jeudi 29 septembre 2011

Paroles d'enfants. Entrer dans la langue : quels enjeux?

Tout d'abord, je vous prie de m'excuser si je ne me fais pas bien comprendre : c'est toute la difficulté de ce à quoi nous avons à faire. Je vais tenter de vous exposer le plus clairement possible quelque chose de très complexe, à quoi l'être humain est confronté dès avant sa naissance : son rapport à la langue.

Je vais donc me risquer à vous parler de la parole ...
Certains d'entre vous se sont assurés avant de venir qu'ils ne seraient pas obligés de parler devant les autres. Bon nombre d'enfants et d'adolescents disent aussi qu'ils n'aiment pas parler devant tout le monde. Parler implique d'affronter la relation à l'autre, le regard de l'autre, son jugement. À parler, on risque de bafouiller, d'être ridicule, de faire des lapsus. On risque de ne pas dire exactement ce que l'on veut, que des choses nous échappent, nous dévoilent, nous trahissent. On voit bien comment cela choque lorsque certains "disent tout haut ce que d'autres pensent tout bas."
Parler, c'est risquer de donner une image, de ne pas être apprécié, de s'opposer à l'autre, ou risquer de recevoir en retour des paroles déplaisantes : un désaccord, un refus, une fin de non recevoir.
Parler, c'est se risquer en tant que sujet, s'engager dans la relation, assumer ce que l'on pense, mais aussi engager son être, son corps : on prend la pose, on s'agite, on rougit, on fait des gestes, on accroche les mots, le regard... sans parler de la voix qui à elle seule, dit beaucoup de choses, et parfois nous trahit, nous fait défaut. La voix, la façon de parler sont uniques à chacun.
Quand nous parlons, nous disons un peu de ce que nous sommes, sans le savoir.

Qu'en est-il pour le petit enfant qui a affaire à la langue?

Voici le témoignage d'une grand-mère avec Léo, son petit-fils âgé d'un an :
"Je mets du langage sur ce que je crois entendre : il dit "e beu" je traduis "tu veux." Il me regarde et touche mon collier. Je lui dis "doucement" parce qu'en me regardant il tire plus fort, je lui reformule "doucement" et il fait doucement.
Il pointe avec le doigt, je regarde la direction, ou l'objet et je nomme. Si ma réponse n'est pas satisfaisante, il insiste tout en poussant avec l'autre main, ce qui me fait comprendre que je n'ai pas la réponse adaptée. Donc, je lui dis que je ne comprends pas ou que je ne vois pas ce qu'il me montre. En pointant avec le doigt sur un bruit, un avion par exemple, par la suite il identifie le bruit en pointant vers le ciel avec une mimique : la bouche en forme de "o" avec un léger souffle."
Voici une scène très parlante, si l'on peut dire, que toute personne qui s'occupe d'un bébé a pu connaître.
Nous voyons là que l'entrée dans le langage se fait par tout le corps : les gestes, le regard, les mimiques du visage, de la bouche. L'enfant semble vouloir attraper quelque chose, il babille mais les sons produits ne correspondent pas encore à ce qu'il veut dire. Il veut nommer, et pour ce faire, il a besoin d'en passer par l'Autre.
Voici un petit exemple, du même bébé, cette fois avec sa mère. Elle raconte : Il me touche souvent les boutons sur mes vêtements en me disant "on". Je lui dit que ce sont des boutons. L'autre matin en appuyant sur le bouton du volet électrique, je lui dis "j'appuie sur le bouton pour ouvrir les stores".
Et là, il se retourne vers mon chemisier et me touche le bouton.

Nous allons voir que l'adresse à l'Autre est essentielle pour constituer la parole. Des bruits, des sons, même des mots, s'ils ne sont pas adressés ne constituent pas une parole.
Avant d'en arriver là, il y a les premiers échanges entre l'adulte et le bébé, dès la naissance et même avant : toutes les paroles dites sur l'enfant, puis tous les petits échanges au quotidien lorsqu'un adulte s'adresse à un bébé, en réponse aux sons qu'il émet, aux regards, aux pleurs.
Nous allons voir tout cela, pas forcément dans l'ordre chronologique, mais en allant du plus simple au plus compliqué.

Entrer dans la langue : comment dire...

Apprendre à parler?
apprendre(1) : "acquérir la connaissance, la pratique de." Vient du latin saisir. Mais apprendre veut dire aussi enseigner. On ne peut pas dire qu'on apprend à parler à un enfant. Et si on "attrapait" la langue?
Attraper : "saisir, prendre, contracter une maladie." La langue s’attrape comme un virus, et saisir veut dire aussi comprendre. Attraper signifie aussi "tromper par une ruse, abuser." L'équivoque de la langue nous trompe : des mots ont plusieurs sens, plusieurs orthographes.
"entrer dans le langage" : entrer : "passer du dehors au dedans, être admis dans, s'engager dans, commencer à prendre part à quelque chose.
Toutes ces expressions correspondent plus ou moins à ce que nous voulons dire, mais aucune ne dit totalement ni exactement de quoi il s'agit. Parler est une expérience de la vie particulière à chaque sujet.
Je dirais volontiers qu'on entre dans la langue comme on entre dans la danse : il s'agit de se caler sur un rythme, des sonorités, une mélodie, et de faire comme les autres, c'est à dire de se socialiser, accepter un code commun, des règles communes.
Le langage s’attrape par le corps. Tout d'abord par l'oreille, mais pas seulement. Comme nous venons de le voir, la parole a un rapport étroit avec le corps.
Freud(2) a démontré que le mot est une représentation complexe, composée d'éléments sensoriels et moteurs.
Des études ont montré que les bébés sont capables de produire une multitude de sons qu'ils vont délaisser en ne sélectionnant que ceux qu'ils entendent dans la langue maternelle. Par exemple, il est impossible aux européens de prononcer certains sons des langues arabes ou asiatiques. Aux anglais il est impossible de prononcer le u et aux français de prononcer certains sons anglais. Essayons de reproduire le gazouillis d'un bébé, nous en sommes incapables. L'enfant va moduler ses sonorités à partir de ce qu'il entend.

En premier lieu, lorsqu'un enfant ne parle pas ou pas bien, la première chose à vérifier, quelque soit son âge, c'est l'audition. Un enfant qui entend mal ne peut pas bien prononcer. Les otites séreuses peuvent passer inaperçues, et laisser du liquide dans l'oreille, ce qui perturbe l'audition. Un enfant peut donner l'impression qu'il entend, car il s'adapte, sans se rendre compte qu'il n'entend pas ou mal : certains enfants arrivent à lire sur les lèvres, à comprendre approximativement et peuvent faire illusion. Tout au plus, ils peuvent donner l'impression d'avoir une difficulté de compréhension.
Un bébé qui n'entend pas risque de graves difficultés relationnelles si on ne dépiste pas sa surdité. Tout comportement "bizarre" doit nous alerter sur cette question : "entend-il bien?" Cela peut être une hypertonie, des raidissements, des sursauts inappropriés lorsqu'on entre dans son champ de vision, le fait qu'aucun bruit ne le réveille dans son sommeil, ou, plus tard, lorsqu’il marche, le fait qu'il reste dans les coins ou dos au mur : il maîtrise son environnement par le regard.

La parole est première

Entrer dans le langage, cela signifie que le langage est déjà là.
Je vais tenter de soutenir ceci, avec Lacan, que la parole est déjà là, avant la naissance du sujet, et que c'est ce qui spécifie l'humain. Le rire n'est pas le propre de l'homme, le jeu non plus, certains animaux en sont capables. Le langage non plus, tous les animaux vivant en société (abeilles, fourmis, par exemple) ont un langage. Ce qui spécifie l'humain, c'est la parole.

Dans son cours de linguistique générale, Ferdinand de Saussure, fondateur de la linguistique, distingue langue, parole et langage. Le langage est un système de signes arbitraires, il n'existe pas de rapport entre le son, l'écriture du mot et l'objet qu'il représente. Le mot table n'a aucun rapport avec l'objet table. Il existe une pluralité de langages, (humain, animal, informatique, mathématique... on parle même du langage des fleurs)

La langue est définie comme un système de signes doublement articulés, elle n'est qu'un langage parmi d'autres. La parole est l'utilisation de la langue. C'est le langage articulé symbolique humain, le langage incarné de l'homme. Son caractère essentiel est d'être un acte d'exécution individuelle libre (extrait de wikipédia)

Parler n'est pas communiquer. Les animaux communiquent, les publicitaires, les politiques, les médias communiquent. Ils véhiculent des messages. Parler, c'est autre chose, c'est transmettre à l'autre son désir, son rapport à la langue, quelque chose de son inconscient. C'est très important cette différence entre parler et communiquer car lorsque le tout-petit enfant accède ou n'accède pas à la parole, c'est cela qui est en jeu : j'entends pour certains enfants qui ne parlent pas : "il communique, il sait se faire comprendre." Cela ne me rassure pas du tout car cela, les animaux en sont capables. Devenir sujet humain, c'est consentir à autre chose.

C'est pour cela aussi que toutes les théories en vogue sur la communication, ou les thérapies cognitives et comportementales sont insuffisantes. Elles ne prennent tout simplement pas en compte cette dimension de l'inconscient et du désir qui est essentielle. Freud l'a mise en valeur en découvrant les lapsus et les mots d'esprit comme des manifestations de l'inconscient.

Le sujet est parlé avant d'exister

Jacques-Alain Miller(3) nous explique comment nous sommes pris dans la langue : "Nous croyons que nous disons ce que nous voulons, mais c'est ce qu'ont voulu les autres. Notre famille nous parle. Nous sommes parlés et nous en faisons une trame. Quand Lacan dit "la famille", il dit "le désir des parents", mais encore mieux "lalangue dans la famille". Le désir de l'Autre, des parents et des autres [...] il se transmet, se véhicule, s'impose, s'imprime par lalangue de la famille." Lacan dit la "lalangue", en référence à la lallation et à l'allaitement, nous y reviendrons plus tard.

Une fillette de 11 ans vient au CMPP parce qu'elle est très angoissée. Elle est convaincue qu'elle n'a pas de chance et argumente : "C'est ma mère qui m'a remis ça à ma naissance." Elle dit très bien comment le "pas de chance" n'est pas héréditaire mais passé dans le discours, pris dans une identification "Je suis comme ma mère, elle dit qu'elle n'a pas de chance." Voulant dire ce qui, selon elle, lui est transmis par sa mère, elle dit "remis." Comme on remet un paquet, ou comme on "remet ça", c'est à dire qu'on répète, on reproduit quelque chose. Le "pas de chance" est quelque chose qui se véhicule dans le discours familial et la fillette a attrapé ça comme un paquet dont elle ne sait que faire, qui l'accable d'angoisse et qu'elle tente de me remettre en quelque sorte lorsqu'elle m'en parle. Ce petit écart entre "remis" et "transmis" est sa façon de dire comment, de porter ce "pas de chance" la fait trébucher.

(Lacan, conférence de Genève) : "Il est tout à fait certain que c'est dans la façon dont la langue a été parlée et aussi entendue pour tel et tel dans sa particularité, que quelque chose ensuite ressortira en rêves, en toutes sortes de trébuchements, en toutes sortes de façons de dire."

Il parle de l'enfant : "... il y a en lui quelque chose, une passoire qui se traverse, par où l'eau du langage se trouve laisser quelque chose au passage, quelques détritus avec lesquels il va jouer, avec lesquels il faudra bien qu'il se débrouille."

Daniel Pennac utilise une métaphore similaire : il traite ses élèves d'«enfants de la langue [...] menu fretin charrié par le grand fleuve jailli de la source orale des Lettres.»(4) il dit : « je les précipitais tout vifs dans le grand flot de la langue, celui qui remonte les siècles pour venir battre notre porte et traverser notre maison. »(5)

Nous sommes donc traversés, divisés par la langue.

Johan, deux ans et demi, a mordu une fillette à la crèche. Il explique à l'éducatrice "j'ai mordu parce que je voulais le tracteur." L'éducatrice lui faisant remarquer qu'il sait demander, il rétorque avec force : "oui mais papi de maman il mord!" appuyant ses paroles d'un geste des poings serrés vers la bouche avec beaucoup d'intensité. Renseignement pris, le papi de la maman de Johan ne mord pas, mais il est mort. Johan a mis en acte un signifiant attrapé dans la langue de l'Autre, ayant certainement repéré une charge affective particulière dans ce qu'il a entendu, et cela l'agite dans son corps.

Nous avions travaillé ce cas au laboratoire du Centre Interdisciplinaire sur l'ENfant. L'exemple de Johan était venu éclairer une question que se posaient des enseignantes d'enfants autistes qui ne parlent pas, avec l'idée que, s'ils parlaient, on pourrait les comprendre. La morsure de Johan nous avait appris que le rapport au langage n'est pas un rapport au savoir, au sens, mais un rapport à l'inconscient. On ne se fait pas entièrement comprendre lorsqu'on parle, et l'enfant baigne en permanence dans ce malentendu.

Ici, l'acte de l'enfant est venu dans le réel en place d'une question qu'il ne pouvait pas formuler, ce qui est souvent le cas. L'intérêt de l'approche par la psychanalyse lacanienne, c'est que l'on suit le sujet au plus près de ce qu'il dit, même par les actes, et surtout si l'on ne comprend pas.

Il est important de questionner l'enfant, afin que le sujet puisse émerger par la parole, qu'il passe du réel de l'acte au symbolique de la langue, afin qu'il puisse formuler la question qui l'agite.

Parler, c'est risquer le malentendu.

Lors d'un atelier conte avec un groupe d'enfants, je jouais la maman chèvre qui disait à ses petits : "Il faudra montrer patte blanche, comme ça, on sera sûr que ce n'est pas le loup." Je n'avais pas dit le texte exact du conte, j'avais choisi ces mots sans le faire exprès. Une petite fille répète : "il faudra montrer patte blanche comme ça on se rassurera." J'étais interloquée. L'interprétation de la fillette m'a ouvert les yeux sur ce que je disais et sur le besoin qu'elle avait d'être rassurée.

Lucie, huit ans, en consultation, se plaignait de toujours achopper sur l'expression "une paire de ciseaux." Je lui demandai comment elle l'écrivait : "une père..." nul doute que cela lui était difficile de l'énoncer ainsi. "Un père" peut s'entendre comme "un papa", ou "un pair, un semblable." On peut aussi entendre en un seul mot. Parmi ceux qui l'entendent en un mot, qui pense à "commettre un impair", à "un nombre impair", ou à un imperméable?

On peut multiplier les exemples à l'infini, pour démontrer que dans la langue française, non seulement les mots ont plusieurs sens, mais un même son peut s'écrire de différentes façons donnant plusieurs sens. Ainsi, Lacan nous démontre que lorsque l'on parle, on ne sait pas ce que l'on dit. "Le verbe est inconscient _ soit malentendu."

Le choix des mots n'est pas anodin, et les sons résonnent avec l'inconscient de chacun.

C'est une des complexités de la langue et de ce qui entre en jeu pour accéder à la parole.

Nous allons voir qu'il y a bien d'autres choses qui entrent en jeu pour que l'enfant consente à parler.

Comment l'enfant entre-il dans la langue?

Parler : se séparer

Freud relate l'observation de son petit-fils âgé de 18 mois en l'absence de sa mère. (décidément, les grands-parents sont précieux pour l'observation des bébés.) Il remarque que l'enfant ne pleure pas, mais répète inlassablement un jeu avec une bobine attachée à un fil : "... tout en maintenant le fil, il lançait la bobine avec beaucoup d'adresse par-dessus le bord de son lit entouré d'un rideau où elle disparaissait. Il prononçait alors un invariable o-o-o-o-, retirait la bobine du lit et la saluait cette fois par un joyeux "Da!" ("voilà!"). Tel était le jeu complet, comportant une disparition et une réapparition. [...](6) L'élément acoustique "o" était interprété comme signifiant "fort" ("loin" en allemand).

Le jeu d'apparition / disparition accompagné des sonorités "oooo" / "a" , "Fort / Da"... c'est, selon Lacan, "un petit quelque chose du sujet qui se détache tout en étant encore bien à lui, encore retenu." Le signifiant est une unité sonore : un mot, un son. Il représente une chose qui peut être absente, donc symbolisée. Les va-et-vient de la mère vont prendre sens dans l'ordre signifiant, c'est à dire dans le symbolique. L'alternance présence /absence de la mère signifie au bébé qu'elle désire ailleurs, qu'il ne la comble pas.

L'enfant a affaire non pas à la mère, mais au désir de la mère, à son manque. C'est là qu'il se saisit du signifiant, qu'il travaille à la première symbolisation de la mère. Il surmonte un déplaisir qui est de l'ordre du réel, il se transporte dans le monde du symbole.

Le désir du sujet n'a plus d'autre issue que de se faire parole adressée à l'Autre.

Les signifiants vont par paires : va-et-vient, présence-absence ; clair n'a de sens que par rapport à obscur, silence par opposition à bruit, etc...

Certains enfants qui sont très en panne avec le symbolique (comme les enfants autistes ou psychotiques) tentent de mettre en jeu cette opposition signifiante dans leurs actes : allumer / éteindre (jour / nuit, là / pas là) ouvrir / fermer, vider / remplir. Nous voyons cela dans les jeux des tout-petits, ces activités qui nous semblent très répétitives et insignifiantes sont très importantes. Ces battements, premières symbolisations de l'alternance Présence / Absence de la mère, sont les prémices de la pensée et du langage.

Nous voyons là que le langage n'est pas un acte isolé de l'enfant. Ce n'est pas le résultat d'un apprentissage. La parole ne va pas sans le je : émergence du sujet dans la relation à l'Autre, dans la demande à l'Autre. Le langage ne va pas non plus sans le jeu, tout d'abord au sens mécanique, le jeu étant l'espace qui permet l'articulation. La parole est définie comme le "langage articulé."

Du cri à la parole : le bébé va en passer par la demande

Les manifestations du bébé (cris, mimiques, attitudes corporelles) ne font sens que parce que c'est la mère, la personne qui s'occupe du bébé, qui, à travers ces signes, va décider que l'enfant est en état de besoin, et va y répondre. Dans son témoignage, la grand-mère du petit Léo disait qu'elle avait l'impression de faire une traduction avec son petit-fils.

Par son intervention, l'Autre fait signe à l'enfant qu'il est dans un univers de communication, que quelque chose d'une demande a été interprété par celui qui y répond. Dans l'après-coup, parce qu'il obtient une réponse généralement adaptée, (mais pas toujours) le bébé expérimente que son cri était une demande adressée à l'Autre. Cela se produit dès la naissance, avec les réponses par le nourrissage ou les soins : tu pleures, tu dois avoir faim, etc... Le bébé est ainsi pris dans le désir de l'Autre, dans son langage.

On peut l'entendre de deux façons : le désir que l'Autre a pour lui, et son propre désir pour l'Autre.

Il peut alors utiliser pour son propre compte le sens qui a été donné à ses premières expériences de satisfaction. Le bébé va petit à petit mobiliser tout un réseau de signes à l'adresse de l'Autre, dans l'attente d'un retour de satisfaction. Cette demande amorce la communication symbolique avec l'Autre.

De même que quelque chose qui n'est pas adressé ne constitue pas une parole, un enfant qui ne parle pas n'en passe pas par la demande.

Dans son livre "Le malentendu de l'enfant" Philippe Lacadée, psychanalyste à Bordeaux, nous en fait la démonstration à travers l'exemple d'Alexis.(7)

Agé de 28 mois, il fut amené par sa mère "parce qu'il n'arrêtait pas de crier, de pleurer, refusant de s'endormir le soir." Alors que sa mère s'étonnait de son calme durant l'entretien, Alexis se mit à hurler, et lorsque le psychanalyste s'adressa à lui, "il détourna résolument la tête vers le corps de sa mère, dégrafa son corsage, et fit jaillir un sein dont il s'empara goulûment." L'enfant se tourna ensuite vers l'analyste avec un sourire et un air de défi. Le sein était à son entière disposition, il en avait la jouissance, il "savait trouver lui-même réponse à son cri."

Cet enfant, d'origine africaine, prit ensuite une revue dans la bibliothèque, la seule couverture noire parmi les livres blancs, intitulée Dionysos : le même et l'autre. La mère s'exclama "le Dieu de l'ivresse!" Le psychanalyste proposa à l'enfant d'échanger la revue contre un livre de Carlo Ponti, la fenêtre qui raconte ce que font deux enfants lorsque leur mère les laisse seuls. Il précisa à Alexis "qu'il lui rendrait le livre s'il le veut bien" et il proposa à la mère de le lui lire, "afin qu'elle lui fasse à la fois don de présence et don de parole."

"Donner la dimension de parole au cri de son enfant est nourriture essentielle." dit-il.

Lorsqu'il revint avec le livre, Alexis ne criait plus le soir. Il chercha la revue dans la bibliothèque, à la place de laquelle il trouva un vide : l'analyste avait pris soin d'oter la revue avant la séance, introduisant un manque. Alexis pointa alors l'emplacement du doigt avec un regard d'appel vers l'analyste puis prononça "veux livre-veux livre." Par ces premiers mots, Alexis adressait sa première demande à l'analyste. Dès lors, il usa de la parole, joua avec sa mère à se faire apparaître et disparaître, et, surtout, elle n'était plus obligée de lui donner le sein.

Nous avons là quelque chose d'essentiel : le don de parole.

Beaucoup de parents se demandent, quand quelque chose ne va pas : que manque-il à leur enfant? Philippe Lacadée nous indique : "... pour demander, il faut que quelque chose manque_"

Le don de parole, ce n'est pas seulement donner les mots, donner du sens, mais c'est donner la parole au sujet. Lire ou raconter des histoires aux enfants, ce n'est pas leur donner une quantité de mots, leur apprendre du vocabulaire, c'est plutôt leur enseigner que l'être humain recourt à la parole pour traiter tout ce qui lui arrive dans sa vie, pour faire face au manque. Cette parole fait tiers, permet un écart avec le trop dans la relation ou le trop de l'angoisse.

Le langage est une découverte, un jeu pour l'enfant

Lorsqu'il découvre avec plaisir les sonorités qu'il produit, le bébé joue de ses bruits de gorge et de bouche, il gazouille, vocalise, babille. Puis arrivent les lallations (de lallare dire "la-la") où l'enfant répète souvent deux à deux les sons qu'il découvre par hasard et tente de reproduire.

Lors de notre conférence du CEREDA le 7 mai dernier à Dax, Daniel Roy nous rappelait ce que cette activité de la langue comporte de jouissance. Freud démontre qu'il y a une jouissance du suçotement chez le nourrisson, en rapport avec la pulsion orale.

La pulsion est une force qui vise à se satisfaire. L'objet de cette pulsion est le sein. Le bébé considère le sein qui le nourrit comme lui appartenant, même s'il est sur un autre corps. Il y a un autre objet qui est pris dans la logique de la pulsion : c'est ce que Lacan a nommé la "lalangue."

C'est la langue maternelle, les mots, les sonorités de la mère que le bébé s'approprie. C'est le parler bébé qui fait tant l'amusement et l'admiration des adultes. Cette lalangue comporte une dimension de jouissance dont l'enfant devra se débarrasser en grande partie pour devenir sujet parlant.

Cette jouissance de la langue s'observe chez les bébés dans leur plaisir à crier, puis à prononcer certains mots qui énervent tant les adultes : pipi, caca etc... voire des gros mots. Ces mots ne font que parler des objets qui se détachent du corps et dont les enfants se séparent en acquérant la propreté. Les enfants en jouent et jouissent des réactions ce que cela provoque chez les adultes.

Plus tard, on observe cette jouissance dans le langage particulier des adolescents, puis chez l'adulte dans les jeux de mots.

Freud décrit un stade du développement du langage infantile : "nous nous servons d'un langage que nous avons créé nous-mêmes, [...] nous associons différents sons verbaux étrangers à un son unique produit par nous-mêmes."(8)

Pour Amélie Nothomb, dans "Métaphysique des tubes" c'est un désagrément : le personnage, une petite fille de deux ans découvre que les sons produits ne sont pas ceux qu'elle veut émettre, elle ne maîtrise pas le langage comme elle croit règner sur le monde qui l'entoure(9).

Parler : une perte de jouissance

"je tourne en rond dans mes pensées, mais les mots... ça ne sort pas" me disait un patient.

Il s'agit bien de sortir quelque chose de soi.

Parler, selon Lacan, c'est perdre un peu de son être : il prend le contrepied de la célèbre phrase de Descartes "Je pense donc je suis" et affirme qu'on ne peut pas tout à fait être et penser à la fois.

De la pensée aux mots, il y a une perte, même si l'on pense avec des mots.

Philippe Lacadée rend compte de cette séparation qui se produit pour le sujet venant à parler. Il cite Michel Leiris, écrivain qui dans son livre "Biffures" décrit son expérience du langage :

Alors qu'il ramassait un de ses jouets qui était tombé, constatant qu'il n'était pas cassé, le petit garçon s'exclama "... Reusement!" On lui répondit qu'il faut dire "heureusement" et non "reusement". Michel Leiris est interloqué, interdit, pris de vertige et d'un sentiment d'étrangeté. Voici un extrait :

"Appréhender d'un coup dans son intégrité ce mot qu'auparavant j'avais toujours écorché prend une allure de découverte, comme le déchirement brusque d'un voile ou l'éclatement de quelque vérité. Voici que ce vocable _ qui jusqu'à présent m'avait été tout à fait personnel et restait comme fermé _ est, par un hasard, promu au rôle de chaînon de tout un cycle sémantique. Il n'est plus maintenant une chose à moi : il participe de cette réalité qu'est le langage de mes frères, de ma soeur et celui de mes parents. De chose propre à moi il devient chose partagée ou _ si l'on veut _ socialisée... "

"Reusement" fait partie de ce que Lacan appelle "la lalangue" : langue privée, particulière à chacun, langue jubilatoire.

En entrant à la crèche ou à l'école dite maternelle, l'enfant est confronté à une perte de jouissance, une "dématernalisation" de sa lalangue. Il a affaire à la langue de la société.

Qu'est-ce qui fait qu'un enfant consent à parler?

Amélie Nothomb raconte le refus de parler durant les deux premières années de la vie du narrateur. Tout d'abord, le personnage s'identifie à Dieu tout puissant, de qui elle dit qu'il n'avait pas le langage et donc pas de pensée. Elle découvre aussi les pouvoirs du langage : le simple fait de nommer sa sœur ou ses parents les fait exister à ses yeux et leur procure une grande satisfaction. Mais elle découvre également à travers les récits de sa gouvernante que parler sert à raconter des horreurs ; ou en écoutant les conversations et disputes des adultes, que cela sert à ne rien dire. "Parler était un acte aussi créateur que destructeur" écrit-elle... dire des "paroles inoffensives" comme la pluie et le beau temps était sans doute "pour avertir les gens qu'on n'allait pas les tuer."

Parler représente surtout une perte : "Parfois je me demandais pourquoi je ne montrais pas à mes parents l'étendue de ma parole : pourquoi me priver d'un tel pouvoir? Fidèle sans le savoir à l'éthymologie du mot enfant, je sentais confusément que j'aurais perdu, en parlant, certains égards dûs aux mages et aux débiles mentaux."

Le mot enfant vient de "infans : qui ne parle pas".(10)

À propos de son silence, elle parle d'une absence du désir de vivre, et c'est lors d'une noyade qu'elle a recours à la parole et avoue à ses parents qu'elle sait parler.

Ici, ce qui empêche le personnage d'Amélie Nothomb de parler, c'est le refus de perdre un pouvoir, refus mortifère. Ce qui la pousse à parler c'est la perspective de la mort qui du même coup entame sa toute-puissance.

Dans un premier temps, au sein de la famille il s'agit d'être entendu comme sujet.

Une mère me confie son inquiétude car son enfant âgé de 2 ans et demi ne parle presque pas. "Il dit quelques mots, mais il a son langage à lui. On le comprend, du coup, il ne fait pas d'effort" me dit-elle. Elle l'amène à la crèche pour qu'il soit moins "cocooné" et se socialise. Elle dit également qu'il veut rester bébé, faisant très justement le lien entre l'accès au langage et le renoncement à un état de bébé. Par ailleurs, elle me dit aussi qu'il dit beaucoup "non" en ce moment, mais que ça veut dire oui : "si je lui propose un gâteau, il dit non, si je lui tends, il le prend quand-même."

À un autre moment, elle me dit qu'elle ne prend pas la peine de lui expliquer certaines choses parce qu' "il ne comprend pas tout ce qu'on dit, il est encore petit."

Certes, il est encore petit, mais cette mère ne peut entendre que son enfant se constitue comme sujet différencié d'elle en lui disant non, en refusant ce qu'elle lui donne. Lorsqu'il dit non, au lieu d'accuser réception de sa réponse en ne lui donnant pas le gâteau, elle ne peut s'empêcher de le lui donner quand-même. Du coup, elle induit qu'il ne sait pas parler ou ne comprend pas. Sans le savoir, elle lui confère ce statut de débile mental dont parle Amélie Nothomb, et cela n'échappe pas à l'enfant qui fait le choix de ne pas la contredire, mais qui par ailleurs développe des problèmes de santé inexpliqués.

Dans un deuxième temps, à l'extérieur : passer par la socialisation.

Paco, 3 ans et demi, est amené à la crèche en vue de son entrée prochaine à l'école. Sa mère le dit très timide et sa référente constate qu'elle ne peut s'adresser à lui, il se cache derrière sa mère. Il est impossible pour l'instant d'envisager une séparation, et proposition est faite à la mère de rester avec son enfant. Un jour, la référente de Paco s'absente pour aller chercher quelque chose, Paco demande : "où elle est Pauline?" Celle-ci est stupéfaite lorsqu'à son retour sa collègue lui raconte ce fait. Elle ne savait même pas qu'il connaissait son prénom.

Paco nous montre que c'est l'absence qui l'a fait parler. Pour lui, le fait que l'on s'adresse à lui était un trop de présence, ou une demande trop forte qui l'empêchait de parler.

Quand le langage se trouble

Avec ce petit aperçu sur tout ce qui entre en jeu dans l'acte de parole, et dans le développement du langage, nous voyons que les occasions que le langage se trouble sont multiples. Ce que l'on appelle troubles du langage et autres dysphasies, dyslexies, dysorthographies, et même dyscalculies car les mathématiques sont un langage...tous ces troubles ne sont, hormis les causes neurologiques ou auditives, que le reflet et les effets de la constitution du sujet. C'est pourquoi une simple rééducation du trouble ne répond pas à ce qui est en cause et d'autres symptômes peuvent apparaître.

Natty, 5 ans, est difficilement compréhensible quand elle parle, en raison de défauts de prononciation : un chuintement lui fait dire "che" à la place de "se", et elle prononce "que" pour "te."

Après un an d'orthophonie, elle se plaint de maux de tête et de ventre inexpliqués, qui cèdent après quelques entretiens avec le pédopsychiatre rencontré avant moi.

Lorsqu'elle arrive au CMPP , il n'y a pas d'orthophoniste, les parents se contentent donc de la psychothérapie, à contre-cœur pour le père qui n'en voit pas l'intérêt : Selon lui, le problème est héréditaire. Cependant, il dit une chose très intéressante : il considère que Natty a gardé une habitude de bébé pour parler. Les parents de Natty se sont séparés dans des conditions difficiles et violentes, ils sont encore en procès au sujet du nom de l'enfant. L'institution se trouve parfois envahie par leur conflit, il y a des quiproquos par rapport au nom et aux rendez-vous...

Natty ne se plaint de rien, quant-à son nom, elle dit : "je m'en charge pas, avec papa je dis untel, avec maman je dis comme elle." Lors des séances, elle met en jeu une forte tentative de maîtriser l'Autre, elle veut me faire parler, deviner des mots avec autorité, et supporte mal que je n'y arrive pas. Un jour, alors qu'elle écrit son prénom, je remarque qu'elle prononce bien le t, elle le reconnaît en ajoutant "Natty, et roule la galette."

Lors de sa première rencontre avec la nouvelle orthophoniste du CMPP, elle s'assied sur deux chaises et finit par tomber, ce qui n'est pas sans évoquer sa position entre ses parents.

Ma collègue lui apprend à placer la langue pour bien prononcer, et énonce que son problème ne relève pas de la rééducation. Natty me confirme qu'elle sait comment placer la langue pour bien prononcer, mais, elle ne sait pas pourquoi, elle ne le fait pas. Je lui demande si elle a envie d'y arriver, elle me répond que oui, pour qu'on arrête de la reprendre. Son défaut ne la gêne pas. Par ailleurs elle donne toute satisfaction à chacun de ses parents qui, eux, s'entredéchirent. Elle sort peu à peu de son désir de maîtrise avec moi et commence à élaborer une plainte : ses copines la délaissent, elle ne sait pas pourquoi. Depuis quelques semaines, son élocution est plus compréhensible.

Sa façon particulière de prononcer est la seule manifestation du sujet chez cette petite fille très policée. Un espace où elle peut, dans le transfert, petit à petit faire émerger sa parole de sujet lui permet de lâcher un peu ce symptôme. Elle est moins au cœur du conflit des parents qui se joue dans le cadre de l'institution et s'est apaisé depuis quelques mois. Elle peut s'occuper du conflit avec ses copines.

Une simple rééducation visant à supprimer son symptôme avait fait émerger les maux de ventre et de tête qui ont cédé dès qu'elle a pu être écoutée.

Un enfant qui ne répond pas quand on lui parle doit inquiéter. J'entends souvent des parents dire avec légèreté "il ne m'écoute pas" ou "c'est parce qu'il ne veut pas entendre." Dans les deux cas, il y a quelque chose à faire. Les parents comme les professionnels perçoivent les choses, mais c'est parfois trop douloureux pour qu'ils réalisent vraiment ce qui se passe. Un enfant qui n'écoute pas se défend contre ce qu'il entend parce que son rapport à l'Autre et au monde est difficile. Il peut être aidé. Un enfant qui ne parle pas est en difficulté dans sa relation à l'Autre, dans sa construction de sujet, dans son rapport à la langue, au symbolique.

Sara est venue consulter à l'âge de 4 ans. Elle ne parlait pas ou dans un jargon incompréhensible, quand elle jouait seule. Sa parole n'était pas adressée. L'orthophoniste me l'a adressée car elle était très opposante, elle ne pouvait pas travailler avec elle. Durant les 6 premiers mois, Sara multiplia les exigences et quittait parfois mon bureau de manière intempestive, disant "je veux maman."

Petit à petit, elle s'est mise à nommer des choses, les couleurs. Plus tartd, elle me demanda comment s'écrit mon prénom, elle demanda au lieu d'exiger. Au fur et à mesure, qu'elle accepta de se séparer de sa mère, sa parole était alors adressée et mieux compréhensible : elle acceptait de se séparer de sa "lalangue." et investissait l'écriture.

Sara est toujours en difficulté avec la langue, elle a une représentation du monde parfois délirante, mais elle traite le réel de sa vie par l'écriture de petits contes et de chansons, elle a pu suivre une scolarité normale. Elle a maintenant 11 ans, est en 6ème malgré des difficultés en orthographe.

Pour conclure,

La parole et le langage ne sont que le reflet du processus de grandir, du rapport de l'enfant à l'Autre et au monde.

Je vous citerai simplement une petite anecdote que rapporte Philippe Lacadée concernant Mélanie Klein, psychanalyste anglaise du début du siècle dernier, célèbre pour son travail auprès des enfants. Melitta, la fille de Mélanie Klein, "demandait à sa mère de parler toutes les deux seules, celle-ci lui rétorqua que "toutes les deux seules, ça n'existe pas."(11) La parole fait tiers.

1Petit Larrousse 2000

2Freud. S. Contribution à la conception des aphasies. PUF 1996

3 Dans un séminaire de la section clinique de Barcelone intitulé "Joyce-le-symptôme"

4 Pennac D. "Chagrin d'école" Gallimard, 2007 p. 159

5 Ibid, p. 158

6FREUD S. "Au-delà du principe de plaisir" Essais de psychanalyse. Payot, 1987 pp 41_115

7LACADEE P. "Le malentendu de l'enfant" Edition Payot Lausanne, 2003 p.77-80

8 Freud S. "Contribution à la conception des aphasies" PUF 1996 p. 123

9 Nothomb A. "Métaphysique des tubes" Le livre de poche. Albin Michel, 2000, p. 25

10BLOCH O. VON WARTBURG W. "Dictionnaire éthymologique de la langue française" PUF 2008

11Lacadée P. "Le malentendu de l'enfant" Edition Payot Lausanne, 2003. p. 193
Print Friendly and PDF