dimanche 31 mai 2020

La question d’où viennent les bébés pour les enfants : le sujet cherche-t-il dans le but de savoir?

(à partir de lecture de "Un souvenir d'enfance de Léonard De Vinci." Freud, 1910. Éditions Points, mars 2011)

 Que voulait Léonard? Savoir ou chercher?

Cette question a orienté ma lecture dès le premier chapitre, en remarquant que tout au long de son texte, Freud semble utiliser indifféremment les termes "pulsion de savoir", "pulsion du chercheur", "appétit de savoir", "besoin de savoir", "désir de savoir."

Ce texte, qui date de 1910, vient après les "Trois essais..." (1905), "La vie sexuelle" (1908) et avant "Pulsions et destins des pulsions" en 1915 où il décrira les pulsions avec une poussée, un but, un objet, une source. Il y définira les destins possibles des pulsions : le renversement en son contraire, le retournement sur la personne propre, le refoulement et, surtout, la sublimation.

C'est de la sublimation qu'il s'agit tout au long de son étude sur Léonard de Vinci, où Freud s'attache à définir le destin de la pulsion de recherche, notant que Léonard se souciait peu du destin de ses oeuvres, souvent inachevées. L'extrême lenteur de ses travaux est pour Freud le symptôme de son "ihnibition de l'exécution" et "signe annonciateur de son détachement de la peinture".

 Biographie de Léonard

Né en 1452 à Vinci, en Italie, enfant illégitime d'un notaire et d'une paysanne, il fut d'abord élevé par sa mère avant d'intégrer la maison paternelle vers 5 ans, probablement en raison de la stérilité du couple, puis il entra chez Verrochio comme apprenti peintre et sculpteur.

Léonard de Vinci est considéré comme le symbole de la Renaissance pour la diversité de ses aptitudes. Nous sommes un siècle avant Galilée, à l'époque de l'Inquisition Romaine, qui condamne sévèrement ce qui contredit les Écritures Saintes. Le savoir est alors détenu par l'Église : la terre, centre du monde, était plate et ne tournait pas. La recherche, avec par exemple la dissection de cadavres, n'était pas au goût du jour, il était  précurseur et isolé dans sa démarche. Il ne cherchait pas le savoir dans l'Autre, mais dans le réel : l'observation de la nature et l'expérience.

 Le chercheur prend le pas sur l'artiste

La recherche de Léonard débute au service de son art (la pulsion scopique y est particulièrement à l'oeuvre) : techniques de peinture, lois de la lumière, perspectives, étude des plantes et de l'anatomie... puis tournée vers la structure plutôt que l'apparence extérieure, et s'étendra à la mécanique générale, à tous les domaines des sciences et de la nature. Seule la vie psychique de l'homme n'est pas objet de curiosité pour lui. La nature, source de vérité dans sa recherche serait une figure de la mère avec laquelle, enfant, il aurait eu une relation érotisée.

Il semblerait que Léonard perde son art dans cette pulsion de recherche.

La scène du vautour : souvenir d'une première jouissance et théorie sexuelle infantile

Dans un manuscrit sur le vol du vautour, Freud trouve le seul récit d'un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci : "Il semble que j'étais déjà prédestiné à m'occuper du vautour avec tant de soin, car il me vient à l'esprit comme un souvenir très précoce qu'étant encore au berceau, un vautour est descendu jusqu'à moi, m'a ouvert la bouche avec sa queue et heurté plusieurs fois les lèvres de cette même queue."

Freud traite ce souvenir comme une "scène imaginaire" à laquelle il prête une signification :

La queue ("coda") est le terme le plus courant pour désigner et représenter le membre masculin. Cette scène évoque la représentation d'une fellation, qui renverrait à la satisfaction de têter dans l'enfance "première jouissance de la vie," et aux baisers reçus d'une mère très présente puisque délaissée par le père.

Freud y trouve aussi une théorie sexuelle infantile selon laquelle la mère serait pourvue d'un pénis.

 Biographie de la pulsion

"C'est la pulsion de voir et de savoir que ses premières impressions d'enfance excitent avec force." Freud donne à la pulsion une origine sexuelle dans l'enfance, notant qu'il n'y a pas trace de relation intime ou sexuelle avec une femme dans la vie de Léonard, mais une tendresse pour de jeunes élèves, qu'il nomme "homosexualité idéelle."

Ses écrits "évitent si résolument tout ce qui est sexuel qu'Éros [...] semble être le seul sujet indigne de l'appétit de savoir propre au chercheur."

Loin des biographies idéalisantes, Freud cherche dans les manuscrits tout ce qui peut faire signe qu'il y a du sujet, de l'inconscient.

Il commente quelques erreurs et actes manqués sur des dessins anatomiques qui dénotent une confusion masculin / féminin et un dégoût du coït. L'activité créatrice de l'artiste est une dérivation de son désir sexuel, comme en attestent ses premières oeuvres, petites sculptures de têtes de femmes souriantes et de beaux jeunes hommes qui seraient des représentations de ses objets sexuels. 

 Chercher pour savoir?

Freud affirme que "La recherche est axée sur la question d'où viennent les enfants."

"Le désir de savoir des petits enfants est attesté par leur infatiguable envie de poser des questions [...] en lieu et place d'une seule question qu'il ne pose pas."

À partir de 3 ans, beaucoup d'enfants traversent une période de "recherche sexuelle infantile". Le désir de savoir serait éveillé par un événement extérieur, "naissance effective ou redoutée" d'un puîné. L'enfant refuse de croire aux fables qu'on lui raconte (la cigogne) et "date son autonomie intellectuelle de cette incrédulité." Il "pressent dès cette époque l'existence de l'acte sexuel qui lui apparaît comme quelque chose d'hostile et de violent." Le refoulement met un terme à cette recherche.

Autrement dit, l'enfant construit son propre savoir, là où le réel est impensable.

Freud définit trois destins possibles de la pulsion :

-        inhibition névrotique avec déficience intellectuelle

-        développement intellectuel assez vigoureux pour résiter au refoulement, la recherche revient sous forme de rumination obsessionnelle. L'effort de recherche devient alors activité sexuelle, avec le plaisir et la peur qui s'y rattachent, mais la rumination ne cesse pas, (Ici, nous trouvons une description de ce que Lacan nommera la jouissance)... le sentiment intellectuel recherché (trouver la solution) ne cesse de s'éloigner. 

-        troisième type, le plus rare et le plus parfait, la libido se soustrait au refoulement en se sublimant dès le début en désir de savoir, sans le lien de dépendance avec la recherche sexuelle infantile. La pulsion peut œuvrer librement au service de l'intellectuel, tandis-que le refoulement porte sur tout le thème sexuel.

Même s'il ne peut l'expliquer, Freud voit en Léonard un cas d'école de ce troisième destin de la pulsion.

La part la plus importante la pulsion sexuelle trouvera le destin de sublimation en appétit de savoir généralisé, échappant ainsi au refoulement.

 Pourquoi, si la sublimation est quasi parfaite, ses travaux restent inachevés et non publiés?

Avec l'éclairage de Lacan : Si je comprends bien, dans ce troisième destin, la pulsion n'est pas refoulée, elle est pleinement à l'œuvre, il y a quelque chose qui insiste, sans fin, le but de la pulsion n'est pas l'objet (ici le savoir), mais la satisfaction elle-même. La pulsion se satisfait de cette rumination obsessionnelle qui passe d'un objet à l'autre. Léonard est agi par cette pulsion, peut-on dire qu'elle n'est pas subjectivée? Tout comme dans le deuxième destin, c'est la jouissance qui ordonne.

Lacan a défini les objets de la pulsion, objets a, cause du désir, dont la pulsion fait le tour, avec forcément un ratage de l'objet. Si nous considérons ici le savoir comme objet a, il est en cause dans la recherche, mais n'est jamais atteint.

Ainsi, pouvons-nous considérer que l'énigme "d'où viennent les bébés?" touche un réel innomable, pousse à la recherche, mais reste ce que Lacan définit comme un trou dans le savoir.

La pulsion de savoir n'implique pas un "vouloir savoir."

Véronique Lecrénais-Paoli. 2012