mercredi 30 novembre 2011

Explorer la voie du sujet. Soirée du groupe "Che Vuoi?" Bordeaux

Tout explorateur se doit d'ouvrir une voie. Norbert, âgé de 7 mois, nous invite à suivre celle du signifiant. C'est un bébé que je ne vois pas mais dont l'équipe de la crèche me parle parce qu'il donne de la voix : "il crie très fort, cela agresse sa mère, ça lui fait un noeud au ventre, alors que quand il babillait, elle était admirative. Elle se dit contente de le laisser à la crèche, et vient toujours le chercher au dernier moment." Cette maman n'a pas obtenu la réduction du temps de travail qu'elle souhaitait pour s'occuper de ses enfants. Elle a aussi une fille âgée de 2 ans et demi. Elle s'est plainte dès le début qu'elle avait tout le temps son bébé dans les bras : Il ne crie pas quand il est dans les bras.

Les auxiliaires de puériculture me racontent un peu plus tard que Norbert crie moins depuis qu'elles ont remarqué qu' il "piquait" beaucoup la tétine des autres et lui ont proposé celle qu'il avait dans sa panière, qu'il n'a pas eu plus jeune. Il est alors plus serein. Ce qui lui est proposé comme doudou n'est pas investi. C'est un pantin en peluche donné par la maman, le même que celui de sa soeur aînée. Elle n'a probablemant pas l'idée que le doudou est un objet électif de l'enfant.
Elle ne cache pas son exaspération : "c'est un monstre", elle en a "raz le bol," elle demande "Qui le veut?" en arrivant.
L'éducatrice a tenté de parler avec elle, puis lui a proposé de me rencontrer, mais elle se dit débordée, n'a pas le temps, elle n'a pas donné suite.

Alors qu' il a 9 mois, nous reparlons de Norbert en réunion :

"Quand on le change, il fait des colères, il se cambre, il s'agrippe, il mord.
Il faut se battre à chaque change, à chaque repas : il se débat, gesticule dans tous les sens, il agrippe la cuiller dans la bouche, on ne peut plus lui donner. Il est fatigué, ne dort pas et pleure.
En poussette, il faut rouler vite pour que ça secoue. Il s'agrippe aux bords de la poussette dès qu'il s'endort.
Il vrille dans le transat pour se retourner à plat ventre."
Il se déplace à quatre pattes, et s'engouffre dans toutes les ouvertures de porte.
Depuis une semaine, il se relève debout en s'agrippant à l'adulte ou à une barre, il ouvre la bouche vers l'adulte. Il cherche à grimper sur les personnes qui portent un autre bébé. Il s'agrippe aussi aux autres bébés qui sont debout. Il n'est jamais apaisé.
"Il arrache la tétine des autres, tout d'un coup, par impulsion. On a beau lui dire non, qu'il ne faut pas le faire, il y revient 10 fois, 20 fois."
"On dirait qu'il se branche tétine" dit son auxiliaure de puériculture.
On note cependant un progrès : quand la maman arrive avec Norbert, elle le pose sur le tapis et prend le temps de se séparer.
Norbert semble agité par ce que Lacan a nommé les "imagos du corps morcelé" 1, ses gestes désarticulés en témoignent. À partir des travaux de Mélanie Klein, Lacan a mis en évidence que l'image de son corps apparaît au bébé "sous la forme de membres disjoints" avec des fantasmes de mutilation, dévoration, "éclatement du corps". Norbert réagit en cherchant à s'agripper comme pour tenter de se rassembler. Lorsqu'il s'accroche aux bords de la poussette, c'est comme s'il luttait contre le relâchement à l'endormissement.
Il se calme lorsqu'il est dans les bras, ou lorsqu'on lui touche le dos, ou encore lorsqu'il bercé vigoureusement : ces sensations du toucher bordent le réel de son corps ou mobilisent le tonus musculaire qui a pour effet de "faire tenir" le corps.

Jacques Lacan a décrit le "stade du miroir" comme "fondateur de la fonction du Je2" suite aux observations d'Henri Wallon et à partir d'observations très précises d'enfants entre 6 mois et deux ans et demi.
Entre 6 et 18 mois, l'enfant devient capable de reconnaître son image dans le miroir, en présence de l'adulte qui le nomme. Le bébé prend alors connaissance de son corps comme d'une entité, une unité, contrairement à son vécu morcelé. Cette perception lui procure une satisfaction jubilatoire. Lacan parle de véritable fascination de l'être humain par sa propre image.
De même, lorsqu'il voit son semblable un peu plus âgé, le bébé anticipe les capacités motrices qu'il n'a pas encore : à peine se met-il debout, Norbert s'agrippe aux enfants qui marchent.
La particularité de ce stade est que l'enfant prend connaissance de son corps par quelque chose (l'image) qui est extérieur à lui : cette image lui apparaît d'abord comme celle d'un autre, son semblable. Nous connaissons tous ces scènes que j'appelle « explorations intrusives » de bébés entre eux : mettre les doigts dans les yeux, le nez, la bouche de l'autre, lui tirer les cheveux, lui arracher la tétine...
On assiste à quelque chose de compliqué car il y a cette captation par l'image du miroir ou du semblable qui permet au sujet de se constituer, mais, on le voit bien, cela mobilise de l'agressivité.
Dans le même temps, le stade du miroir est inclus dans ce que Lacan nomme "le complexe de l'intrusion" : Cette image qui restaure son unité fait aussi intrusion pour le sujet.
Lacan qui cite Saint Augustin :
"J'ai vu de mes yeux et j'ai bien connu un tout petit en proie à la jalousie. Il ne parlait pas encore, et déjà il contemplait, tout pâle et d'un regard empoisonné, son frère de lait."

Alors qu'il vient de subir la perte du sein lors du sevrage, l’image de l’autre vient comme « en trop » et exacerbe le vécu morcelé du corps : le semblable devient un petit rival.
Ainsi, lorsqu'il voit un autre bébé porté par un adulte, Norbert cherche à s'agripper. Lorsqu'il voit un bébé, il n'a de cesse que de lui arracher la tétine comme pour entamer cette image trop complète.
Tout cela se joue autour de l'objet oral. Norbert est confronté à une impossibilité : il ne peut supporter l'image de l'autre pourvu d'une tétine.
Si l'on cherche à l'empêcher de s'agripper ou d'arracher les tétines, Norbert insiste d'autant plus qu'il ne se sent pas entendu dans sa détresse, c'est alors qu'il mord ou se "branche tétine."

En réunion, il est très difficile de ramener la discussion au sujet de l'enfant. L'équipe s'inquiète des propos de la mère et déplore l'absence de soutien du père.
Je fais remarquer aux professionnelles qu'elles sont envahies par cela et qu'il est impossible de parler d'autre chose. Elles disent que ce n'était pas le cas au début elles accueillaient Norbert, lorsqu'il criait peu à la crèche. Maintenant, il crie aussi beaucoup à la crèche.

Lacan nous fait remarquer que l'oreille est l'orifice corporel le plus important "parce qu'elle ne peut se boucher, se clore, se fermer [...] C'est par ce biais que répond dans le corps ce que j'ai appelé la voix3" dit-il.
Les cris deviennent vite insupportables dans un groupe de bébés. Les uns après les autres se mettent à pleurer. Le cri dans l'oreille heurte littéralement le tympan. Par son intensité et sa persistance, il peut représenter une véritable agression corporelle pour l'adulte qui se sent vite impuissant à calmer l'enfant.
Lacan nous rappelle que dans notre oreille, nous avons un "résonateur de type tuyau"4, c'est à dire comportant un vide, qu'il relie par métaphore, à ce qu'il appelle le vide de l'Autre. Lorsque les cris du bébé résonent dans l'oreille, il y a à la fois ce vide, que Lacan définit comme le lieu de notre angoisse, et un trop de réel. On n'entend pas ses propres paroles, sa propre voix. Elle se heurte à un mur. On n'arrive plus à penser.
JAM : "La voix vient à la place de ce qui est du sujet proprement indicible.5"
Les cris du bébé sont évidemment interprétés comme un signe de malaise, mais lorsqu'il est impossible d'apaiser l'enfant, l'angoisse est là, en écho à la souffrance perçue. Le cri ne peut alors se transformer en appel.
Cet impossible auquel se trouvent confrontés les adultes qui s'occupent de l'enfant se traduit par des plaintes qui pourraient se déverser à l'infini, sans qu'émerge une solution.

le réel déborde et l'imaginaire galope, il s'agit de donner une place au symbolique, à une parole qui fait tiers. Qui borde le réel et met au pas l'imaginaire.

Nous explorons la voie du sujet en suivant la piste du signifiant : "il se branche tétine."
Cette expression nous éclaire sur le besoin de Norbert : Ses comportement visent à "se brancher" sur l'autre, dans une tentative de restaurer son unité. Comment accueillir, reconnaître ce besoin ? Norbert lui aussi semble aux prises avec un trop : Il découvre qu'il n'est pas le seul bébé pour l'adulte qui s'occupe de lui. L'image de l'autre fait intrusion, il réagit en lui arrachant la tétine, "par impulsion."
Ce "branchement tétine" est aussi un débranchement de la tétine de l'autre. Une auxiliaire puéricultrice se souvient qu'elle a mis Norbert dans le parc pendant le repas des autres enfants, en lui expliquan t qu'il avait besoin d'être tranquille, et il a pu jouer un moment... elle lui a proposé une autre alternance en le séparant des autres.
L'échange entre professionnelles est devenu un échange d'idées, autant de pistes à suivre pour accompagner l'enfant dans ses découvertes plus ou moins heureuses. Elles se sont orientées de leur observation et leur écoute de l'enfant.

Lorsque nous reparlons de Norbert deux semaines plus tard, le discours est très différent, l'équipe ne pensait même pas à en parler. Norbert est beaucoup dans l'action, on lui aménage des coins où il peut jouer seul. Parfois cela lui convient, parfois il hurle. Par ailleurs, dans sa quête des ouvertures de portes, il a rencontré une limite supportable : l'éducatrice rapporte avec étonnement qu'il a accepté sans rien dire qu'elle ferme une porte devant lui. Elle lui a dit ceci : "je fais attention à ce que tu n'ailles pas là." Il n'a pas tenté d'ouvrir. Cette formulation présente la fermeture de la porte comme une attention portée à l'enfant et non comme un refus.
Norbert se calme lorsqu'on s'occupe de lui, il réclame les bras.
Il a maintenant un doudou, c'est un petit singe en peluche qu'il a investi de lui-même.
Sa mère est un peu plus sereine. "On dirait qu'elle découvre que son bébé a besoin d'être dans les bras" me dit-on, alors qu'elle l'avait contamment dans les bras depuis qu'il est né.
Que s'est-il passé ?

Lacan nous indique : "C'est de l'Autre que le sujet reçoit son propre message.6"
Il semblerait qu'avant, elle le prenait dans les bras juste pour arrêter les pleurs, de manière automatique, sans pouvoir s'adresser à son bébé, lui parler, le rassurer. Ce contact sans parole était pesant pour cette mère qui pourtant ne trouvait pas d'alternative.
Au regard de ce que Lacan définit comme l'objet petit a, je crois pouvoir dire que Norbert remplissait le vide de l'Autre par son cri, il incarnait l'objet déchet qu'est la voix : petite chose détachée de lui, mais pas encore tout à fait. Voix hors sens, hors parole. (JAM) "La voix est exactement ce qui ne peut pas se dire."7 Voix sans signification. Le son sans le sens qui faisait écho aux dires insupportables de la mère.
Grâce aux échanges quotidiens avec la maman, le discours sur l'enfant a changé, alors que rien n'a été modifié dans la réalité quotidienne de la mère. En parlant avec les éducatrices, la mère a pu découvrir que son enfant avait besoin d'attention : elle prête maintenant au cri du bébé une intention de signification qui le met en place de sujet de la demande, et non plus d'objet dont elle cherchait se délester.

En même temps qu'il se sépare d'un peu de voix, Norbert trouve la voie du semblant en se créant un doudou, objet détaché, de substitution. Il a semblé découvrir, en étant confronté à la présence des petits autres, qu'il devait en passer par la demande à l'Autre. Les cris et agrippements ont pu se transformer en une demande à laquelle il est souvent possible de répondre.
La parole est venue tisser une enveloppe symbolique sur le réel de la voix. Un voile qui donne au cri sa dimension d'appel, qui ouvre la voie de la demande.


1Lacan, Jacques, "L'agressivité en psychanalyse" Ecrits, p. 104, Seuil, 1966
2Lacan, Jacques, "Le stade du miroir comme fonfateur de la fonction du Je. Ecrits p. 195, Seuil, 1966
3Lacan, Jacques, Séminaire "Le Sinthome" p. 17 Seuil 2005
4Lacan, Jacques, Séminaire X "L'angoisse" pp 318-319 Seuil, 2004
5Miller, Jacques-Alain, "Jacques Lacan et la voix" Quarto N°54
6Ibid, Séminaire X "L'angoisse" p. 315 Suil, 2004
7 Miller, Jacques-Alain "Jacques Lacan et la voix" Quarto N°54