dimanche 29 mars 2015

"Les professionnels à l'écoute des relations parents-bébé" : Être une bonne mère : la faille nécessaire



 Soirée du 9 janvier 2015. Biscarrosse.
Les travaux sur la petite enfance font souvent référence à « la mère suffisamment bonne » qui est une trouvaille de Winnicott. Alors qu’il est souvent reproché aux psychanalystes d’utiliser des termes trop spécialisés, ici, ce n’est pas le cas : chaque terme « mère », « suffisamment » et « bonne » fait partie du vocabulaire courant et nous donne l’impression de comprendre instantanément ce que veut dire Winnicott, chacun d’entre nous ayant sa propre idée de ce qu’est une « bonne mère ».
Pour nous, professionnels qui tentons d’aider et de soutenir les parents de bébés et jeunes enfants, cette expression ne nous détourne pas de nos a priori si nous ne questionnons pas ce qui se cache derrière ces mots.
Qu’a voulu dire Winnicott par « mère suffisamment bonne » ?
C’est ce que j’ai recherché à travers divers articles: « La préoccupation maternelle primaire »[1] (1956)» et « Le bébé et sa mère »[2] (1966). J’y ai trouvé des choses étonnantes, qui ne correspondaient pas à l’idée que je me faisais de la « mère suffisamment bonne ».
Ces découvertes  m’ont ramenée vers l’enseignement de J. Lacan, qui apporte une autre dimension aux travaux de Winnicott. Lacan ayant plutôt la réputation d’être incompréhensible _ il serait dommage de se priver de son enseignement sur ce simple argument _ je tenterai de vous présenter simplement quelques points de ses travaux qui font référence aux travaux de Freud à l'instar de toute la psychanalyse.
« La mère »
Winnicott, pédiatre et psychanalyste anglais du début du siècle dernier s’est passionné pour les relations mère-enfant. Il a écrit beaucoup d’articles et a parlé aux mères lors d’émissions de radio. Voici dans quel esprit il travaillait :
« […] je ne voulais pas dire aux auditeurs comment s’y prendre. D’ailleurs, je n’en savais rien. J’avais envie de parler aux mères […] de ce qu’elles font bien simplement parce que chaque mère est dévouée à la tâche qui lui incombe, à savoir les soins nécessaires […] »[3]
Ses textes  traduisaient ce qu’il avait observé des mères avec leur bébé. Il précise : « il serait dommage d’obliger une femme à prendre conscience de ce que, naturellement, elle est et fait naturellement. Cela ne s’apprend pas dans les livres. »[4]
Il nomme « hold (maintenir)» « … tout ce qu’une mère est et fait à ce moment-là »[5] et citera aussi le « handling » (maniement)[6] sans s’y attarder dans ces articles.
En psychanalyse, le terme « mère » n’évoque pas la personne de la mère, mais plutôt la perception qu'a l’enfant du maternage qui lui est prodigué. Mélanie Klein a inauguré à la même époque la psychanalyse avec les enfants. Elle précise : « ce dont il s’agit dans l’inconscient de l’enfant n’a déjà rien à faire […] avec les parents réels. »[7] Ainsi, lorsque nous parlons de « mère », il s’agit ici de la représentation qu’a le bébé des expériences vécues avec toute personne le maternant.
« La bonne mère »
Winnicott précise que les psychanalystes ont pris l’habitude de nommer le « bon sein » et la notion d’allaitement, pas précisément comme l’allaitement maternel, mais comme l’ensemble des « soins  maternels et parentaux satisfaisants. »[8]
Il remarque que la mère s’identifie au bébé pour s’adapter à ses besoins.  C’est la « préoccupation maternelle primaire »[9] qu’il définit comme un état psychologique qui « se développe graduellement pour atteindre un degré de sensibilité accrue pendant la grossesse et spécialement à la fin […et qui] dure encore quelques semaines après la naissance […] »[10] Ce qu'il nomme « La mère ordinaire normalement dévouée »[11] fournit au bébé un environnement dans lequel il pourra se développer et « ressentir le mouvement spontané et vivre en propre des sensations particulières […] »[12]
La mère et le bébé, par identification, ont le sentiment de ne faire qu’un à cette période. Cependant, Winnicott attribue au bébé une vie psychique qui lui est propre. Il définit le moi comme « une somme d’expériences. » (« motricité spontanée, […] passage de l’activité au repos, acquisition progressive de la capacité d’attendre et de se remettre des réactions aux heurts avec l’environnement. »[13]
L’environnement étant en quelque sorte régulé par la mère, le père, ou toute personne à qui l'enfant est confié : « Si la mère fournit une adaptation au besoin suffisamment bonne, la propre ligne de vie de l'enfant est très peu perturbée […]»[14]
Je propose de définir « bonne » par « donnant une réponse satisfaisante et adaptée. »
Qu’en est-il du « suffisamment » ?
« Les carences maternelles […] interrompent la « continuité d'être » de l'enfant. » provoquant une angoisse primitive de menace d'annihilation. »[15] Sans doute, aujourd’hui le terme de « manque » conviendrait mieux à ce que la traduction de Winnicott qualifie de « carences » qui a pour nous quasiment une connotation de pathologie ou de maltraitance. Cela évoque tous les petits moments où la réponse de la mère (du parent) n’est pas en adéquation totale avec le besoin ou les manifestations du bébé. Pour Winnicott, ces petits décalages ou manquements sont structurants pour le bébé.
Il dit : « La première organisation du moi provient du vécu des menaces d'annihilation […] dont on se remet chaque fois. Grâce à ces expériences, la confiance dans la guérison va frayer la voie à un moi […] capable de faire face à la frustration. »[16]
Je propose de définir « suffisamment » comme « pas totalement » : c’est par rapport à ces manques que le bébé se construit.
La faille nécessaire
Freud a découvert que le bébé, poussé par son désir, hallucine le sein maternel durant cette période où la faim commence à se faire sentir, avant qu’elle soit trop désagréable. Lorsque la tétée arrive aussitôt, Lacan nous dit que dans une « relation idéale mère-enfant » le bébé ne différencie pas cette hallucination de la réalité (la tétée) qui le comble. « Cette différence [réalité/illusion] ne peut s’installer que par la voie d’un désillusionnement, lorsque, de temps en temps, la réalité ne coïncide pas avec l’hallucination surgie du désir »[17]
Winnicott précise que la préoccupation maternelle primaire ne dure que quelques semaines. Selon lui, « ensuite, le bébé commence à avoir besoin d’une mère défaillante. […] Il serait regrettable qu’un petit humain continue à faire l’expérience de l’omnipotence alors que son appareil psychique est devenu capable de supporter les frustrations et les défaillances relatives à l’environnement. » [18]
Lacan : le manque est déjà là.
Nous allons poursuivre avec Lacan qui a beaucoup travaillé sur la frustration dans l’émergence du sujet. Alors que Winnicott différencie dans le temps une phase de relation idéale, duelle mère-enfant et une phase plus frustrante pour le bébé ; pour Lacan, le bébé est confronté dès la naissance à la frustration et aux angoisses, à tout ce qui lui est transmis inconsciemment du désir des parents et de leur histoire : la relation mère-enfant n’existe pas comme dyade. Il fait intervenir d’emblée un troisième larron : la parole, qui nous transporte dans une troisième dimension : le symbolique. (Les deux premières étant le réel et l’imaginaire).
Le symbolique est ce qui permet de représenter la chose absente, comme les mots par exemple. C’est la route vers tout ce qui est abstrait, le second degré, les apprentissages de la lecture, des mathématiques, etc…
Parce que l’on parle de lui bien avant qu’il naisse, le bébé est pris dans le langage, qui constitue ce tiers symbolique dans la relation. Voici une anecdote que cite Philippe Lacadée : Melitta, la fille de Mélanie Klein, "demandait à sa mère de parler toutes les deux seules, celle-ci lui rétorqua que "toutes les deux seules, ça n'existe pas."[19] La parole fait tiers.
Comment le bébé traite le manque ?
Les allées et venues de la mère signifient au bébé qu’elle n’est pas toute seule avec lui, qu’elle est aussi occupée ailleurs, qu’elle désire, donc qu’elle manque. Car pour désirer, il faut n’être pas comblé.
L’alternance présence-absence de la mère permet l’émergence de la demande du bébé. C’est une phase très importante : les parents interprètent son cri comme un appel et lui répondent en retour. Il se crée un code entre l’enfant et ses parents. Lacan nous indique : "C'est de l'Autre que le sujet reçoit son propre message […] »[20] Cela l’introduit dans le monde du langage.
Nous avons tous été confrontés à des situations où cela ne se produit pas. Lorsque les pleurs du bébé ne sont pas interprétés comme une demande, ils restent à l’état de cris, deviennent incessants, les parents sont exaspérés et démunis. En parlant à un professionnel, ils peuvent  interpréter autrement les cris de leur enfant, leur donner un sens et le bébé peut s’apaiser.
L’enfant reproduit l’alternance présence - absence dans ses premiers jeux, lorsqu’il jette les objets que l’on ramasse inlassablement, puis dans toutes les activités d’ouvrir-fermer, remplir-vider… Lors des coucou-caché et jeux de cache-cache, il reproduit avec jubilation les retrouvailles, et surtout, expérimente que l’Autre peut lui manquer et qu’il peut manquer à l’Autre.
Freud a décrit le jeu de son petit fils de 18 mois qui, en l’absence de sa mère, jetait une bobine attachée à un fil derrière le rideau de son landau, la faisant disparaître et réapparaître avec jubilation, le tout s’accompagnant des sonorités « OOH » pour « fort : loin, parti » et « AAH » pour « da : là, voilà».
Lacan détermine comme essentielle cette verbalisation par l’enfant. Ce jeu est la réponse du sujet à l'absence de la mère : c’est la symbolisation de l’absence qui introduit l’enfant au langage.
La relation d’objet
Plutôt que de parler de relation mère-enfant, Lacan, à la suite de Freud, parle de « relation d’objet. » Il y a consacré un séminaire durant un an, faisant sans cesse référence, comme Freud, à l’expérience de psychanalyses d’enfants et d’adultes.
Pourquoi « relation d'objet ? » Nous l’avons vu tout à l’heure, il ne s’agit pas de la personne de la mère. Le terme d’objet a un sens très large. Il s’agit d’objet de désir, de satisfaction, objet d’amour, objet de la pulsion. Freud décrit une première expérience de satisfaction qui s’inscrit dans l’inconscient du bébé. Il n’aura de cesse de la retrouver, en vain. Freud nomme cette première expérience « La Chose à jamais perdue », sorte de madeleine de Proust. Nous avons tous connu cela, par exemple lorsque nous apprenons une nouvelle qui nous surprend, il y a la satisfaction de savoir, mais aussitôt, presque en même temps, une pensée : pourquoi ne ma l'a-t-on pas dit avant ? Nous connaissons tous cette sensation d'avoir raté un épisode...
« L’objet se présente d’abord dans une quête d’objet perdu. L’objet est toujours l’objet retrouvé [ …]»[21] Mais il y a une faille dans ces retrouvailles. La satisfaction de téter renvoie le bébé à l’expérience précédente, au moment d’avant où il avait cette sensation désagréable de la faim. Sans la faim, pas de satisfaction de téter.
Le bébé perçoit l’adulte qui s’occupe de lui comme tout-puissant : selon lui, l’Autre a le pouvoir de lui donner ou pas ce qu’il désire. L’objet satisfait un besoin et surtout une pulsion (pulsion de savoir, pulsion orale...) et symbolise la tout puissance de la mère. « Ce qui compte, […] ce sont les carences, les déceptions qui touchent à la toute-puissance maternelle. »[22]

Pour conclure
Tous les termes que Winnicott a trouvés tentent de cerner quelque chose d’indéfinissable dans le fait d’être mère. « Il y a certainement des femmes qui  sont de bonnes mères de n’importe quelle autre façon. »[23] dit-il.
Nous faisons tous l’expérience qu’il n’y a pas une façon d’être mère, d’être père.
Nous, professionnels de la petite enfance, sommes des petits bouts de la « mère suffisamment bonne » car à des degrés différents nous faisons partie de l’environnement du bébé : certain(e)s le maternent, nous lui parlons, nous le regardons, ses parents, des professionnels nous parlent de lui, nous parlons de lui. Il est parlé. C’est ainsi qu’il est inscrit dans le circuit de la parole et qu’il a affaire au manque.
Lacan le dit autrement : « […] la notion que la mère manque […] qu’elle est elle-même désirante […] c’est à dire atteinte dans sa puissance, sera pour le sujet plus décisif que tout. »[24]
 « […] un ressort des plus essentiels de l’expérience analytique, […] c’est la notion du manque de l’objet. […] C’est le ressort même de la relation au monde. »[25]
C’est ce que j’ai appelé la faille nécessaire.



[1]                       Winnicott, D.W. « La préoccupation maternelle primaire » in « De la pédiatrie à la psychanalyse » Payot. Paris. 1969 pp 285-291.
[2]                      Winnicott, D.W. « Le bébé et sa mère » Payot. Paris. 1992
[3]                      Winnicott, D.W. « La mère ordinaire normalement dévouée » in « Le bébé et sa mère » Payot. Paris. 1992 p 19
[4]                       Ibid.
[5]                       Ibid  p. 23-24
[6]                      Ibid  p. 46
[7]                       Lacan, J. Séminaire IV « La relation d’objet » Seuil. Paris. 1994. p 112
[8]                       Ibid 
[9]                      Winnicott, D.W. « La préoccupation maternelle primaire » in « De la pédiatrie à la psychanalyse », Payot, 1969 p 286
[10]                    Ibid p 287
[11]                     Ibid.p 288
[12]                     Ibid.p 289
[13]                    Ibid.p 291
[14]                    Ibid.p. 289
[15]                     Ibid.
[16]                      Ibid.p. 290
[17]                      Lacan, J. Séminaire IV « La relation d’objet » Seuil. Paris. 1994. P 34
[18]                      Winnicott, D.W. « La mère ordinaire normalement dévouée » in « Le bébé et sa mère » Payot. Paris. 1992 p25
[19]                      Lacadée P. "Le malentendu de l'enfant" Edition Payot Lausanne, 2003. p. 193
[20]             Lacan, J. Séminaire X "L'angoisse" Seuil, Paris. 2004 p. 315
[21]                    Lacan, J. Séminaire IV « La relation d’objet » Seuil. Paris. 1994 p. 26
[22]                      Ibid. p. 69
[23]                      Winnicott, D.W. « La préoccupation maternelle primaire » in « De la pédiatrie à la psychanalyse », Payot, 1969 p 288
[24]                      Lacan, J. Séminaire IV « La relation d’objet » Seuil. Paris. 1994 p. 71
[25]                      Lacan, J. Séminaire IV « La relation d’objet » Seuil. Paris. 1994 p. 35-36

La demande des parents et la réponse de l’analyste. Soirée Che Vuoi ? du 9 décembre 2014





« Il ne lui manque que la parole »

La demande de l’enfant
Maïa attend son premier rendez-vous avec le pédopsychiatre du CMPP. Lorsque je viens chercher un enfant dans la salle d’attente, elle le suit jusque dans mon bureau, pointe du doigt les yeux du petit garçon puis se tourne vers moi et touche mes lunettes, ouvrant grand ses yeux derrière les siennes. L'analyste interprète là une demande de l'enfant et y met de son désir.
La rencontre avec les parents
Je la reçois quelque temps après avec ses parents, Mr K. et Mme H. Elle a trois ans et demi, vient d’entrer à l’école où elle erre d’une activité à l’autre, prend et jette les affaires des autres enfants. Elle a pour seuls mots « papa », « maman », « caca ».
Maïa vide. Renverse. Jette. S'intéresse très fugacement aux objets mais plonge dans un désarroi total si elle n'est pas sollicitée. Parfois elle colle son dos sur mes genoux et me fixe du regard par en-dessous. Elle semble comprendre ce qu'on lui dit et se trouve fort désappointée si l'on ne devine pas ses besoins ou désirs.
Ses parents la tiennent par la capuche pour l’empêcher d’aller partout. Un jour, ne supportant plus les sorties intempestives de sa fille, Mme H. a calé une chaise contre la porte, puis elle s’en est excusée. Ils se précipitent pour donner, empêcher, ou faire faire à leur fille dès qu’elle esquisse un geste. Sa mère lui prend la main pour la faire appuyer sur le couvercle d’un pot, avec une force qui fait grimacer l'enfant. Elle commente « n’importe quoi ! » quand Maïa fait semblant de boire.
La demande de L'Autre, institution, médecins, entourage
Les parents sont adressés par la psychologue scolaire, une réunion d’équipe éducative est prévue.
Ils ne sont pas décidés à arrêter la rééducation orthophonique entamée il y a quelques mois, bien que l'entrée au CMPP le nécessite pour des raisons administratives. Nous avons quelques séances dites « de bilan » pour qu'ils prennent leur décision. Ils disent de leur fille : « elle est mignonne, on l’emmène partout », ne se plaignent de rien, si ce n’est de la pression de leur entourage qui ne trouve pas normal que Maïa ne parle pas.
Ils me tendent sans un mot un compte rendu de bilan neurologique lorsqu'elle avait 11 mois, avec scanner, à la recherche d’un syndrome ou d’une anomalie génétique, au vu de quelques malformations du crâne et des doigts. Etait prescrit un bilan et un suivi en psychomotricité.
« La frontanelle s’est refermée trop vite, on a eu peur pour son petit cerveau.» dit Mr K. touchant du bout des lèvres le crâne de sa fille assise sur ses genoux.
A 18 mois, elle a rencontré un pédopsychiatre, mais ils n’ont pas donné suite : ce qu’il a dit ne leur a pas plu.
Une lettre du médecin traitant demande un bilan psychomoteur et psychiatrique, et souligne qu’elle souhaite la poursuite du suivi par l’orthophoniste. Des contacts avec ces partenaires (médecin, orthophoniste, école) permettront aux parents d'apaiser leurs résistances.
La demande des parents se conjugue au singulier pluriel
La mère : être écoutée… mais pas trop.
Elle demande si sa fille va parler un jour « je rêve qu’elle me dise maman je t’aime » ... puis dira : « j’ai peur que si elle parle, elle me réponde, qu’elle soit mal élevée. » Elle décrit des angoisses de mort pendant et après sa grossesse, mais a échoué à en parler à un psychologue qui l’aurait mal jugée. Elle dira plus tard que son mari lui a reproché de parler de ses angoisses, et demandera des entretiens seule « une fois par mois ». Cette formule dit son souhait que cela passe par elle. Elle pourra rarement se libérer pour me rencontrer.
« …Quand le symptôme qui vient à dominer ressortit à la subjectivité de la mère. Ici c’est directement comme corrélatif d’un fantasme que l’enfant est intéressé. » … « il devient « l’objet » de la mère, et n’a plus de fonction que de révéler la vérité de cet objet. »[1]
A défaut d’être prise dans le réseau des signifiants, Maïa est prise dans l’angoisse de sa mère, nous verrons qu'elle est aussi l'objet de son père.
Le père : faire faire et se taire
Mr K. me demande quelles activités je vais faire faire à sa fille.
« Il y a en effet dans la clinique des enfants, le sujet qui ne [...] passe pas par le code. A l’occasion, on a affaire à ses cris, à ses jaculations. […] là, interpréter l’enfant est de l’ordre de la capture. »[2]
Je donne quelques pistes à Mr K. : aider sa fille à jouer, se fixer sur une activité, à trouver des limites, attendre qu’elle demande… Il ponctue : «oui, comme l’orthophoniste. »
Du côté de la mère pointe une identification à l’analyste : « je fais comme vous, j’écoute les gens » dit-elle en parlant de son travail.
Lors de la réunion à l’école, les parents annoncent qu’ils font le choix du CMPP.
Une réponse de l’analyste : Offrir un espace d’émergence du sujet, opérer une séparation, ouvrir la voie du semblant...
Les parents amènent Maïa une fois chacun. Lorsqu’elle est accompagnée par sa mère, Maïa viendra  rapidement seule, alors que son père assiste à chaque séance, après une vaine tentative de séparation.
Face à la difficulté des parents à faire avec les semblants et le symbolique, je distille des petits commentaires sur l’activité répétée de l’enfant : remplir/vider, ouvrir/fermer, dedans/dehors...
Alors qu’elle tente d’empêcher sa fille de jeter un objet, j’interroge Mme H. sur ce refus, en lui précisant qu’ici, ce n’est pas gênant, ce ne sont que des jouets. Elle semble alors prendre conscience d'une distance nécessaire : « je suis trop après elle, trop énervée, je passe pour la méchante, il faudrait que je parte en vacances. » puis se plaint que le père ne dise jamais non à sa fille « il ne la voit pas grandir. » Elle me demande de le séparer de sa fille. Elle rapportera que Maïa s’est chaussée  seule pour la première fois.
Avec Maïa s’instaure un jeu d’alternance présence/absence de la balle, seul objet qu’elle accepte, qui roule sous un meuble et qu’il faut chercher, se renvoyer, elle fait un petit « coucou » de la main en me voyant derrière le meuble. La mère dit « n’importe quoi ! » puis se prêtera au jeu lorsque j’évoque que sa fille expérimente la séparation. Maïa prononce des sonorités de plus en plus variées.
Mr K. qui tentait avec sa fille de la faire écrire, dessiner, ou réaliser des objets en pâte à modeler, se met à cacher la pâte à modeler dans ses mains.

Après quelques semaines, le père me demande si elle progresse : Maïa cherche l’objet absent, joue plus longtemps, ne cherche plus à sortir de la pièce. Il dit alors qu’elle connaît le chemin pour venir et vient volontiers. À la maison, elle joue à se cacher.
Maïa répond davantage à la demande scolaire, avec l'aide d'une AVS.
A la fin d’une séance, Maïa énonce un « yek » que nous avions repéré comme un des divers signifiants de son approbation. Intriguée par la consonance étrangère de son nom, je lance : « en quelle langue tu parles ? » _ « En polonais, mes parents sont d’origine Polonaise. » répond alors le père.
La séance suivante, sans doute voulant me « servir » du père à défaut de « m’en passer », je reprends la question de ses origines. Il répond qu’il n’a plus de famille en Pologne et ne parle pas cette langue. Contrairement à son habitude, il laisse Maïa se brancher sur son portable, lui faisant écouter des comptines. N'arrivant plus à entrer en relation avec Maïa, je mets un terme à la séance.
La semaine suivante, Mr K. me demande s’il reste à la salle d’attente ou s’il vient. J’entérine cette séparation nouvelle qui semble un effet de la coupure. Coupure par le père d’avec ses origines et son histoire. Coupure par l’analyste entre l’enfant et la jouissance de l’objet.
S’installe alors un travail avec l’enfant où la voix chantée de l’analyste ponctue le jeu de balle et sert de passerelle au signifiant, dans lequel le sujet pourrait s'aliéner. Maïa choisira un seul signifiant : « guéé » pour dire « oui » : elle invente lalangue qui la représente. Il est vrai que l’on dit d’elle qu’elle est très « gaie ».
Interpréter les parents
« L'enfant est pris dans le jeu entre énoncé et énonciation »[3]
Ici, peu de jeu possible : Mme H. livre tout crus ses angoisses et les fantasmes de mort qui les sous-tendent. Lorsque sa fille ponctue d’un « awoir » son départ en faisant un signe de la main, elle s’extasie : « il ne lui manque que la parole ! » Maïa ne prononcera plus jamais ce mot. À partir de cet énoncé, je propose d'écrire le fantasme maternel : « on tait un enfant. »
Pour Lacan, ce qui se transmet, c’est « autre chose que subvenir aux besoins, […] un reste, irréductible qui porte la marque du désir ». Il précise : « De la mère, en tant que ses soins portent la marque d’un intérêt particularisé […]. Du père : en tant que son nom est le vecteur d’une incarnation de la Loi dans le désir. »[4]
Mr K. ne se prête pas au jeu de la parole. Il m'apprend que lorsque le Nom-du-Père est forclos, on ne fait pas appel à la personne du père, ni à son nom. Interpréter les parents n’est pas chercher une causalité historique.
Ces parents sont très démunis quant au réseau de signifiants qu'ils peuvent tisser, et menacés par ce qui peut émerger comme parole de sujet.
L'analyste se fait leur partenaire en accueillant leurs structures, leurs angoisses, leurs identifications, leurs défenses, en leur donnant du concret, tout en se gardant de tout conseil.
Un tout petit écart a pu s'opérer avec les demandes de diagnostic, de pronostic et de réparation orthopédique, par un « oui mais... plus tard » ou « je ne peux pas vous dire si elle parlera un jour... je ne sais pas ce qu'elle a. »
Quelque chose de leur désir s'est peut-être inscrit pour Maïa lorsqu'ils ont organisé, quelques mois plus tard, son baptême civil.


[1]     Lacan, Jacques « Note sur l'enfant » in Autre Ecrits, p 373
[2]     Miller, Jacques-Alain, « Intrepréter l'enfant » in « Le savoir de l'enfant » Navarrin, 2013, p. 25
[3]     Miller, Jacques-Alain, « Intrepréter l'enfant » in « Le savoir de l'enfant » Navarrin, 2013, p. 21
[4]             Lacan, Jacques « Note sur l'enfant » in Autres écrits » p 373