Soirée du 9 janvier 2015. Biscarrosse.
Les travaux sur la petite enfance
font souvent référence à « la mère suffisamment bonne » qui est une
trouvaille de Winnicott. Alors qu’il est souvent reproché aux psychanalystes
d’utiliser des termes trop spécialisés, ici, ce n’est pas le cas : chaque
terme « mère », « suffisamment » et « bonne »
fait partie du vocabulaire courant et nous donne l’impression de comprendre
instantanément ce que veut dire Winnicott, chacun d’entre nous ayant sa propre
idée de ce qu’est une « bonne mère ».
Pour nous, professionnels qui tentons
d’aider et de soutenir les parents de bébés et jeunes enfants, cette expression
ne nous détourne pas de nos a priori si nous ne questionnons pas ce qui se
cache derrière ces mots.
Qu’a voulu dire Winnicott par « mère suffisamment
bonne » ?
C’est ce que j’ai recherché à travers
divers articles: « La préoccupation maternelle primaire »[1]
(1956)» et « Le bébé et sa mère »[2]
(1966). J’y ai trouvé des choses étonnantes, qui ne correspondaient pas à
l’idée que je me faisais de la « mère suffisamment bonne ».
Ces découvertes m’ont ramenée vers l’enseignement de J.
Lacan, qui apporte une autre dimension aux travaux de Winnicott. Lacan ayant
plutôt la réputation d’être incompréhensible _ il serait dommage de se priver
de son enseignement sur ce simple argument _ je tenterai de vous présenter
simplement quelques points de ses travaux qui font référence aux travaux de
Freud à l'instar de toute la psychanalyse.
« La mère »
Winnicott, pédiatre et psychanalyste
anglais du début du siècle dernier s’est passionné pour les relations
mère-enfant. Il a écrit beaucoup d’articles et a parlé aux mères lors
d’émissions de radio. Voici dans quel esprit il travaillait :
« […] je ne voulais pas dire aux
auditeurs comment s’y prendre. D’ailleurs, je n’en savais rien. J’avais envie
de parler aux mères […] de ce qu’elles font bien simplement parce que chaque
mère est dévouée à la tâche qui lui incombe, à savoir les soins nécessaires
[…] »[3]
Ses textes traduisaient ce qu’il avait observé des mères
avec leur bébé. Il précise : « il serait dommage d’obliger une femme
à prendre conscience de ce que, naturellement,
elle est et fait naturellement. Cela ne s’apprend pas dans les livres. »[4]
Il nomme « hold (maintenir)» « … tout ce qu’une mère est et fait à
ce moment-là »[5]
et citera aussi le « handling » (maniement)[6]
sans s’y attarder dans ces articles.
En
psychanalyse, le terme « mère » n’évoque pas la personne de la mère,
mais plutôt la perception qu'a l’enfant du maternage qui lui est prodigué. Mélanie Klein a inauguré à la même
époque la psychanalyse avec les enfants. Elle précise : « ce dont il
s’agit dans l’inconscient de l’enfant n’a déjà rien à faire […] avec les
parents réels. »[7]
Ainsi, lorsque nous parlons de « mère », il s’agit ici de la
représentation qu’a le bébé des expériences vécues avec toute personne le
maternant.
« La bonne mère »
Winnicott précise que les
psychanalystes ont pris l’habitude de nommer le « bon sein »
et la notion d’allaitement, pas précisément comme l’allaitement maternel, mais
comme l’ensemble des « soins
maternels et parentaux satisfaisants. »[8]
Il remarque que la mère s’identifie
au bébé pour s’adapter à ses besoins. C’est la « préoccupation
maternelle primaire »[9]
qu’il définit comme un état psychologique qui « se développe
graduellement pour atteindre un degré de sensibilité accrue pendant la
grossesse et spécialement à la fin […et qui] dure encore quelques semaines
après la naissance […] »[10]
Ce qu'il nomme « La mère ordinaire normalement dévouée »[11] fournit au bébé un environnement
dans lequel il pourra se développer et « ressentir le mouvement spontané
et vivre en propre des sensations particulières […] »[12]
La mère et le bébé, par
identification, ont le sentiment de ne faire qu’un à cette période. Cependant,
Winnicott attribue au bébé une vie psychique qui lui est propre. Il définit le
moi comme « une somme d’expériences. » (« motricité spontanée,
[…] passage de l’activité au repos, acquisition progressive de la capacité
d’attendre et de se remettre des réactions aux heurts avec
l’environnement. »[13]
L’environnement étant en quelque
sorte régulé par la mère, le père, ou toute personne à qui l'enfant est confié
: « Si la mère fournit une adaptation au besoin suffisamment bonne, la
propre ligne de vie de l'enfant est très peu perturbée […]»[14]
Je propose de définir
« bonne » par « donnant une réponse satisfaisante et
adaptée. »
Qu’en est-il du « suffisamment » ?
« Les carences
maternelles […] interrompent la « continuité d'être » de
l'enfant. » provoquant une angoisse primitive de menace d'annihilation. »[15] Sans doute, aujourd’hui le terme de
« manque » conviendrait mieux à ce que la traduction de Winnicott
qualifie de « carences » qui a pour nous quasiment une connotation de
pathologie ou de maltraitance. Cela évoque tous les petits moments où la
réponse de la mère (du parent) n’est pas en adéquation totale avec le besoin ou
les manifestations du bébé. Pour Winnicott, ces petits décalages ou manquements
sont structurants pour le bébé.
Il dit : « La première
organisation du moi provient du vécu des menaces d'annihilation […] dont on se remet
chaque fois. Grâce à ces expériences, la confiance dans la guérison va
frayer la voie à un moi […] capable de faire face à la frustration. »[16]
Je propose de définir
« suffisamment » comme « pas totalement » : c’est par
rapport à ces manques que le bébé se construit.
La faille nécessaire
Freud a découvert que le bébé, poussé
par son désir, hallucine le sein maternel durant cette période où la faim
commence à se faire sentir, avant qu’elle soit trop désagréable. Lorsque la
tétée arrive aussitôt, Lacan nous dit que dans une « relation idéale
mère-enfant » le bébé ne différencie pas cette hallucination de la réalité
(la tétée) qui le comble. « Cette différence [réalité/illusion] ne peut
s’installer que par la voie d’un désillusionnement, lorsque, de temps en temps,
la réalité ne coïncide pas avec l’hallucination surgie du désir »[17]
Winnicott précise que la
préoccupation maternelle primaire ne dure que quelques semaines. Selon lui,
« ensuite, le bébé commence à avoir besoin d’une mère
défaillante. […] Il serait regrettable qu’un petit humain continue à
faire l’expérience de l’omnipotence alors que son appareil psychique est devenu
capable de supporter les frustrations et les défaillances relatives à
l’environnement. » [18]
Lacan : le manque est déjà
là.
Nous allons poursuivre avec Lacan qui
a beaucoup travaillé sur la frustration dans l’émergence du sujet. Alors que
Winnicott différencie dans le temps une phase de relation idéale, duelle
mère-enfant et une phase plus frustrante pour le bébé ; pour Lacan, le
bébé est confronté dès la naissance à la frustration et aux angoisses, à tout
ce qui lui est transmis inconsciemment du désir des parents et de leur histoire :
la relation mère-enfant n’existe pas comme dyade. Il fait intervenir d’emblée
un troisième larron : la parole, qui nous transporte dans une troisième
dimension : le symbolique. (Les deux premières étant le réel et
l’imaginaire).
Le symbolique est ce qui permet de
représenter la chose absente, comme les mots par exemple. C’est la route vers tout
ce qui est abstrait, le second degré, les apprentissages de la lecture, des
mathématiques, etc…
Parce que l’on parle de lui bien
avant qu’il naisse, le bébé est pris dans le langage, qui constitue ce tiers
symbolique dans la relation. Voici une anecdote que cite Philippe
Lacadée :
Melitta,
la
fille
de
Mélanie
Klein,
"demandait
à
sa
mère
de
parler
toutes
les
deux
seules, celle-ci
lui
rétorqua
que
"toutes
les
deux
seules,
ça
n'existe
pas."[19]
La parole fait tiers.
Comment le bébé traite le
manque ?
Les allées et venues de la mère
signifient au bébé qu’elle n’est pas toute seule avec lui, qu’elle est aussi
occupée ailleurs, qu’elle désire, donc qu’elle manque. Car pour désirer, il
faut n’être pas comblé.
L’alternance présence-absence de la
mère permet l’émergence de la demande du bébé. C’est une phase très
importante : les
parents interprètent son cri comme un appel et lui répondent en retour. Il se
crée un code entre l’enfant et ses parents. Lacan nous indique : "C'est de l'Autre que
le sujet reçoit son propre message […] »[20]
Cela l’introduit dans le monde
du langage.
Nous avons tous été confrontés à des
situations où cela ne se produit pas. Lorsque les pleurs du bébé ne sont pas
interprétés comme une demande, ils restent à l’état de cris, deviennent
incessants, les parents sont exaspérés et démunis. En parlant à un
professionnel, ils peuvent interpréter
autrement les cris de leur enfant, leur donner un sens et le bébé peut
s’apaiser.
L’enfant reproduit l’alternance
présence - absence dans ses premiers jeux, lorsqu’il jette les objets que l’on
ramasse inlassablement, puis dans toutes les activités d’ouvrir-fermer,
remplir-vider… Lors des coucou-caché et jeux de cache-cache, il reproduit avec
jubilation les retrouvailles, et surtout, expérimente que l’Autre peut lui
manquer et qu’il peut manquer à l’Autre.
Freud a décrit le jeu de son petit
fils de 18 mois qui, en l’absence de sa mère, jetait une bobine attachée à un fil
derrière le rideau de son landau, la faisant disparaître et réapparaître avec
jubilation, le tout s’accompagnant des sonorités « OOH » pour
« fort : loin, parti » et « AAH » pour
« da : là, voilà».
Lacan détermine comme essentielle
cette verbalisation par l’enfant. Ce jeu est la réponse du sujet à l'absence de
la mère : c’est la symbolisation de l’absence qui introduit l’enfant au
langage.
La relation d’objet
Plutôt que de parler de relation
mère-enfant, Lacan, à la suite de Freud, parle de « relation
d’objet. » Il y a consacré un séminaire durant un an, faisant sans cesse
référence, comme Freud, à l’expérience de psychanalyses d’enfants et d’adultes.
Pourquoi « relation
d'objet ? » Nous l’avons vu tout à l’heure, il ne s’agit pas de la
personne de la mère. Le terme d’objet a un sens très large. Il s’agit d’objet
de désir, de satisfaction,
objet d’amour, objet
de la pulsion. Freud
décrit une première expérience de satisfaction qui s’inscrit dans l’inconscient
du bébé. Il n’aura de cesse de la retrouver, en vain. Freud nomme cette
première expérience « La Chose à jamais perdue », sorte de madeleine
de Proust. Nous avons tous connu cela, par
exemple lorsque nous apprenons une nouvelle qui nous surprend, il y a la
satisfaction de savoir, mais aussitôt, presque en même temps, une pensée :
pourquoi ne ma l'a-t-on pas dit avant ? Nous connaissons tous cette
sensation d'avoir raté un épisode...
« L’objet se présente d’abord dans
une quête d’objet perdu. L’objet est toujours l’objet retrouvé [ …]»[21] Mais il y a une faille
dans ces retrouvailles. La satisfaction de téter renvoie le bébé à l’expérience
précédente, au moment d’avant où il avait cette sensation désagréable de la
faim. Sans la faim, pas de satisfaction de téter.
Le bébé perçoit l’adulte qui s’occupe
de lui comme tout-puissant : selon lui, l’Autre a le pouvoir de lui donner
ou pas ce qu’il désire. L’objet
satisfait un besoin et surtout une pulsion (pulsion de savoir, pulsion
orale...) et symbolise la tout puissance de la mère. « Ce qui compte, […]
ce sont les carences, les déceptions qui touchent à la toute-puissance
maternelle. »[22]
Pour
conclure
Tous les termes que Winnicott a trouvés tentent de cerner
quelque chose d’indéfinissable dans le fait d’être mère. « Il y a certainement des femmes
qui sont de bonnes mères de n’importe
quelle autre façon. »[23]
dit-il.
Nous faisons tous l’expérience qu’il
n’y a pas une façon d’être mère, d’être père.
Nous, professionnels de la petite
enfance, sommes des petits bouts de la « mère suffisamment bonne »
car à des degrés différents nous faisons partie de l’environnement du
bébé : certain(e)s le maternent, nous lui parlons, nous le regardons, ses
parents, des professionnels nous parlent de lui, nous parlons de lui. Il est
parlé. C’est ainsi qu’il est inscrit dans le circuit de la parole et qu’il a
affaire au manque.
Lacan le dit autrement : « […] la notion que la mère
manque […] qu’elle est elle-même désirante […] c’est à dire atteinte dans sa
puissance, sera pour le sujet plus décisif que tout. »[24]
« […] un ressort des plus essentiels de
l’expérience analytique, […] c’est la notion du manque de l’objet.
[…] C’est le ressort même de la relation au monde. »[25]
C’est ce que j’ai appelé la faille
nécessaire.
[1] Winnicott, D.W. « La préoccupation
maternelle primaire » in « De la pédiatrie à la psychanalyse »
Payot. Paris. 1969 pp 285-291.
[3] Winnicott, D.W. « La mère ordinaire
normalement dévouée » in « Le bébé et sa mère » Payot. Paris.
1992 p 19
[9] Winnicott, D.W. « La
préoccupation maternelle primaire » in « De la pédiatrie à la
psychanalyse », Payot, 1969 p 286
[18] Winnicott, D.W. « La mère ordinaire normalement
dévouée » in « Le bébé et sa mère » Payot. Paris. 1992 p25
[23]
Winnicott, D.W. « La préoccupation maternelle primaire » in
« De la pédiatrie à la psychanalyse », Payot, 1969 p 288