dimanche 31 mai 2020

Le bébé est une proie

Soirée CheVuoi ? « Se défendre »

Bordeaux. 16 janvier 2018

Bill* a d’abord consulté durant 3 mois pour son agressivité envers les autres enfants : il les tapait et les poussait. Adressé par l’école en moyenne section, il avait alors 4 ans 1/2 et un petit frère d’un an et demi dont la santé a beaucoup préoccupé les parents. L’agressivité était présente lors de sa première année d’école, où il est entré 2 mois après la naissance de ce dernier. Bill s’est montré jaloux jusqu’à la reprise du travail de sa mère.

L’institutrice décrivait un enfant très agité, en conflit permanent, les mâchoires serrées, qui ne savait pas aborder les autres et se faisait rejeter. Il jouait aux bagarres avec armes, avec des gestes auto-agressifs. Il a fait le geste de se tailler les veines avec un couteau de dînette. Bill se posait difficilement, parfois avec des livres ou pour jouer seul. Ses dessins étaient peu structurés et très noirs. Il montrait des compétences au-dessus de son âge.

Les parents pensaient qu’il s’ennuyait à l’école, la mère se disait choquée du mot « violent » utilisé à l’égard de son fils, elle préférait le qualifier de « brutal ». Le père se reconnaît dans le caractère de son fils.

 Lors du premier entretien Bill joue avec beaucoup d’excitation à la bagarre avec son frère et montre une grande sensibilité au bruit, à la voix, à la lumière, comme s’il se sentait agressé en permanence : il accepte peu qu’on lui parle, ne répond pas, parle de manière très abrupte. Il met les animaux sur le toit d’une maison, qui tombent à chaque fois par la cheminée.

De cette première rencontre chaotique se dégagent quelques éléments : Bill ne dort plus sans la lumière, il se dit « en colère » sans pouvoir préciser. Il se couche et dit « je suis mort ». Il a un pansement au pouce, dit qu’il s’est mordu. Sa mère précise que c’est elle qui a eu besoin d’un pansement. Dans cette confusion soi-autre décrite par Wallon, Bill se débat contre le réel des pulsions de mort et de dévoration qui semble se déchaîner depuis la naissance de son frère.

Se défendre contre l’Autre

Les premières séances sont émaillées de jets d’objets ou de paroles qui mettent l’autre à distance « bande d’imbéciles » dit-il de sa voix grave en entrant. Il tente d’entailler les meubles avec les ciseaux.

Il dessine un serpent de mer, poisson vipère qui mange les autres poissons, avec de grosses dents, une lumière et un poisson dans son ventre.

Il accepte ma proposition de « Légo », et entreprendra de construire un bateau de pirate qu’il voudra garder d’une fois sur l’autre. Cette construction semble lui permettre un passage du réel à l’imaginaire et le rassurer contre les méchants qu’il évoque en permanence.

Bill est capable de jeu de semblant, même si l’agressivité émerge, il peut la contenir verbalement (par exemple d’une cuiller de dînette, il dit : « pour couper le chat et le manger… le caresser »). Il peut formuler une demande d’aide pour « débloquer la maison, sauver la maman chat. »

 Les relations se sont apaisées à l’école et à la maison, Bill consultera 6 mois plus tard.Il dit se souvenir de moi et m’annonce « J’ai changé d’âge, j’ai eu 5 ans. » Il fait état de plusieurs accidents corporels : points au genou suite à une chute sur du matériel en bricolant avec son père, doigts coincés dans une porte en quittant la garderie.

Un savoir sur les animaux avec un vocabulaire choisi l’aide à traiter ses angoisses : il les classifie selon les critères suivants : qui mange qui, quel est le plus dangereux, le plus fort, quelle est la proie, le prédateur, qui protège qui.

Il met en jeu des bébés qui vont se faire dévorer par les parents, avec des scénarios de plus en plus symbolisés : « Le père a envie de croquer son bébé, la mère aussi, elle croit que c’est son ennemi. Le papa le défend, les mamans sont pas très fortes. » Il a toujours le souci de protéger les bébés, les mettre en sécurité lors des combats dont ils sont d’ailleurs les enjeux, et ils sont parfois tués, enlevés, mangés.

 Derrière la violence, le vide

L’agressivité reste à fleur de peau : s’il se cogne, Bill se sent agressé et agresse en retour.

Une subjectivation de l’angoisse apparaît : Bill exprime une peur du noir, des spectacles. Il évoque un rêve : « J’ai vraiment très peur qu’il arrive un malheur, un danger. »

Le travail est passé d’une clinique du corps parlant à une clinique du sujet.

Dans le jeu, la chute se répète, dans le réel, il questionne régulièrement la fenêtre (nous sommes au premier étage): « Si on saute, est-ce qu’on peut mourir ? J’aimerais bien risquer » dit-il, faisant référence aux oiseaux qui volent, ou encore « Les animaux magiques sont prisonniers de la mort. » Si elle n’est pas sublimée l’imago du sein maternel « devient facteur de mort »[1].

Il trouvera « très agaçant » l’interruption des séances pour les vacances, disant au retour : « on s’est bien manqués » ou encore : « au retour, je serai plus le même, j’aurai 6 ans, je serai plus grand ».

Cette dernière année de maternelle aura été plus apaisée dans ses relations à ses pairs et à l’enseignant, sauf à l’annonce de la grossesse de la mère et lors d’une absence prolongée du père. Bill a exprimé sa peur d’être laissé tomber et son chagrin, il est redevenu agressif à l’école, jusqu’à un entretien avec la maman. Un sentiment de culpabilité se fait jour, lié à la présence ou non du père : s’il n’est pas là pour le punir, Bill se laisse aller à ses pulsions. De même, apparaissent dans le jeu des personnages de pompier et policier qui sont mis à rude épreuve. Le papa défend aux deux sens du terme : protéger et interdire, mais la métaphore paternelle n’opère pas. La relation transférentielle s’est pacifiée. Depuis le début, il m’appelle « Docteur », ainsi que le fait sa mère. Serait-ce un signifiant de l’autorité (selon Jacques Alain Miller) qui viendrait en contre-point du signifiant-maître « violent » ?

 Arrivée d’un bébé : vertige du réel

Freud dit que l’être « reste sans défense contre les excitations pulsionnelles. »[2] Bill ne dit rien de la naissance de sa petite sœur. En proie à ses pulsions, il se défend en organisant la binarité gentil/méchant. La question du plus fort tente de colmater ce trou du réel qu’est la question de l’origine des bébés.

« Y’a quelqu’un qui surveille : la panthère qui a pas perdu un seul œil. Elle a attrapé un petit hippopotame. Chaque animaux ont perdu leur petit. Dans la maison c’est la pagaille pas possible... Qui est plus fort ? » Il fait combattre les animaux gueule contre gueule, vise avec son œil, dans un aller et retour de la pulsion dévorer / être dévoré. Mon intervention (ça peut être parfois l’un parfois l’autre) semble briser cette défense : « Non… Si… C’est embêtant » Bill regarde par la fenêtre et formule ce qui apparaît comme une dénégation : « J’aimerais pas me jeter dans le vide… parce que j’ai peur… Le rhino peut passer à travers. » J’avais précisé que la vitre est sécurisée, qu’on ne peut pas l’ouvrir ni passer à travers, « sauf les fantômes » avait-il répondu.

La fois suivante, il m’interpelle, face à la vitre : « Docteur y’a un problème, le croco a foncé de là, le rhino fonce dessus parce qu’il veut sortir ». Appel du vide ? Danger d’intrusion ? « Je lui coupe la corne » Pour la première fois il tente réellement de couper l’animal avec les ciseaux. J’arrête la séance.

Il pourra ensuite dire son angoisse  : « J’ai peur qu’elle parte sans moi, qu’elle m’oublie. » Á un Autre qui ne semble pas manquer, le sujet propose sa propre perte.

Une bienveillance peut apparaître : « Moi je suis le grand frère de Marie, je m’occupe beaucoup d’elle, elle adore » mais le danger est toujours là :

« L’hippopotame approche du bord, mais hélas sous l’eau un prédateur l’attend… le crocodile. L’hippo est mort. Le bébé coura très vite, derrière, le crocodile, pas loin, essaie de croquer ce qui le tient … les poulains sont des proies » (c’est pas facile d’être un bébé) « Non parce qu’on a beaucoup de prédateurs et les prédateurs nous échappent pas souvent »

Bill livrera ensuite sa théorie sexuelle infantile : Avant que sa mère lui explique l’histoire de la petite graine, il croyait « que c’était la maman qui mettait la graine mais pas que c’est le papa. Le papa peut pas avoir de bébé. Les crocodiles ça meurt beaucoup. » Bill parle alors de carcasses abandonnées, puis du « trodon » : le plus rapide et plus intelligent des dinosaures qui n’a pas de prédateur, puis il demande à aller aux toilettes et il reprend ses catégorisations. Je le questionne à nouveau, il répond : « Je croyais qu’elle avait la graine dans les nénés, je savais pas que les nénés servaient à faire du lait ».

L’arrivée de la sœur et l’évocation de la théorie sexuelle (qui semble plutôt du registre oral) réactive les pulsions de mort, orale, anale. Bill est tour à tour identifié au bébé-proie qu’il doit défendre et au prédateur. Il semble avoir affaire à une violence du laisser tomber, une violence pulsionnelle orale, violence qui peut se dire. La nomination et catégorisation (du registre symbolique et imaginaire) vient alors comme tentative de défense. Un symptôme phobique peut-il se constituer comme solution ?

 Véronique Lecrénais Paoli

 

 

 

 



[1] Lacan, J « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu » in Autres Ecrits, Seuil, 2001 p. 35

[2] Freud, S Métapsychologie, Folio, 1968, p. 35