mercredi 23 janvier 2013

La vie, la mort, les séparations : que dire à nos enfants?

Sous ce titre, je mets tous les événements, heureux ou malheureux,  qui touchent de près ou de loin à la vie d'un enfant. Histoire de sa conception ou adoption, de sa naissance... mariage, arrivée d'un autre enfant, maladie, handicap, accident, mort d'un enfant ou d'un membre de sa famille... séparation des parents ou d'avec un parent pour hospitalisation ou incarcération, séparation d'avec un ou des camarades, fâcherie avec des membres de la famille élargie, qu'on ne voit plus... La liste est longue de tout ce qui peut arriver dans une vie, que ce soit festif ou dramatique....

Parents, grands-parents, professionnels, sommes confrontés régulièrement à la question de savoir que faire, que dire à un enfant, surtout lors d'un événement qui nous choque. Cela ne nous paraît pas dans l'ordre des choses d'expliquer quelque chose d'horrible à un enfant, que l'on veut destiné à la vie et au bonheur.
On se crée un idéal de vie pour l'enfant, on voudrait que le monde de l'enfance soit à l'abri des mauvaises choses.
Et pourtant... les enfants acceptent souvent mieux que les adultes l'inacceptable, l'impensable.
Et pourtant... un événement heureux peut être aussi traumatisant pour un enfant : mariage des parents, baptême, grossesse ou adoption d'un autre enfant.

Avant de chercher que dire, nous allons d'abord voir ce qu'il en est de
ce qu'entend l'enfant des conversations d'adultes...
Nous, adultes, avons toujours tendance à parler devant les enfants en pensant qu'ils n'entendent pas, ne comprennent pas, ou tout simplement ne font pas attention aux conversations d'adultes. C'est tout le contraire. "J'entends tout!" s'est écrié un petit garçon de 4 ans alors que sa mère tentait de me dire quelque chose à voix basse et qu'il semblait entièrement pris dans son jeu. Il avait perçu la différence de ton apparue dans la conversation.

Les enfants entendent tout.

Deux exemples de la littérature vont nous montrer, si besoin était, les effets de la parole lorsqu'elle n'est pas adressée à l'enfant. 
Jean-Paul Sartre, dans "L'enfance d'un chef", extrait du recueil "Le mur" : J'ai découvert en lisant ce texte que Sartre n'était pas seulement un philosophe, mais aussi un écrivain fabuleux. Il décrit comment un petit garçon, Lucien, se construit à partir de ce qu'il entend de lui. Cette histoire est d'ailleurs très intéressante pour comprendre comment on peut se construire dans la haine de l'autre,  celui qu'on désigne comme étranger, pour une raison ou une autre.
Au cours de son enfance, Lucien a changé de comportement, il s'est beaucoup renfermé et se montre indifférent à tout. Sa mère, après l'avoir confié quelque temps au curé, a une conversation avec celui-ci, en présence de Lucien.  Voici un extrait :
Sa mère "parlait très vite et elle avait sa voix musicale comme quand elle était en colère et qu'elle ne voulait pas le montrer."

Les enfants sont particulièrement sensibles à ce qui nous échappe, à ce qui nous est inconscient lorsque nous parlons. La mère de Lucien dit sa déception par rapport à son enfant et le curé  décrit le comportement de l'enfant. Je continue l'extrait, p 166 :
"Lucien pensa :"c'est de moi qu'ils parlent." C'étaient deux grandes personnes et il faisait le sujet de leur conversation, tout comme la guerre, le gouvernement allemand ou M Poincaré ; elles avaient l'air grave et elles raisonnaient sur son cas. Mais cette pensée ne lui fit même pas plaisir. Ses oreilles étaient pleines des petits mots chantants de sa mère, des mots sucés et collants de M l'abbé, il avait envie de pleurer. [...] il resta très énervé."
Cette description de la perception de l'enfant : "les oreilles pleines des petits mots..." nous dit comment il est envahi par les paroles qui ne lui sont pas adressées et qui pourtant le concernent. Il est relégué à une place d'objet, objet de conversation. Ce qu'il peut ressentir ou penser est nié de fait. Cela le blesse et l'agite. Sartre décrit cela avec beaucoup de finesse, mais lorsque l'enfant est dans ce genre de situation, il n'a pas conscience de ce qui se passe pour lui. Il n'a pas forcément conscience de ce qui l'agite, l'attriste ou l'énerve. Il perçoit inconsciemment que l'on ne lui demande pas de penser ni de prendre la parole, et il peut très bien adopter cela dans toute sa façon d'être au quotidien. Un enfant peut très bien s'empêcher de penser et donc d'accéder à la compréhension et aux apprentissages parce qu'il perçoit qu'on lui demande de ne pas penser, et même parfois qu'on lui demande implicitement de ne pas savoir.
Annie Ernaux nous apporte un exemple vivant de cela dans son livre "L'autre fille" qui est une lettre à une sœur morte avant sa naissance et dont ses parents ne lui ont jamais parlé. Elle décrit comment elle a découvert son existence en entendant sa mère en parler : (p 14-15)

"Depuis un moment indéterminé, ma mère est en grande conversation avec une jeune femme [...] je joue près d'elles avec la petite fille [...] à courir et à nous attraper. Je ne sais pas comment j'ai été alertée, peut-être la voix de ma mère plus basse d'un seul coup. Je me suis mise à l'écouter, comme si je ne respirais plus. [...] Elle dit de moi elle ne sait rien, on n'a pas voulu l'attrister. Elle dit de toi [elle s'adresse à sa sœur] elle était plus gentille que celle-là. Celle-là, c'est moi."

"Celle-là" montre que la fillette n'est pas considérée comme sujet et le sent bien. Cette scène montre aussi comment sous prétexte de ne pas attrister l'enfant, on la prive de son histoire. Il paraît évident ici que celle qui ne veut pas être attristée, c'est la mère. L'auteure raconte comment elle est restée figée à cette scène, combien elle a souffert toute sa vie du manque de paroles de ses parents. Elle a eu la ressource d'écrire, sans doute pour traverser tout cela, mais combien d'enfants restent sur le carreau avec des non-dits? Annie Ernaux a une longue carrière d'écrivaine lorsqu'elle écrit ceci, qu'elle n'a pu écrire avant :
"Il n'y a pas de temps entre toi et moi, il n'y a que des mots qui n'ont jamais changé." [...] 60 après je n'en finis pas de buter sur ce mot [...] alors que son sens a été aussitôt fulgurant, qu'il a changé ma place en une seconde."
Elle n'a pas seulement le choc de découvrir l'existence de cette sœur morte, mais elle a aussi celui de découvrir qu'elle n'est pas la fille unique de ses parents, qu'elle n'aurait pas existé sans la mort de cette sœur puisqu'ils ne voulaient qu'un enfant. Elle découvre qu'elle n'est qu'un substitut insatisfaisant. Tout au moins, c'est l'idée qu'elle se fait car elle n'a que son imaginaire, en l'absence de paroles adressées. Elle décrit comme un véritable traumatisme les paroles entendues :
"Entre ma mère et moi, il y a deux mots. Je les lui ai fait payer [...] Plus gentille, je me demande si elle ne m'a pas donné le droit, ou même l'injonction de ne pas l'être, gentille. Ce dimanche je n'apprends pas ma noirceur, elle devient mon être. Le jour du récit est le jour du jugement. J'étais flouée [...] dupe [...] mortifiée. J'avais vécu dans l'illusion."
Voici ce que peut ressentir un enfant lorsqu'on veut le protéger de son histoire.
Lui parler, c'est lui donner les moyens de faire avec ce qui lui arrive.

de la nécessité de leur parler...

Certaines personnes n'ont pas attendu Dolto pour choisir de parler à leur enfant, mais c'est elle, suivant Freud et Lacan, qui a répandu cette idée dans les chaumières qu'il valait mieux dire la vérité aux enfants. Freud a démontré l'existence de l'inconscient, dans lequel sont refoulés les pulsions et les affects gênants. Il a démontré aussi comment ce qui est refoulé agit sur le sujet à son insu, dans sa vie quotidienne. Lacan a démontré les effets de la parole sur le sujet, sur le corps, comment l'enfant est pris dans le langage avant de naître, parce qu'on parle de lui. Dolto a beaucoup mis cela en valeur tout au long de sa pratique, elle a démontré comment l'accès à la vérité pour un enfant peut faire chuter un symptôme, quelqu'il soit.


Certains parents pensent qu'ils peuvent cacher un événement à leur enfant pour lui éviter un traumatisme. Il ne l'a jamais su, je ne lui ai jamais montré mon angoisse" me dit-on souvent. C'est une illusion de croire cela. L'enfant met en jeu dans son comportement ce qui ne lui est pas dit. Souvent, les problèmes s’apaisent après que l'on a parlé à son enfant d'un événement, d'une situation, ou simplement d'une angoisse. (peur de la mort subite du nourrisson par exemple), il a alors une explication sur certaines tensions qu'il pouvait ressentir chez ses parents et qui pouvaient l'agiter ou l'empêcher de dormir.

Il n'y a rien de magique dans tout ça, il y a que nous imaginons que la parole peut traumatiser, et parfois c'est le cas. Il ne s'agit pas de toujours tout dire, d'être un livre ouvert pour les enfants. Il s'agit d'être à l'écoute de ce qu'ils nous disent avec leurs mots ou avec leur corps. Le comportement d'un enfant peut être interprété comme une question, ou comme une réponse à quelque chose. Il s'agit de répondre ce qui nous paraît nécessaire lorsqu'il nous semble qu'il leur manque peut-être une donnée.

"Tu sais, ta maman va peut-être être rappelée à Dieu et monter au ciel." Cette petite fille de 3 ans, assise dans un couloir d'hôpital, s'imagina les longs cheveux de sa mère, tirés vers le haut, jusqu'au ciel. Sa grand-mère maternelle venait de tenter de lui expliquer l'inexplicable, de lui annoncer l'inconcevable. À partir de ces mots entendus, elle se fit une image et une sorte de petite voix intérieure lui dit que c'était normal. Du fait que sa grand-mère lui donnait ses mots, le drame qui se nouait faisait partie de sa vie. Sa vie à elle, à 3 ans, c'était que sa mère allait peut-être mourir. Elle s'apprêtait à faire avec ça.
On ne sait pas comment elle aurait fait avec ça, car ce qui arriva, c'est que sa mère survécut. Par contre, sa grand-mère mourut brutalement quelques mois plus tard et sa mère, trop triste, n'eut pas le cœur de le lui dire. Quand sa fille lui demanda pourquoi elle pleurait, elle lui répondit qu'elle avait mal au ventre.
Ce symptôme  accompagna la fillette toute son enfance : elle se plaignait souvent de mal au ventre. Sa mère devait parfois venir la chercher à l'école et, une fois rentrée chez elle, le mal s’apaisait.
Ce petit exemple montre comment les paroles peuvent être assimilées par un enfant, même jeune, pour autant qu'on s'adresse à lui.
En schématisant beaucoup, dans le premier temps, les paroles tentent de dire une vérité indicible, douloureuse. L'enfant s'en fait une image mentale sans souffrance. Dans le deuxième temps, les paroles tentent de masquer une vérité impossible à dire et laissent l'enfant en prise directe avec l'émotion. Les paroles attrapées se transforment en un symptôme corporel (le mal au ventre).

C'est à l'adolescence que cette jeune fille a dénoué cela, au hasard d'une conversation avec sa mère qui lui a raconté l'excuse du mal au ventre. Elle savait sa grand-mère morte depuis longtemps, mais c'est peut-être la première fois que des mots lui étaient adressés sur cette disparition. C'est là qu'elle a ressenti du chagrin et a pleuré, 13 ans après.

Chacun trouve les mots qu'il peut. À la maman d'un garçon de trois ans, très agité, je demandai : pourquoi vous ne lui dites pas que son oncle est mort? Elle répondit : "parce que c'est trop dur."
Faire passer certains mots dans sa gorge est parfois tout simplement trop dur. Alors, on ne les dit pas, ou on en trouve d'autres. Il apparaît ici que ce que l'on dit ou ne dit pas à l'enfant, c'est ce que l'on peut soi-même entendre, accepter. C'est que l'on a déjà fait un certain travail pour accepter l'inacceptable. Trouver des mots pour dire l'horreur, l'impensable, n'est pas chose simple.
Expliquer à un enfant, c'est s'exposer à des questions auxquelles on n'est pas prêt à répondre, auxquelles on n'a pas forcément la réponse. C'est se confronter à sa propre incompréhension, à ses propres impasses. Dire certains mots suppose que le chagrin et l'angoisse leur laisse un petit passage dans une gorge qui se serre.
Ces deux-là : le chagrin et l'angoisse, mais aussi toutes les émotions donnent une tonalité particulière à la voix. Cela n'échappe pas à l'enfant, encore moins au bébé. Quelque soient les mots, le bébé ou l'enfant, perçoivent l'émotion qui vibre dans la voix et les accompagne. Parler à l'enfant suppose aussi de pouvoir dire cette émotion et cette angoisse. En plus de la voix, le bébé perçoit toutes les attitudes corporelles : la façon dont il est porté, touché, regardé ou non... dire l'émotion, sans en dire trop, c'est lui donner les mots sur ce qu'il perçoit, en quelque sorte le décodeur.
F Dolto : "l'enfant a besoin d'avoir les éléments de ces perceptions, des éléments qui font sens pour un autre."
Il est toujours possible de dire à un enfant "je ne peux pas t'en parler, c'est trop dur... je suis triste... c'est trop difficile à comprendre, tu pourras plus tard... il est toujours possible que quelqu'un d'autre parle à l'enfant, l'important est de laisser ouvert aux questions qui peuvent arriver plus tard, et que l'enfant ou le bébé comprenne qu'on a le souci de lui expliquer.

Françoise Dolto, dans "Tout est langage" (4ème de couverture): "L'être humain est avant tout un être de langage [...] L'enfant a besoin de la vérité, et il y a droit. La vérité est souvent douloureuse à entendre, mais, si elle est parlée et dite de part et d'autre, elle permet à l'enfant de se construire et de s'humaniser." p 55 "Ils ont une sécurité en eux après que quelqu'un leur a dit la vérité."
Par exemple sur les deuils pendant la grossesse, elle dit (p 29): "il faut dire au bébé le drame dans lequel il a été porté... dire à l'enfant avec des mots ce qui a perturbé la relation entre sa mère et lui, ou entre lui et lui-même. Nous prévenons une aggravation de son état."
Parler à un enfant, c'est s'adresser à lui. J'entends souvent les parents dire "il le sait, on en a parlé devant lui" mais si on ne s'est pas adressé à lui, il n'est pas traité en sujet, il ne peut assimiler ce qu'il entend. Il comprend alors qu'il ne doit pas entendre, pas comprendre, pas poser de question.

F Dolto parle comme d'un "besoin absolu" pour l'enfant le fait de savoir qu'il a un père, même si la mère est célibataire, même s'il ne le connaît pas. "sans cela, dit-elle, il grandit de façon symboliquement hémiplégique" (p 55) elle va jusqu'à dire que les effets s'en ressentent dans la descendance de cet enfant.
En cas de suicide d'un proche, il est aussi important de dire la vérité "vous traitez l'enfant en animal domestique si vous ne lui parlez pas de ce qui se passe."
Cette comparaison avec l'animal domestique me paraît tout à fait juste et n'a rien de méprisant : l'enfant, comme l'animal repère les habitus d'une vie au quotidien.
J'ai trouvé ce mot, habitus, qui désigne "une manière d'être" dans Le Robert. Il y a aussi un sens philosophique : « phénomènes d’habitude sociaux qui peuvent se produire sans que ceux qui y participent en aient conscience...» (André Lalande, Dictionnaire technique et critique de la philosophie. PUF, Quadrige, 1997).
Au sens médical, cela désigne l’apparence extérieure en tant qu’elle traduit un état général du sujet.
J'appelle cela les petits bruits du quotidien : les rythmes, les bruits, les humeurs, le déroulement des choses... l'enfant se repère à des choses que nous n'imaginons pas, qui sont tellement automatiques qu'on n'en a pas conscience : la façon de poser les clés en arrivant, ou de faire tinter les casseroles en cuisinant fait résonner l'humeur du moment, le choix des chaussures, des vêtements renseigne sur le départ proche, sur la destination. La manière de conduire, de répondre au téléphone... si un événement vient perturber ce quotidien, il est impossible que l'enfant ou le bébé ne s'en rende pas compte : les bruits du quotidien et leur rythme ne sont plus les mêmes. Un silence au téléphone, une voix étouffée, un pas plus lourd ou qui se veut plus discret... tout ce qui change dans le bruit de fond habituel met l'enfant en alerte.
De même, l'angoisse, si on ne veut pas la montrer, est perceptible par le corps : tensions musculaires, respiration, voix, mimiques du visage tout respire l'angoisse et l'enfant est aux premières loges pour recevoir tout cela.
Il est possible qu'il fasse comme si de rien n'était parce qu'il ne se sent pas autorisé à questionner, il sent la gravité des choses et a peur de perturber davantage ses parents. Pour peu qu'il ait fait une bêtise, il peut penser qu'il y a un lien entre son acte, ou même une simple pensée, et ce qui perturbe gravement ses parents.

Qu'il s'agisse d'une absence provisoire ou définitive, d'un parent, d'un camarade, d'une personne de son entourage à l'école, à la crèche, ou la nounou...  ou qu'il s'agisse d'absences qui paraissent moins dramatiques, lorsque les parents se fâchent avec leurs parents ou frères et sœurs, ne les voient plus et ne veulent plus en entendre parler ; beaucoup d'enfants ne savent pas ce qu'est devenu un ou des membres de leur famille. Or, il en a doublement besoin : connaître la raison du trouble environnant, et donner un sens à cette absence. Sinon, il peut imaginer n'importe quoi, il est confronté à un abandon, laissé en plan.
J'insiste là-dessus car lorsqu'on est confronté en direct avec l'horreur, même si on sait tout cela,  on est tenté de choisir de ne rien dire, on peut tout dire... mais pas ça.
Les fâcheries familiales ont un effet insidieux parce qu'avec le temps, on s'imagine que cela perd de l'importance, pour ne pas ressentir soi-même de la peine, on s'empêche d'y penser et on est à mille lieues de penser que cela compte pour son enfant.
Quand on cache la mort d'un proche, que ce soit de la famille ou un camarade, F Dolto dit, P 58 : "ces enfants se dévitalisent lentement parce qu'ils n'ont pas les mots pour dire où est leur chagrin. Il y a quelque chose d'intense chez eux qui est dévitalisé. Il faut tout de suite dire."

Selon elle, l'enfant doit être associé aux rites du deuil, même tout petit : "associer cet être humain aux événement émotionnels de sa famille. Cet engramme va lui rester [...] de ce qu'il a été associé à la famille comme un humain, car le sujet n'a pas d'âge."
Nous avons tous un jour voulu participer à un événement, juste pour pouvoir dire "j'y étais." Parce que c'est ça la vie, c'est d'y être.
Par contre, cela ne veut pas dire que l'enfant doit assister à tout dans les moindres détails, il appartient aux parents de juger, de décider de ce qu'ils peuvent montrer aux enfants. Participer ne veut pas dire être là tout le temps. Il est intéressant de prévoir un plan B, il y a toujours quelqu'un dans une famille qui se dévouera volontiers pour échapper à la cérémonie et emmener les enfants au-dehors, faire autre chose lorsqu'ils montrent de l'agitation. Que ce soit lors d'un mariage, un baptême ou des obsèques. Un mariage ou un baptême peut agiter les enfants car cela les renvoie à leurs question sur la vie, l'identité : qui suis-je? D'où viennent les enfants? Quelle place ai-je dans ma famille?  Ces préoccupations apparaissent très tôt avant le langage et c'est dans ces grandes occasions familiales que les non-dits sont mis en tension. Il y a des films là-dessus : "La Bûche" de Danièle Thompson, ou "Un air de famille" de Cédric Klapisch, où une fête familiale  est l'occasion d'un règlement de comptes.


Ne pas dire barre l'accès aux apprentissages

Bob déménage... 
Il passe ses séances à déménager tous les bonhommes, les voitures et même la petite maison. Il fourre tout dans un camion benne et l'emmène ailleurs, puis passe tout son temps à replacer les bonhommes dans la maison. Il a 7 ans et n'accède pas à la lecture, malgré un 2ème CP. Je demande à sa mère si elle peut nous raconter les déménagements qu'a connu Bob. Elle raconte, retrace la vie de l'enfant et sa famille depuis sa naissance. Bob lui parle alors d'une grande maison. Elle s'arrête, lui dit oui, et reprend son récit. J'évoque qu'il y a deux ans, ils étaient allés au foyer maternel quelques jours, elle m'en avait déjà parlé devant l'enfant. Elle répond :
"c'est ça la grande maison dont il parle."  Bob demande alors :
_ Papa était où?
_à l'école, lui répond-elle
Le père était alors en formation, mais je précise que ce n'était pas pour cette raison qu'il n'était pas là, c'est parce que c'était difficile entre ses parents, qu'ils avaient dû se séparer. Bob dit alors : "C'est quand papa et maman se criaient dessus."
Nous avions déjà parlé de cela deux ans avant, mais il restait une question pour Bob : où était son père durant ces quelques jours. Sa mère en a parlé comme elle a pu, et, à l'époque, il n'a peut être pas tout entendu, pas tout compris. Il y a quelques jours, Bob m'annonce qu'il part en vacances. Son père est surpris : comment il le sait ? on ne lui a pas dit !
Lorsque j'ai demandé à Bob pourquoi à l'époque il n'a pas demandé à sa mère où était son père, il m'a dit : "J'avais oublié que je savais pas." Phrase difficile à comprendre, les enfants répondent souvent quelque chose comme ça à cette question.
Je crois que réellement, ne pas savoir fait oublier. Ne pas savoir empêche la mémoire, empêche d'apprendre.
Cyrile, 8 ans : "ça me fait un trou de mémoire que ma sœur soit née le même jour que moi." Sa sœur est effectivement née le jour de ses trois ans. Ce qu'il ne sait pas, c'est qu'il est né d'une procréation médicalement assistée. Sa mère ne peut se résoudre à le lui dire, c'est une très grande souffrance pour elle, durant dix ans elle subi des traitements et des actes médicaux qui lui ont fait horreur. Elle considère comme un échec de n'avoir pu être mère naturellement. Cyrile est un garçon très intelligent, mais il est in-évaluable à l'école, il ne produit aucun travail. Privé du savoir sur son origine, il ne peut restituer aucun savoir à l'école.

Lacan appelle cela le "trou-matisme" il considère que chaque sujet est confronté à un trou dans le savoir sur son être. Le langage ne peut effectivement pas tout dire et les enfants ne sont pas égaux face à ce trou dans le savoir. C'est ce manque qui donne la curiosité aux enfants, le désir d'apprendre. Un non-dit rend ce trou encore plus béant et impossible à cerner. Certains enfants renoncent ainsi aux apprentissages.

Alors que dire?
Je ne vous cache pas qu'il m'a été difficile de préparer cette soirée, justement à cause de cette question : que dire? Il est facile de dire qu'il faut parler, mais pour dire quoi? Là ça se corse. Si je vous dis que chacun parle avec ses mots, évidemment, ça ne vous ira pas, parce que justement, les mots, on ne les trouve pas. Encore une fois, on ne peut dire que ce que l'on comprend et assume soi-même. Comment expliquer ses origines à l'enfant dès la naissance ou l'adoption ? On ne peut pas se précipiter sur le berceau et déverser la vérité toute crue et se dire que "ça c'est fait."
Les mots entrent dans la vie de l'enfant petit à petit. Il y a des occasions où l'on est amené à parler de la grossesse, de la naissance, lors de consultations, lors des étapes de la vie de l'enfant, chez la nounou, à la crèche puis l'entrée à l'école. Lorsque l'on est amené, pour une raison ou une autre à parler à quelqu'un de l'histoire de l'enfant, c'est l'occasion de s'adresser aussi à lui, même bébé, j'insiste là-dessus, ce n'est pas parce qu'on parle devant lui qu'il sait. Au contraire. C'est en s'adressant à lui : eh oui, tu es né comme ça, je raconte au monsieur, ou à la dame, tu ne peux pas t'en rappeler, tu ne savais pas, on pourra en reparler... quelques mots suffisent à ouvrir sur la vérité. L'enfant s'en saisira ou pas, peut-être plus tard. Sans insister, sans trop donner de détails, il s'agit juste que l'enfant sache qu'il a accès au savoir, qu'il y a des choses qu'il comprendra mieux plus tard, s'il le veut.

Selon Dolto, il s'agit toujours de dire la vérité.
Elle conseille par exemple en cas d'incarcération d'un parent, d'expliquer à l'enfant que c'est parce que son père ou sa mère a fait une bêtise. Je ne suis pas tout à fait d'accord avec cela, car il me semble que pour l'enfant,  le mot bêtise représente ses bêtises à lui. On ne va pas en prison pour une bêtise. Il faut que l'enfant puisse faire la différence. On peut dire que le père ou la mère a été jugé pour quelque chose qu'il ou elle a fait et n'avait pas le droit de faire, quelque chose d'interdit par la loi. Là, il est important de ne pas utiliser les mots  d'enfants. Ils doivent savoir que tous les adultes, y compris leurs parents, leurs enseignants et leurs nounous doivent respecter la loi, et qu'il y a des juges pour décider de la peine. Qu'il n'y a rien d'affectif dans tout cela. Il doit pouvoir faire la différence avec ses propres bêtises et ses punitions, et même avec les bêtises que peuvent faire les adultes, qui sont sans gravité, car tous les parents font un jour ou l'autre des bêtises devant leurs enfants. L'important pour l'enfant est de voir comment le parent assume tout cela.

Une fois qu'on a annoncé l'événement, cela n'est pas fini. C'est là qu'il faut être attentif aux comportements de l'enfant afin de pouvoir réajuster en fonction de ce qu'il a compris. Il est intéressant que plusieurs adultes parlent à l'enfant à leur manière. Il aura ainsi différentes approches, il pourra choisir de les questionner selon les occasions qui se présenteront à lui. Souvent, c'est en faisant autre chose, au cours d'un trajet en voiture, ou en promenade, lors d'une conversation à bâtons rompus que tout d'un coup une question de l'enfant sonne différemment et nous saisit.
Un petit garçon était insupportable après une consultation chez un chirurgien. Celui-ci lui avait bien tout expliqué, il allait être opéré d'un phimosis, on allait décoller la peau du gland. Sa mère, voyant ce changement de comportement à la sortie du rendez-vous, demande à son fils : qu'est-ce que tu as compris de ce qu'a dit le chirurgien? "Il a dit qu'il allait me mettre un gland!" a répondu désespérément le garçon.
Cela peut prêter à sourire, mais pour lui, c'était un véritable drame.
Il s'agit donc d'être attentif à tout ce qui peut être malentendu pour l'enfant, et il y en a tout le temps. Les choses dramatiques pour nous ne sont pas anodines pour l'enfant, mais les choses anodines pour nous peuvent être dramatiques pour l'enfant.

N'ayons pas peur des mots
On peut penser qu'il faut éviter de prononcer certains mots qui choquent, c'est surtout pour se protéger en tant qu'adulte, car certains mots choquent dans la bouche des enfants. Nous ne sommes pas prêts à les entendre. Or, les enfants s'arrangent avec la vérité à leur manière et réajustent au fur et à mesure en en reparlant.
"Quand-est-ce qu'il aura fini d'être mort ?" Nicolas, 4 ans, avait bien accepté qu'on lui dise que son oncle était mort, il commençait à éprouver le manque et cette question a permis de parler à nouveau de son oncle et de l'idée qu'il ne le verrait plus. Il s'était imaginé qu'on pouvait arrêter d'être mort comme on arrête de vivre, cela lui a permis de différer son chagrin, de le rendre plus supportable. C'est un processus lent qui demande toujours des réajustements au fur et à mesure que l'enfant grandit, il se pose de nouvelles questions. On ne peut pas annoncer les choses une fois pour toutes. C'est ce qui nous permet aussi de dédramatiser l'annonce : souvent les parents ont peur de ne pas trouver les bons mots. On ne trouve jamais les bons mots, les mots ne font que tenter de cerner la question, ils ne disent jamais vraiment tout. Les adultes n'ont pas réponse à tout, ils ne peuvent pas expliquer pourquoi la vie, pourquoi la mort, pourquoi la guerre, pourquoi les accidents, les suicides, la maladie, pourquoi lui et pas un autre, pourquoi il y a des choses que l'on peut soigner et d'autres pas. Pourquoi on ne sait pas. Il y a des disparitions inexpliquées.
Une petite fille, au milieu des "pourquoi" des questions de ses frères et sœur, lança à ses parents : "pourquoi on commence pas par dire pourquoi on vit?" Personne n'a de réponse à cela.

Dire à l'enfant, c'est lui dire notre impuissance d'être humain. C'est dire qu'on ne maîtrise pas ce qui peut arriver, qu'on ne peut pas rassurer totalement les enfants. On ne peut pas se rassurer totalement sur ce qui peut arriver à ses proches.
Un papa qui venait de perdre son bébé me demandait que dire à son neveu : "j'ai peur que si je lui dis que mon bébé était malade, il va croire que quand il est malade il peut mourir." Eh oui, c'est pourtant vrai qu'un enfant peut tomber malade et mourir. Peut-être que l'on veut trop se rassurer, trop rassurer les enfants. On peut relativiser en disant que c'est très rare, ça n'arrive presque jamais.

Lorsque l'enfant pleure à la séparation, on lui dit "maman ou papa va revenir." Bien sûr qu'il faut le rassurer, mais cela ne le console pas. Ce qui le fait pleurer, ce n'est pas la peur d'être abandonné, c'est que maman ou papa soit occupé ailleurs.or, il a grandement besoin que maman ni papa ne soient entièrement pour lui. Cela serait insupportable si c'était le cas.
Les mamans, les papas, ça peut aussi mourir, être malade, avoir un accident, être en prison, ou disparaître sans laisser d'adresse.
Tout ce que l'on peut, c'est aider l'enfant à faire avec le manque, la frustration, la colère.
Ce qui nous empêche de parler à l'enfant, c'est que l'on voudrait soi-même être rassuré, pouvoir lui dire que tout va bien. On veut protéger les enfants, les maintenir dans un monde de bisounours, en pensant que les frustrations, la tristesse, c'est pour plus tard, il aura bien le temps d'y être confronté. Ce n'est pas nous qui choisissons ce qui arrive dans la vie. Je crois que protéger l'enfant, c'est lui donner les clés, affronter avec lui ce qui arrive, mais surtout pas l'en priver. Les enfants reprennent volontiers cette expression : "c'est la vie, c'est comme ça"

Louis, 13 ans, revient d'un rendez-vous avec moi au CMPP, lorsqu'il arrive chez lui, ses parents sont sous le choc, son frère aîné vient de se tuer en moto. Sa mère m'appelle, elle veut qu'il me parle :
_c'est trop dur, je vais me suicider
_ pourquoi?
_ pour être avec lui, pour le rejoindre."
Je lui dis que sa mort n'aura pas l'effet recherché.
Louis s'est rendu compte de l'impossibilité de cette solution.
Il faut pouvoir entendre les paroles d'un enfant qui souffre, qui est désespéré, ce n'est pas facile et cela peut être insupportable pour des parents qui sont déjà aux prises avec leur souffrance. Cette maman a trouvé une solution, quelqu'un à qui l'enfant pouvait parler. C'était un vendredi soir, veille de vacances. Il avait besoin que ça se sache, pour se sentir soutenu. Je lui ai donné mon numéro de portable.

Sa tante m'a appelée une fois pour savoir s'il pouvait voir le corps de son frère, elle m'a passé Louis au téléphone, il voulait mais il ne savait pas si c'était bien, j'ai répondu que je ne savais pas non plus, mais je n'avais pas de raison de dire non. La tante m'a posé aussi des questions pour le bébé du jeune homme décédé, ils avaient l'intention de l'amener aux obsèques... ces personnes savaient ce qu'elles voulaient, elles avaient juste besoin d'un appui, pour se conforter dans leurs choix, et se réguler un peu : j'ai été amenée à dire dans la conversation que les enfants n'avaient pas à consoler les parents. C'est tout, ils se sont débrouillés, la douleur est toujours là mais elle s’apaise.

On croit qu'il y en a qui savent ce qu'il faut dire ou faire. Dolto ne décrète pas comme ça ce qu'elle dit, elle le tient de son expérience, de ce que lui ont dit les enfants et leurs familles. Vous pouvez lire son livre, il y a beaucoup d'exemples. Cela ne vous dira pas que dire dans votre situation particulière.
Chacun parle avec ses propres croyances, mais cela a ses limites. Nous oublions parfois que les enfants prennent les choses au pied de la lettre. J'entends certains enfants me raconter que leur parent ou grand-parent est là-haut dans le ciel et voient tout ce qu'ils font. On dit ça pour rassurer, mais cela peut être très troublant pour un enfant d'imaginer qu'on le regarde en permanence. Son raisonnement logique en prend un coup : comment peut-il s'expliquer que la personne est plus présente morte que vivante? On peut dire qu'une personne est montée au ciel, mais à un moment donné, assez rapidement, il faut repréciser les choses et toujours faire appel à l'intelligence de l'enfant au lieu d'essayer à tout prix de lui éviter le chagrin ou l'incompréhension.
Il s'agit de trouver des appuis autour de soi, pouvoir, en parlant à quelqu'un d'autre trouver soi-même ses mots et sa solution. Cela peut être un proche de la famille ou un professionnel. L'important est que ce quelqu'un puisse entendre sans trop résonner avec sa propre angoisse, avec ses propres tabous.
Il reste des tas de sujets tabous dans notre société, particulièrement dans deux registres qui concernent le sexe (au sens large du terme) et la mort : il y a le transsexualisme, l'homosexualité, la procréation médicalement assistée et les avortements. Je pense aussi à la guerre (il y a actuellement des enfants dont les parents font la guerre), aux traumatismes qu'ont subi les parents dans leur enfance, ou des actes commis dans le passé.
Cinquante ans après la fin de la guerre d'Algérie, certains anciens commencent tout juste à parler de ce qu'ils ont subi et de ce qu'ils ont fait. Ils ont porté le poids de cela, sans rien dire, tout en fondant une famille. Leurs enfants, leurs petits enfants se sont construits avec cette souffrance sans le savoir. J'en parle parce que c'est arrivé que cette histoire ressorte à l'occasion du déclenchement d'une psychose chez un jeune.
On ne peut pas établir un lien de cause à effet, on ne peut pas non plus affirmer que dire la vérité résout tous les problèmes.
Certains enfants connaissent leur histoire dans les moindres détails, images à l'appui et en souffrent. C'est trop réel pour eux.

Beaucoup de parents amènent leurs enfants en consultation parce qu'ils vivent une séparation d'avec leur conjoint et s'inquiètent de ce que ressentent leurs enfants. Ils pensent qu'ils ont besoin d'en parler, d'évacuer. Au final, il s'avère souvent que c'est le parent lui-même qui a besoin de parler pour supporter ce qui lui arrive ou assumer sa décision.
L'enfant, peut-être, aura besoin aussi, mais il vit d'abord les choses selon comment son père et sa mère peuvent y faire face. Un enfant peut effectivement devenir le confident, le soutien de son père ou de sa mère, et organiser sa vie pour préserver ses parents. Il en paie les conséquences et une aide psychologique ne suffit pas toujours si les parents eux-mêmes ne se font pas aider pour mieux assumer la situation et traiter leur souffrance.
Souvent, on s'empresse de dire aux enfants que ce qui arrive n'est pas de leur faute. Pour moi, ce n'est pas une évidence. Cela peut tomber comme un cheveu sur la soupe. S'il n'y avait pas pensé lui-même, cela peut lui donner l'idée que justement il y est pour quelque chose. C'est comme si vous lui disiez : "ne va surtout pas regarder dans ce placard" Que va faire l'enfant dès qu'il le pourra? Il ira regarder.

Pour conclure

Dire la vérité est important, mais il ne suffit pas de dire, il est important d'être à l'écoute et d'observer l'enfant pour trouver quand et comment lui parler en s'appuyant sur son intelligence et sa capacité à faire avec ce qui lui arrive.
Il reste à trouver la juste mesure, et je crois que les parents ou grands-parents, lorsqu'ils portent quelque chose de très lourd, peuvent commencer par se faire aider eux-mêmes, c'est ce qui leur permettra de transmettre quelque chose de moins lourd à porter, quelque chose de supportable.

Place à la discussion, voyons les mots que nous allons trouver ensemble...

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