussi un rôle." Il cite "Eric Taylor, leader très respecté de la pédopsychiatrie en Grande-Bretagne", qui souligné qu’« héritable » n’équivaut pas à « ayant une cause génétique».

Pour faire très court, il y a une efficacité reconnue des médicaments psychostimulants sur le déficit d'attention chez toutes les personnes, enfants ou adultes. Des étudiants les utilisent même pour amléliorer leurs performances. Cela ne veut pas dire, comme on a pu le croire, que l'hyperactivité serait dûe à un manque de cette molécule. Rien de tel n'a été prouvé à ce jour.
La définition du trouble fait débat, au point qu'un scientifique a proposé de définir les symptômes du TDAH "comme ceux qui sont soulagés par les psychostimulants. Cette définition restrictive a conduit à une impasse car elle est bien loin de rendre compte des difficultés réelles de la majorité des enfants." nous dit François Gonon. Il nous précise que les psychostimulants n’ont aucune efficacité sur les troubles associés comme l'anxiété et la dépression. Il poursuit :
"La conclusion qui s’impose est que, sauf en cas de troubles sévères, le traitement de première intention du TDAH devrait être une action psychothérapeutique et/ou socioéducative en direction de l’enfant et de ses parents."
Franck Rollier nous signale un article du 18 août 2012, dans le New York Times. Une journaliste-écrivain et mère de famille témoigne de l'aventure de son fils à qui il a été prescrit un traitement afin d'améliorer ses performances scolaires, sur conseil de son enseigante. Elle dénonce les dérives du culte de la normalité.
Il convient donc d'observer la plus grande prudence concernant ce que nous appelons l'hyperactivité, d'autant que le fait de poser un diagnostic ne va pas forcément aider l'enfant, au contraire, François Gonon nous rappelle que "les jeunes enfants sont très sensibles à l’effet Pygmalion, [...] qui montre que les enfants tendent à se conformer aux prédictions, positives comme négatives, que les adultes formulent à leur égard."
Nous voyons arriver en consultation des parents qui ne veulent rien d'autre qu'un diagnostic et un traitement, et ne donnent pas suite aux entretiens ou à la psychothérapie, ce que je trouve dramatique pour l'enfant qui n'est aucunement écouté : on ne cherche qu'à lui enlever son trouble, qui est pour lui une façon d'exprimer une souffrance.

Nous avons déjà vu ici lors de soirées précédentes que le comportement d'un enfant est à décoder comme un message. C'est cette tentative de compréhension qui rassure l'enfant et l'aide à se connaître lui-même, à accéder au langage parlé au lieu des actes ou de l'agitation.

Derrière l'agitation, on trouve toujours de l'angoisse. J'ai assisté à une conférence à Bordeaux il y a plusieurs années où une psychologue exposait le cas d'un enfant dit hyperactif qui avait été calmé par un traitement. Cet enfant exprimait alors des idées de mort. On avait calmé son trouble du comportement, mais on n'entendait pas son trouble intérieur, il était désespéré.
Il est indéniable que le comportement des enfants s'est modifié depuis trente ans, il suffit d'écouter les enseignants qui ont ce recul. On peut s'interroger sur ce qu'offre la société actuelle.
Il y a une idéologie de la science qui fait que l'on croit être dans le vrai lorsque l'on mesure et on chiffre. Certains enseignants déplorent à quel point les enfants dès la première année de maternelle, c'est à dire dès trois ans doivent être évalués sur leurs compétences. Tout doit être noté, l'enfant n'est plus un sujet apprenant, il est découpé en compétences potentielles, acquises, en cours d'acquisition ou non acquises. Il ne connaît que le bonhomme content ou pas content. La première chose que dessinent certains enfants maintenant en matière de bonhomme, ce sont les smilies ou les monstres et les super-héros.
Il ne s'agit pas d'incriminer l'école, c'est toute la société qui est en marche dans ce sens avec la prégnance des technologies de communication et l'importance des objets multiples dont se sert l'être humain au lieu de son corps. Les enfants dès le plus jeune âge se servent de moins en moins de leur corps dans leurs activités et sont davantage soumis à l'image. Nous avons évoqué cela lors de la soirée sur les limites, et plus récemment sur les jeux vidéo. Il n'est alors pas étonnant que le corps, lieu des pulsions, se mette en mouvement de manière désordonnée et incompréhensible.
Je crois que l'être humain a toujours lutté pour faire émerger sa part de sujet. Plus on veut mesurer et contrôler l'enfant, plus il s'agite pour y échapper, et surtout, pour échapper à ses angoisses.

"Il ne tient pas en place"

Voyons plus précisément ce qui se passe au cas par cas.
Récemment, est venu à mon cabinet un garçon de 10 ans, qui se révèle très agité en CM2. Son institutrice m'écrit en détails son comportement : "Il a du mal à rester assis, il se distrait avec des objets, il ne réussit pas les exercices quand il est seul, alors qu'il sait, il ne cherche pas et oublie une partie de l'exercice"... j'en passe. Ce qui me frappe chez Noé, c'est qu'il n'a absolument pas l'air concerné par ce que raconte sa mère. Elle retrace les différents déménagements, ses écoles, et lorsque je m'adresse à lui, faisant appel à ses propres souvenirs, il fait une moue dubitative : ce que dit sa mère ne lui dit rien, il n'a aucun souvenir. Noé semble vivre uniquement dans le moment présent, sans souvenir, sans avenir. Il ne pense pas. C'est sa défense dans une vie émaillée de séparations qui ne sont pas reconnues comme telles ou pas dites. Il ressort surtout deux choses : d'une part, la place qu'il prend auprès de sa mère : "nous formons un petit couple" dit-elle, et d'autre part, l'impossibilité pour son père de parler de son propre père. Noé a connu son grand-père paternel jusqu'à 3 ans, puis ne l'a plus vu et rien ne lui a été dit sur ce qui est pour lui une disparition. J'ai tenté de convaincre le père de l'importance de dire les choses, mais je n'ai pas réussi, cela lui était impossible d'envisager que son fils sache la vérité, et surtout, il était persuadé que ce n'était pas important pour Noé "il ne se souvient pas de lui".
Donc, pour ce père, il est capital que son fils ne se souvienne pas et ne cherche pas à comprendre, c'est bien ce qui se passe dans l'attitude de Noé face aux apprentissages et dans sa vie. Pour la mère, Noé est à une place de mari, ce qui est source d'angoisse et d'agitation.
Je reprendrai deux choses dans ce qu'a observé la professeure, qui m'est souvent rapporté : "il se distrait avec des objets." : Comme nous l'a enseigné Dolto et comme me l'a confirmé Noé, il a besoin d'occuper ses mains ou de bouger pour écouter. Recevoir la parole de l'Autre l'angoisse et l'agite.
D'autre part : "il ne réussit pas quand il est seul" cet enfant ne peut faire avec l'absence, source également d'angoisse, il nécessite d'avoir toujours la présence ou le regard sur lui. Ce n'est pas une simple façon d'attirer l'attention pour faire l'intéressant, c'est une impossiblité à exister par lui-même.

Jean vient consulter avec son père parce qu'il redouble son CP, n'a pas appris à lire, il ne tient pas en place, passe d'une chose à l'autre sans se fixer. Avec moi, il parle en continu, passant également d'un sujet à l'autre, difficile à suivre. Il ne joue pas, ne dessine pas, se tient debout près de moi, sa main touchant ma chaise. Jean a beaucoup de préoccupations dans sa vie, il a de nombreux demi-frères et demi-soeurs, ses parents sont séparés, sa mère ne pense pas toujours à l'envoyer à l'école, il voit des films qui lui font peur. Il vit dans une insécurité totale : pour lui, une écaille de peinture sur le mur et la maison peut s'écrouler. Il dit que la nuit, il voit le diable sur sa couette. Après que je lui ai proposé de le dessiner, il n'en parle plus mais dit qu'il entend des voix. Il entend par exemple des camarades à l'école alors qu'il est chez lui. Il explique ainsi : "Je dois être le fils de Jésus parce que j'entends tout."
Il n'apprend pas beaucoup mieux lors de son 2ème CP, ne sait pas sa date de naissance. On peut se dire qu'avec tout ce qu'il vit, Jean a de quoi être agité. Pourtant, il va se passer quelque chose qui va l'appaiser. En fin d'année, sa mère, que je n'avais jamais pu contacter, vient me voir et me parle, entre autres, de ce qu'elle appelle un "problème de paternité." Suite à cet entretien, elle décide de dire à Jean la vérité sur ses origines, un homme qu'elle a quitté durant sa grossesse car il était violent. Puis Jean a été reconnu par son père actuel. La semaine suivante, Jean me raconte que sa mère lui a parlé de son père "celui qui a mis la petite graine." Il trouve que ce n'est pas bien de savoir ça, il dit aussi qu'il le savait mais ne savait plus qu'il savait. En effet, son père avait parlé de cela devant Jean mais disait son impossibilité à lui en parler directement. Cela caractérise le non-dit, et le rapport de Jean aux apprentissages : savoir mais ne plus savoir. Ce jour-là et les fois suivantes, il s'assoit et, pour la première fois, se met à construire quelque chose en légo, puis en mécano, montrant une facilité à se débrouiller avec un plan. Une fois qu'il a eu les coordonnées de sa naissance, il a pu utiliser les coordonnées d'un plan. Il dit qu'il ne fait plus de cauchemars. Les visions et hallucinations remplissaient un vide concernant le savoir sur son origine, il en avait bâti une théorie délirante : être le fils de Jésus.
Je parle de lui parce que Jean a la capacité de verbaliser ce qu'il ressent, c'est une donnée précieuse. Rares sont les enfants qui parlent de leurs hallucinations, pourtant, certains enfants extrêment agités sont aux prises avec cela mais ne peuvent rien en dire.

Un jeune garçon que j'ai reçu longtemps au CMPP était "perturbateur" (terme utilisé par sa mère) dès la maternelle. Il mettait mon bureau sens dessus-dessous, déplaçait meubles et objets, sans violence, mais sans tenir en place. Les pieds de mon bureau sont des tubes métalliques, il a longtemps cherché à les démonter. Un jour, il a dit qu'il y avait des serpents dedans. Il était aussi angoissé par la fente sous la porte, et les espaces entre les marches de l'escalier. Lui n'a pas eu la chance que sa mère lui parle de son histoire, la mort violente d'un jeune frère à elle. Je l'ai su par d'autres professionnels, mais elle ne m'en a jamais parlé. Cet enfant dit "perturbateur" était d'abord perturbé par son imaginaire qui le terrorisait.


J'ai associé agitation et colères parce que souvent cela va ensemble, les enfants agités supportent mal la frustration et cela déclenche souvent des colères.

Tim vient avec sa mère, il a tout juste 2 ans, elle dit qu'il ne supporte pas le sevrage, depuis 6 mois. Tim donne beaucoup de la voix, crie, tape dès qu'il est contrairé, c'est à dire dès que quelque chose se passe sans qu'il l'ait décidé. De même, il ne tient pas en place. Il est très proche de sa mère, dont la motivation pour qu'il grandisse est qu'elle souhaite être enceinte, ce qui ne tardera pas à arriver. Il dort très mal et refuse de manger. La mère fait remonter ses troubles au jour de l'installation de son compagnon avec eux. Je crois que la mère a vu juste : pour Tim, colères et agitation rime avec frustration. Non que la frustration lui fasse du mal, mais il la découvre au moment où un homme s'installe à la maison. Jusque là, Tim avait sa mère pour lui seul et n'a pas été confronté au sevrage, à la présence d'un autre, même s'il voyait son père depuis l'âge de 6 mois. Jusque là, sa mère n'a pas eu à lui dire non. Ce n'est pas d'avoir affaire à la frustration qui agite Tim, mais plutôt de ne pas y avoir été confronté avant. Certaines mères se rassurent en disant que leur enfant a bien le temps d'être frustré plus tard, et ne leur refusent rien jusqu'à trois ans. Comment un enfant peut-il comprendre la frustration si, durant les premières années de sa vie, il n'a pas appris à faire avec? C'est un peu comme si on le jetait à l'eau sans lui avoir appris à nager. Il y a de quoi crier et s'agiter.

Au cours des entretiens bruyants et agités, cette maman a été amenée à se dire qu'elle demandait peut-être un peu trop à son enfant, par exemple pour la propreté elle a relâché un peu d'exigence et Tim a pu aller sur le pot de lui même (après quelques séances à jouer dans les toilettes). Cette mère a eu la constance de continuer à venir, malgré le comportement pénible de son enfant, et elle a pu accepter des choses sur lesquelles elle n'était pas d'accord, par exemple laisser son fils jouer avec les ciseaux, avec mon aide, le laisser se salir, ne pas ramasser tout ce qu'il laissait tomber ou ne pas lui donner tout ce qu'il exigeait.
Tim vient d'entrer à l'école, il s'est apaisé et a commencé à parler, il dort et mange bien, après avoir longtemps joué à me faire dévorer par un petit crocodile. Ses cris étaient aussi une défense contre un Autre qu'il vivait comme pouvant le dévorer. Il a moins besoin de se mettre en colère, ayant trouvé une bonne distance avec sa mère, moins après lui, qui lui laisse davantage d'initiatives, sans céder à ses caprices.

Ce que l'on dit de l'enfant peut nous guider : "il ne tient pas en place." Tim, comme Jean et Noé ne trouvaient pas leur place d'enfant.
Comme à chaque soirée, j'essaie de me faire porte parole des parents en recueillant des témoignages de la vie quotidienne. Voici ce que m'a écrit Sophie, une jeune maman :

"Les colères de Léo :

Léo est très attiré par le matériel agricole! Lorsqu'il avait environ 16 mois, nous sommes allés au magasin agricole... En attendant que son père fasse ses achats Léo regardait, touchait et montait sur les engins. Quand il a fallu partir cela a été le drame, j'avais pourtant anticipé en lui disant que nous allions partir, qu'il allait falloir dire au revoir etc... Rien à faire! Nous nous sommes dirigés vers la caisse, Léo dans les bras qui pleurait et criait, je suis donc sortie et je me suis mise sur le côté du magasin. J'ai posé Léo en lui disant qu'il était en colère mais que c'était comme ça, et plus je lui parlais, plus il criait, donc j'ai laissé faire. Des personnes ont fait des commentaires fort désagréables mais je m'en fichais, il fallait que sa colère passe. Son père est arrivé, nous nous sommes dirigés vers la voiture, mais Léo ne voulait toujours rien entendre, on a attendu un peu, puis son père est allé le chercher et l'a mis "de force" dans son siège auto où les cris ont redoublé!!!! Au bout de quelques minutes et toujours en pleurant, il m'a demandé son doudou. Il s'est calmé au fur et à mesure...

À la sortie d'un super marché, Léo est monté dans une petite voiture pour enfants.
Il a joué un petit instant et au moment de sortir c'était 'NON", j'ai attendu un peu tout en discutant puis je l'ai sorti et amené à la voiture. Pareil, des cris et des pleurs. J'en ai discuté avec lui.

6 mois plus tard, il y a 15 jours, au même supermarché, rebelote, cris et pleurs...
Rediscussion par la suite...
En début de semaine, j'ai dû y retourner avec lui. Il n'a pas voulu monter dans le chariot mais a voulu en prendre un petit. Il m' a suivi tranquillement en faisant ses petites affaires, il les a mises dans son chariot, tout super!!!
À la caisse il a mis ses produits sur le tapis, moi aussi et il m'a attendu. Nous avons été remettre son chariot à l'accueil et en sortant il est monté dans cette petite voiture. Je lui ai dit qu'il y montait un peu et qu'après on s'en allait dans notre voiture pour rentrer. Il m'a dit "accord".
Au bout de quelques minutes je lui ai dit de descendre, je me suis dirigée vers la sortie et là grand miracle il était derrière moi!!!!!
Ce fut un agréable moment et une grande surprise......
Je trouve que maintenant Léo (24 mois), assimile mieux les choses, arrive à s'arrêter de lui-même, pas tout le temps, mais cela se met en place."


Vous avez certainnement connu ce genre de scène.
Nous allons voir de plus près ce qui se passe pour l'enfant très jeune.
Comme beaucoup de petits garçons, Léo, est fasciné par les engins motorisés. À la fois cela fait un peu peur par le bruit, cela impressionne par la taille, la forme, et la puissance. Ici, il est question plus précisément de l'outil de travail de son père. Il me semble qu'en pouvant toucher et monter sur ces engins, Léo a pu entretenir l'illusion d'être aussi puissant que l'engin lui-même ou que celui qui l'utilise habituellement. Laisser ces machines pour retrouver ses parents revenait à perdre cette illusion de puissance pour retrouver la réalité de son impuissance de petit être fragile. La colère semble venir dire la difficulté à supporter cela, et comme une tentative de manifestation de sa propre puissance. Puis, c'est en refusant de monter dans le chariot et en prenant le sien qu'il a pu surmonter les frustrations : Léo a choisi de devenir acteur et non plus soumis à la volonté de l'Autre en étant porté dans le chariot. Il a choisi de conduire un engin à sa mesure, ce qui lui a permis d'accepter de quitter la petite voiture pour être transporté dans la vraie, celle de ses parents. Sa mère a eu une riche idée de faire le lien entre la petite voiture et la vraie. Cela a permis à Léo de se repérer entre l'illusion du jeu et la réalité.

Ce qui est remarquable, on le verra aussi plus loin, c'est que Léo ne voulait rien entendre, plus on lui expliquait, plus il criait. Les cris visent à faire taire l'Autre. Pour autant, les paroles ne sont pas vaines, à petites doses et bien placées, elles ont un effet dans l'après-coup, à la longue, et elles incitent l'enfant aussi à parler. Ainsi, Léo a fini par réclamer son doudou et, en grandissant, il arrive de mieux en mieux à s'arrêter.

Être l'objet des ses colères

Simone de Beauvoir nous livre ses souvenirs d'enfance lorsqu'elle était un peu plus âgée, de 3 à 5 ans. En 1958 dans "Mémoires d'une jeune fille rangée" elle consacre quelques pages très intéressantes à sa vision d'enfant, cherchant le sens de ses colères, qu'elle décrit de façon très parlante :
"Protégée, choyée, amusée par l'incessante nouveauté des choses, j'étais une petite fille très gaie. Pourtant, quelque chose clochait puisque des crises furieuses me jetaient sur le sol, violente et convulsée. J'ai trois ans et demi, nous déjeunons sur la terrasse ensoleillée [...]; on me donne une prune rouge et je commence à la peler. "non", dit maman ; et je tombe en hurlant sur le ciment. Je hurle tout au long du boulevard [...] parce que Louise m'a arrachée du square [...] où je faisais des pâtés. Dans ces moments-là, ni le regard orageux de maman, ni la voix sévère de Louise, ni les interventions extraodinaires de papa ne m'atteignaient. Je hurlais si fort, pendant si longtemps, qu'on me prit quelquefois pour une enfant martyre. "Pauvre petite!" dit une dame en me tendant un bonbon. Je la remerciai d'un coup de pied."

Elle attribue ses colères à ce qu'elle appelle un certain extrémisme, "je ne pouvais accepter avec indifférence la chute qui me précipitait de la plénitude au vide, de la béatitude à l'horreur."
La contrariété représentait une chute dans le vide.
"Ce qui me révoltait, c'est qu'une phrase négligemment lancée : "il faut... il ne faut pas", ruinât en un instant mes entreprises et mes joies."
Il lui était insupportable d'avoir affaire à un Autre qui lui impose des contraintes sans raison apparente, de manière imprévisible, alors que se heurter physiquement à quelque chose ne lui faisait pas le même effet : un objet n'a pas de désir. Il lui était insupportable de se confronter au désir de l'Autre qui lui apparaissait comme capricieux.
Elle le justifie ainsi : "L'arbitraire des ordres et des interdits auxquels je me heurtais en dénonçait l'inconsistance ; hier, j'ai pelé une pêche : pourquoi pas cette prune? Pourquoi quitter mes jeux juste à cette minute?"
Les volontés des adultes étaient pour elle sans logique, non fondées, donc comme un pur caprice auquel elle opposait le sien.
"Au coeur de la loi qui m'accablait avec l'implacable rigueur des pierres, j'entrevoyais une vertigineuse absence : c'est dans ce gouffre que je m'engloutissais, la bouche déchirée de cris."
Cette phrase décrit comment l'enfant vit dans un monde où c'est la loi du plus fort qui régit les relations, et comment l'enfant, lorsqu'il est soumis à la volonté de l'Autre, peut se sentir écrasé, anéanti.
Il y a un paradoxe entre la force et la fragilité.
Sa fureur et son son agition poussait les adultes à l'empoigner et l'enfermer dans un placard. "Alors je pouvais me cogner des pieds et des mains contre de vrais murs au lieu d'insaisissables volontés."
"Mes soubressauts, les larmes qui m'aveuglaient, brisaient le temps, effaçaient l'espace, abolissaient à la fois l'objet de mon désir et les obstacles qui m'en séparaient. Je sombrais dans la nuit de l'impuissance..."
C'est comme si l'enfant, au moment où on le prive de l'objet de son désir, était menacé de disparaître avec cet objet. Certains enfants sont amenés à dire des choses comme "je suis nul" ou "je veux mourir." Il ne s'agit pas d'une dévalorisation de soi, mais cela illustre ce sentiment de ne plus exister que décrit Simone de Beauvoir. La seule façon de matérialiser son existence est alors de mettre en jeu tout son corps.
"J'opposais mon poids de chair à l'aérienne puissance qui me tyranisait."
Nous l'avons vu à propos du langage, passer par la parole, le langage codé de l'Autre, provoque une perte. La loi des mots est pour elle insaisissable, immatérielle.
"Je ne me suis jamais emportée contre un objet. Mais je refusais de céder à cette force impalpable : les mots."

Lacan a emprunté à Shakespeare l'expression "la livre de chair" pour désigner cette part perdue de son être. Dans "Le marchand de Venise" Antonio emprunte de l'argent à Shylock qui lui fait signer un billet stipulant que si Antonio ne peut rendre à temps l’argent prêté, il pourra se dédommager en nature en taillant une livre de chair  sur le corps de son débiteur.
Pris dans le code du langage, l'être humain ne jouit plus totalement d'être. Parler, s'humaniser suppose de renoncer à une partie de ses pulsions. C'est ce que refuse Simone de Beauvoir enfant. Au contraire, elle s'y raccroche desespérément lorsqu'elle se débat et s'agite en hurlant. C'est comme si elle se perdait tout entière avec l'objet qu'elle perd. Que ce soit un objet réel, ou l'intérêt pour quelque chose, l'activité qu'elle doit cesser.

"Je savais cette lutte vaine du moment où maman m'avait ôté la prune saignante, où Louise avait rangé dans son cabas ma pelle et mes moules, j'était vaincue ; mais je ne me rendais pas."
Écoutons littéralement cette expression "je ne me rendais pas" : le sujet est objet. L'enfant était prise dans son jeu. On lui prend sa pelle et son seau. C'est comme si on la prenait elle aussi. Elle se débat. Sa seule façon de se séparer de ses objets, c'est une tentative de redevenir sujet en se manifestant de tout son être : "...plus rien ne demeurait que ma présence nue et elle explosait en longs hurlements."

Elle poursuit, p 21 sa description où elle se sentait "la proie" des adultes. Elle dit comment elle était traitée en objet par les adultes, nous le verrons plus loin.


Quand la colère rappelle des souvenirs

Janie raconte : "Quand ma fille Maylis était plus petite, elle piquait des colères phénoménales, parfois pour des petits riens. Quand elle démarrait, elle ne savait plus s'arrêter. J'étais complètement désemparée. Plus elle hurlait, plus je sentais ma colère monter, monter. J'avais beau discuter, tenter de la raisonner, me fâcher,... rien n'y faisait. Elle hurlait... tous ses muscles crispés . Dans une de ses colères sans fin (elles duraient, duraient... jusqu'à épuisement) elle a lâché entre 2 sanglots : "je voudrais bien m'arrêter, mais je ne peux pas."
Et là, je me suis sentie repartir des années en arrière... je connaissais ce sentiment. Ne pas pouvoir arrêter la vague de colère qui me submergeait. Même si je savais que ma mère avait raison. Même si je me sentais complètement ridicule...
Je me suis dit que finalement, la seule chose que je n'avais pas faite, quand Maylis partait dans ses crises de nerfs, c'était la prendre dans mes bras et la bercer. Et ensuite... une fois calmée... (elle et moi...) ... discuter. Et depuis ce jour, il n'y a plus eu de crise. Je "les bloque" avant qu'elle ne démarre... et ensuite... on discute.
Grâce à un souvenir de mon enfance. J'essaie de ne jamais oublier ce que c'est que d'avoir été enfant."
Cette jeune maman nous dit quelque chose de très important : elle a des souvenirs de sa vision des choses et du monde étant enfant, de ses terreurs et de comment elle a reçu les réactions de ses parents. C'est pour elle un guide précieux qui l'aide parfois à comprendre les réactions de sa fille. L'important est qu'elle en a pris conscience.
Au lieu d'être prise dans sa propre colère d'enfant avec sa fille, elle se dégage de cette position ; en quelque sorte, elle se sépare de son souvenir parce qu'elle en a conscience. L'enjeu n'est alors plus d'imposer sa volonté à l'autre, comme lorsqu'elle était petite, mais de rassurer son enfant et l'aider à supporter la frustration.
L'écouter, c'est aussi admettre que des "petits riens" peuvent avoir une importance capitale pour l'enfant.


L'aider sans céder

Beaucoup de parents témoignent du fait qu'il est capital pour eux de ne pas "céder" je mets ce mot entre guillemets nous verrons après pourquoi. La propre colère de l'adulte prend le dessus et s'il cède, il a l'impression de perdre et de laisser la victoire à son enfant. Notamment des mères qui, en plus, ne veulent pas faire appel au père pour "y arriver toute seule" ayant l'impression de montrer un signe de faiblesse si elles font appel à quelqu'un d'autre. Nous verrons cela aussi après.
En devenant parent, à travers ce que l'on vit avec son bébé ou son enfant, on prend en pleine figure ce qui a été insupportable enfant et qui avait été soignesement refoulé. Cela explique que les parens soient parfois si démunis face à certaines situations. Tout le monde n'a pas la chance d'avoir des souvenirs suffisamment précis de son enfance et nous répétons souvent les situations vécues à l'infini, parce que nous n'en avons pas conscience. D'où cette impression de ne pas sortir d'un cercle infernal : les choses se répètent en boucle et on ne peut plus s'arrêter. Mettre un terme à la colère de l'enfant suppose de laisser de côté sa propre colère.
C'est très contagieux la colère, et il est très difficile de ne pas répondre à la colère par la colère. Il y a un cap à passer : renoncer à sa propre colère. C'est très difficile parcequ'on laisse l'enfant un peu seul avec sa colère et il se retrouve triste et désemparé. Mais c'est là qu'on peut l'aider, le rassurer, sans que cela veuille dire que l'on cède. Se souvenir de sa propre enfance ne veut pas dire éviter à son enfant les frustrations qu'on a connues, Simone de Beauvoir le dit bien, elle sait qu'elle a perdu. Il ne s'agit surtout pas de céder sur ce que l'on a imposé à l'enfant. Une jeune femme me confiait que lorsqu'elle faisait ses colères d'enfant et que sa mère cédait, elle en était très culpabilisée.
Il s'agit de céder sur sa propre colère. Ce qui a un effet sur l'enfant, c'est de voir comment son père ou sa mère surmonte sa propre colère, ses propres frustrations, comment il ne se laisse pas dominer par ses pulsions. On peut très bien inculquer à l'enfant qu'être fort, ce n'est pas dominer l'autre, c'est dominer ses propres pulsions. À partir de là, on peut l'aider, l'encourager, se faire son partenaire contre sa colère qui l'envahit.


Traitée en objet

Le témoignage de Simone de Beauvoir nous rappelle comment l'enfant, si petit soit-il, perçoit la manière dont les adultes s'adressent à lui. Elle se disait donc "la proie de leurs consciences. Celles-ci jouaient le rôle d'un aimable miroir ; elles avaient aussi le pouvoir de me jeter des sorts ; elles me changeaient en bête, en chose."Comme elle a de beaux mollets, cette petite!" dit une dame qui se pencha pour me palper. Si j'avais pu dire que cette dame est sotte! elle me prend pour un petit chien, j'aurais été sauvée. Mais à trois ans, je n'avais aucun recours contre cette voix bénisseuse, ce sourire gourmand, sinon de me jeter en glapissant sur le trottoir."
"Il suffisait pour me blesser qu'on me traitât en bébé ; bornée dans les connaissances et mes possibilités, je ne m'en estimais pas moins une vraie personne."
Elle parle d'une tante : "je me suis demandée soudain comment me voit-elle ? [...] trompée par les apparences, elle ne se doutait pas, voyant mon corps inachevé, qu'au dedans de moi, rien ne manquait ; je me promis lorsque je serais grande, de ne pas oublier qu'on est à cinq ans un individu complet. C'est ce que niaient les adultes lorsqu'ils me marquaient de la condescendance et ils m'offensaient." Simone de beauvoir se mettait en colère si on la laissait gagner, si on lui demandait des choses trop faciles, ou si on faisait trop à sa place.

Enfermée dans un statut d'enfant colérique

"On eût peut-être réussi facilement à me mater. Papa, parodiant je ne sais qui, s'amusait à répéter : "Cette enfant est insociable." On disait aussi, non sans un soupçon de fierté : "Simone est têtue comme une mule." J'en pris avantage. Je faisais des caprices, je désobéissais pour le seul plaisir de désobéir. Sur les photos de famille, je tire la langue, je tourne le dos : autour de moi, on rit. Ces menues victoires m'encouragèrent à ne pas considérer comme insurmontables les règles, les rites, la routine.
"... lorsque, à bout de larmes et de cris, je finissais par capituler, [...] souvent, j'avais même oublié l'objet de ma révolte."
Cela illustre ce que j'ai dit tout à l'heure : l'enfant se conforme à ce qu'il entend de lui. Or, il est intéressant de ménager une place à la surprise, comme la maman du petit Léo : au lieu d'être sûr et parfois de prédire qu'il va faire une colère, pouvoir se laisser surprendre agréablement par son enfant.


Colère nécessaire?

"Somme toute, mes colères compensaient l'arbitraire des lois qui m'asservissaient ; elles m'évitèrent de me morfondre en de silencieuses rancunes."
Il s'agit parfois aussi d'accepter la colère de son enfant, accepter le mécontentement de son bébé, ce qui ne fait pas plaisir. Accepter ou ignorer les réflexions désagréables de l'entourage. Souvent les parents se sentent gênés, voire "coincés" vis à vis du regard des autres, et n'osent pas réagir à leur manière, leur seul but étant de ne pas trop se faire remarquer. L'enfant sent très bien cela et s'engouffre dans ce malaise.

L'affaire de tous

L'exemple courant c'est la caisse du supermarché, on n'a rien d'autre à faire en attendant que d'observer les autres. C'est là que les enfants s'agitent, veulent les bonbons mis exprès à leur portée... Si les parents d'une part acceptent d'être eux-mêmes malgré le jugement des autres, cela leur évite parfois de dire "la dame va te gronder" ou "la dame va te faire une piqûre" ou encore "la caméra te filme" : réponses angoissantes qui ne peuvent qu'agiter davantage les enfants.
Si d'autre part, les adultes témoins, au lieu de jouir en silence d'être spectateurs de la situation, s'autorisent à s'adresser naturellement à l'enfant, à discuter avec ses parents, cela fait tomber bien des colères. L'intervention d'un tiers peut simplement créer la surprise, faire diversion, sans qu'il soit besoin de faire les gros yeux ou de gronder l'enfant ou de faire une leçon aux parents.
Je trouve qu'en tant que citoyens, dans les lieux publics, nous ne nous adressons pas suffisamment aux enfants. Il y a comme un tabou sur le comportement des enfants en présence de leurs parents. On observe sans rien dire et on n'en pense pas moins, ou on fait des réflexions jugeantes. Comme si,  simples objets, ils appartenaient à leurs parents. S'adresser à eux pour leur dire autre chose bien sûr que "tu es mignon" ou "tu es vilain" les rend responsables de leurs actes. Cela les place comme citoyen aux yeux de tous, dans la société, et non seulement fils ou fille de son papa ou de sa maman. Les enfants s'autorisent moins de caprices en public si les adultes s'autorisent à leur parler sainement, sans craindre leur réaction ou celle de leurs parents.
Au lieu de manifester sa désapprobation du regard en pensant que les parents ne savent pas tenir leurs enfants, pourquoi ne pas dire à un enfant qui court et qui crie dans le train "est-ce que tu peux faire un peu moins de bruit s'il te plaît?" comme on s'adresserait à un voisin de palier. Tout d'un coup nous existons à leurs yeux comme des personnes et non comme de simples meubles silencieux. Eux-mêmes se sentent exister comme des personnes. Cela a beaucoup plus d'effet que si les parents le disent 50 fois et que personne ne réagit autour. Je trouve que dans un lieu public, l'éducation est l'affaire de tous, pas seulement celle des parents. Il revient aussi aux parents d'accepter ce genre d'intervention de la part d'inconnus.

Voilà, le débat est lancé, je ne ferai pas d'autre conclusion...
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