Tout
explorateur se doit d'ouvrir une voie. Norbert, âgé de 7 mois, nous
invite à suivre celle du signifiant. C'est un bébé que je ne vois
pas mais dont l'équipe de
la crèche
me parle parce qu'il donne de la voix :
"il crie
très fort,
cela agresse
sa mère,
ça lui
fait un
noeud au
ventre, alors
que quand
il babillait,
elle était
admirative. Elle
se dit contente
de le
laisser à
la crèche,
et vient
toujours le
chercher au
dernier moment."
Cette maman
n'a pas
obtenu la
réduction du temps
de travail
qu'elle souhaitait
pour s'occuper
de ses
enfants. Elle
a aussi
une fille
âgée de
2 ans
et demi.
Elle s'est
plainte dès
le début
qu'elle avait
tout le
temps son
bébé dans
les bras
: Il
ne crie
pas quand
il est
dans les
bras.
Les
auxiliaires de puériculture
me racontent
un peu plus tard que Norbert
crie moins
depuis qu'elles ont
remarqué qu'
il "piquait"
beaucoup la
tétine des
autres et
lui ont
proposé celle
qu'il avait
dans sa
panière, qu'il
n'a pas
eu plus
jeune. Il
est alors plus
serein. Ce
qui lui est proposé comme
doudou n'est pas investi.
C'est un pantin
en peluche
donné par la maman,
le même
que celui
de sa
soeur aînée.
Elle n'a probablemant pas l'idée que le doudou est un objet électif
de l'enfant.
Elle
ne cache pas son exaspération :
"c'est un
monstre", elle
en a
"raz le
bol," elle
demande "Qui
le veut?"
en arrivant.
L'éducatrice
a tenté
de parler
avec elle,
puis lui
a proposé
de me
rencontrer, mais
elle se
dit débordée,
n'a pas
le temps,
elle n'a
pas donné
suite.
Alors
qu' il a 9 mois, nous
reparlons de
Norbert en
réunion :
"Quand
on le
change, il
fait des
colères, il
se cambre,
il s'agrippe,
il mord.
Il
faut se
battre à
chaque change,
à chaque
repas : il
se débat,
gesticule dans
tous les
sens, il
agrippe la
cuiller dans
la bouche,
on ne
peut plus
lui donner.
Il est
fatigué, ne
dort pas
et pleure.
En
poussette, il
faut rouler
vite pour
que ça
secoue. Il
s'agrippe aux
bords de
la poussette
dès qu'il
s'endort.
Il
vrille dans
le transat
pour se
retourner à
plat ventre."
Il
se déplace
à quatre
pattes, et s'engouffre dans
toutes les ouvertures de porte.
Depuis
une semaine,
il se
relève debout
en s'agrippant
à l'adulte
ou à
une barre,
il ouvre
la bouche
vers l'adulte.
Il cherche à grimper sur les personnes qui portent un autre bébé.
Il s'agrippe aussi aux autres bébés qui sont debout. Il n'est
jamais apaisé.
"Il
arrache la
tétine des
autres, tout
d'un coup,
par impulsion.
On a
beau lui
dire non,
qu'il ne
faut pas
le faire,
il y
revient 10
fois, 20
fois."
"On
dirait qu'il se branche tétine" dit son auxiliaure de
puériculture.
On
note cependant
un progrès
: quand
la maman arrive avec
Norbert, elle
le pose
sur le
tapis et prend
le temps
de se
séparer.
Norbert
semble agité
par ce
que Lacan
a nommé
les "imagos
du corps
morcelé" 1,
ses gestes
désarticulés en
témoignent. À partir des
travaux de Mélanie Klein, Lacan a mis en évidence que l'image de
son corps apparaît au bébé "sous la forme de membres
disjoints" avec des fantasmes de mutilation, dévoration,
"éclatement du corps". Norbert réagit
en cherchant
à s'agripper
comme pour
tenter de
se rassembler.
Lorsqu'il s'accroche
aux bords
de la
poussette, c'est comme s'il
luttait contre le relâchement à
l'endormissement.
Il
se calme
lorsqu'il est
dans les
bras, ou
lorsqu'on lui
touche le
dos, ou
encore lorsqu'il
bercé vigoureusement : ces
sensations du
toucher bordent
le réel
de son
corps ou
mobilisent le tonus
musculaire qui
a pour effet
de "faire
tenir" le
corps.
Jacques
Lacan
a
décrit
le
"stade
du
miroir"
comme
"fondateur
de
la
fonction
du
Je2"
suite
aux
observations
d'Henri
Wallon
et à partir d'observations très précises d'enfants entre 6 mois et
deux ans et demi.
Entre
6
et
18
mois,
l'enfant
devient
capable
de
reconnaître
son
image
dans
le
miroir,
en
présence
de
l'adulte
qui
le
nomme.
Le
bébé
prend
alors
connaissance
de
son
corps
comme
d'une
entité,
une
unité,
contrairement
à
son
vécu
morcelé.
Cette
perception
lui
procure
une
satisfaction
jubilatoire.
Lacan
parle
de
véritable
fascination
de
l'être
humain
par
sa
propre
image.
De
même,
lorsqu'il
voit
son
semblable
un
peu
plus
âgé,
le
bébé
anticipe
les
capacités
motrices
qu'il
n'a
pas
encore
:
à
peine
se
met-il
debout,
Norbert
s'agrippe
aux
enfants
qui
marchent.
La
particularité de ce stade est que l'enfant prend connaissance de son
corps par quelque chose (l'image) qui est extérieur à lui : cette
image lui
apparaît
d'abord
comme
celle
d'un
autre,
son
semblable.
Nous connaissons tous ces scènes que j'appelle « explorations
intrusives » de bébés entre eux : mettre les doigts dans
les yeux, le nez, la bouche de l'autre, lui tirer les cheveux, lui
arracher la tétine...
On
assiste à quelque chose de compliqué car il y a cette captation par
l'image du miroir ou du semblable qui permet au sujet de se
constituer, mais, on le voit bien, cela mobilise de l'agressivité.
Dans
le
même
temps,
le
stade
du
miroir
est
inclus
dans
ce
que
Lacan
nomme
"le
complexe
de
l'intrusion"
: Cette
image qui restaure son unité fait aussi intrusion pour le sujet.
Lacan
qui
cite
Saint
Augustin
:
"J'ai
vu de mes yeux et j'ai bien connu un tout petit en proie à la
jalousie. Il ne parlait pas encore, et déjà il contemplait, tout
pâle et d'un regard empoisonné, son frère de lait."
Alors
qu'il vient de subir la perte du sein lors du sevrage, l’image de
l’autre vient comme « en trop » et exacerbe le vécu
morcelé du corps :
le semblable devient un petit
rival.
Ainsi,
lorsqu'il voit
un autre
bébé porté
par un
adulte, Norbert cherche
à s'agripper.
Lorsqu'il voit
un bébé,
il n'a
de cesse
que de
lui arracher
la tétine
comme pour
entamer
cette image trop complète.
Tout
cela
se
joue
autour
de
l'objet
oral.
Norbert est confronté à une
impossibilité : il ne peut supporter l'image de l'autre pourvu d'une
tétine.
Si
l'on cherche à
l'empêcher de s'agripper ou
d'arracher les tétines, Norbert
insiste d'autant
plus qu'il
ne se
sent pas
entendu dans
sa détresse,
c'est alors
qu'il mord ou se
"branche tétine."
En
réunion, il est très difficile de ramener la discussion
au sujet de l'enfant. L'équipe s'inquiète des propos de la mère et
déplore l'absence de soutien du père.
Je
fais remarquer aux professionnelles qu'elles sont envahies par cela
et qu'il est impossible de parler d'autre chose. Elles
disent que
ce n'était
pas le
cas au
début où
elles accueillaient
Norbert, lorsqu'il
criait peu
à la
crèche. Maintenant,
il crie
aussi beaucoup
à la
crèche.
Lacan
nous fait remarquer que l'oreille est l'orifice corporel le plus
important "parce qu'elle ne peut se boucher, se clore, se fermer
[...] C'est
par ce biais que répond dans le corps ce que j'ai appelé la voix3"
dit-il.
Les
cris deviennent
vite insupportables
dans un
groupe de
bébés. Les
uns après
les autres
se mettent
à pleurer.
Le cri
dans l'oreille
heurte littéralement
le tympan.
Par son
intensité et
sa persistance,
il peut
représenter une
véritable agression
corporelle pour
l'adulte qui
se sent
vite impuissant
à calmer
l'enfant.
Lacan
nous rappelle que dans
notre oreille, nous avons un "résonateur de type tuyau"4,
c'est à dire comportant un vide, qu'il relie par métaphore, à ce
qu'il appelle le vide de l'Autre. Lorsque les cris du bébé
résonent dans l'oreille, il y a à la fois ce vide, que Lacan
définit comme le lieu de notre angoisse, et un trop de réel. On
n'entend pas ses propres paroles, sa propre voix. Elle se heurte à
un mur. On n'arrive plus à penser.
Les
cris du bébé sont
évidemment interprétés
comme un
signe de
malaise, mais
lorsqu'il est
impossible d'apaiser
l'enfant, l'angoisse
est là,
en écho
à la
souffrance perçue.
Le cri ne peut alors se transformer en appel.
Cet
impossible auquel
se trouvent
confrontés les
adultes qui s'occupent de l'enfant se
traduit par
des plaintes
qui pourraient
se déverser
à l'infini,
sans qu'émerge
une solution.
Là
où le
réel déborde
et l'imaginaire
galope, il
s'agit de
donner une
place au
symbolique, à
une parole
qui fait
tiers. Qui borde le réel et
met au pas l'imaginaire.
Nous
explorons la voie du sujet en suivant la piste du signifiant : "il
se branche tétine."
Cette
expression nous éclaire sur
le besoin
de Norbert
: Ses
comportement visent
à "se
brancher" sur
l'autre, dans
une tentative
de restaurer
son unité. Comment
accueillir, reconnaître
ce besoin
? Norbert lui aussi semble
aux prises avec un trop : Il découvre qu'il n'est pas le seul bébé
pour l'adulte qui s'occupe de lui. L'image de l'autre fait intrusion,
il réagit en lui arrachant la tétine, "par impulsion."
Ce
"branchement tétine" est aussi un débranchement de la
tétine de l'autre. Une auxiliaire puéricultrice se souvient qu'elle
a mis Norbert dans le parc pendant le repas des autres enfants, en
lui expliquan t qu'il avait besoin d'être tranquille, et il a pu
jouer un moment... elle lui a proposé une autre alternance en le
séparant des autres.
L'échange
entre professionnelles est devenu un échange d'idées, autant de
pistes à suivre pour accompagner l'enfant dans ses découvertes plus
ou moins heureuses. Elles se sont orientées de leur observation et
leur écoute de l'enfant.
Lorsque
nous reparlons
de Norbert
deux semaines
plus tard,
le discours
est très
différent, l'équipe
ne pensait
même pas
à en
parler. Norbert est beaucoup
dans l'action, on lui aménage des coins où il peut jouer seul.
Parfois cela lui convient, parfois il hurle. Par ailleurs, dans sa
quête des ouvertures de portes, il a rencontré une limite
supportable : l'éducatrice rapporte avec étonnement qu'il a accepté
sans rien dire qu'elle ferme une porte devant lui. Elle lui a dit
ceci : "je fais attention à ce que tu n'ailles pas là."
Il n'a pas tenté d'ouvrir. Cette formulation présente la fermeture
de la porte comme une attention portée à l'enfant et non comme un
refus.
Norbert
se calme lorsqu'on s'occupe de lui, il réclame les bras.
Il
a maintenant un doudou, c'est un petit singe en peluche qu'il a
investi de lui-même.
Sa
mère est
un peu
plus sereine.
"On dirait qu'elle découvre que son bébé a besoin d'être
dans les bras" me dit-on, alors qu'elle l'avait contamment dans
les bras depuis qu'il est né.
Que
s'est-il passé ?
Il
semblerait qu'avant,
elle le
prenait dans
les bras
juste pour
arrêter les
pleurs, de
manière automatique,
sans pouvoir
s'adresser à
son bébé,
lui parler,
le rassurer.
Ce contact
sans parole
était pesant
pour cette
mère qui
pourtant ne
trouvait pas
d'alternative.
Au
regard de ce que Lacan définit comme l'objet petit a, je crois
pouvoir dire que Norbert remplissait le vide de l'Autre par son cri,
il incarnait l'objet déchet qu'est la voix : petite chose détachée
de lui, mais pas encore tout à fait. Voix hors sens, hors parole.
(JAM) "La voix est exactement ce qui ne peut pas se dire."7
Voix sans signification. Le son sans le sens qui faisait écho aux
dires insupportables de la mère.
Grâce
aux échanges quotidiens avec la maman, le discours sur l'enfant a
changé, alors que rien n'a été modifié dans la réalité
quotidienne de la mère. En parlant avec les éducatrices, la mère a
pu découvrir que son enfant avait besoin d'attention : elle prête
maintenant au cri du bébé une intention de signification qui le met
en place de sujet de la demande, et non plus d'objet dont elle
cherchait se délester.
En
même temps qu'il se sépare d'un peu de voix, Norbert trouve la voie
du semblant en se créant un doudou, objet détaché, de
substitution. Il a semblé découvrir, en étant confronté à la
présence des petits autres, qu'il devait en passer par la demande à
l'Autre. Les cris
et agrippements
ont pu
se transformer
en une
demande à
laquelle il
est souvent
possible de
répondre.
La
parole est
venue tisser
une enveloppe
symbolique sur le réel de la
voix. Un
voile qui donne au cri sa
dimension d'appel, qui ouvre
la voie
de la
demande.
1Lacan,
Jacques, "L'agressivité en psychanalyse" Ecrits, p. 104,
Seuil, 1966
2Lacan,
Jacques, "Le stade du miroir comme fonfateur de la fonction du
Je. Ecrits p. 195, Seuil, 1966
3Lacan,
Jacques, Séminaire "Le Sinthome" p. 17 Seuil 2005
4Lacan,
Jacques, Séminaire X "L'angoisse" pp 318-319 Seuil, 2004
5Miller,
Jacques-Alain, "Jacques Lacan et la voix" Quarto N°54
6Ibid,
Séminaire X "L'angoisse" p. 315 Suil, 2004
7
Miller, Jacques-Alain "Jacques Lacan et la voix" Quarto
N°54