dimanche 31 mai 2020

Avoir un corps de rêve

Après-midi d’étude du groupe Che vuoi ?

« Se faire beau »

Université Victor Ségalen, Bordeaux. 17 juin 2017

C’est la métamorphose du corps de l’autre (la fille) qui vient percuter Jef et mettre à terre ses identifications : On lui reproche de toucher la poitrine des filles alors que selon lui elles le provoquent, on se moque de ses jeux de Power Ranger. Bienvenue au collège. Adieu fictions de l’enfance.

Jef mettra quatre ans à se relever. Parfois allongé sur les sièges de la salle d’attente du CMPP, il tombe lorsque je prononce « bonjour ». Durant ces années de rencontres hebdomadaires, il viendra avec cet innommable : son corps désarticulé, agité. Son corps qui parle et se dit déchet. Son corps qui se transforme et dont il ne sait que faire.

Comment se faire un corps à partir du signifiant trou ?

Dès le premier rendez-vous, la mère de Jef expose les circonstances de sa venue au monde il y a douze ans : « On s’est dit on perd pas de temps, on a eu Jef tout de suite. » Les parents ont dû renoncer à un deuxième enfant après trois FIV, pour cause de « trompes bouchées ». Á ces mots, Jef interpelle : « Maman, le trou dont tu parles, c’est le trou qui… le trou où sort le bébé ? » Sa position et un bruit de bouche évoquent la défécation.

Par un malentendu de lalangue maternelle, le signifiant « trou » dit sa théorie sexuelle infantile et son être déchet. Le signifiant fait aussi un trou réel dans le savoir du sujet sur son être, sur ce qui arrive dans son corps.

Jef se plaint d'un garçon : « Il est homo, il aime les hommes, il me prend dans ses bras comme si j'étais sa copine... il continue jusqu'à ce que je craque : que je dise des mots vulgaires… ».

Il parle de « Sangoku, c’est l’histoire d’un petit garçon de 6 ans avec une queue là où il y a les fesses. » Il est gêné d’employer ce mot, dessine le logo des Power Ranger, découpe, sépare le nom du dessin. Il n’en parlera plus. S’est-il ainsi délesté de signifiants de son enfance ?

Le garçon ne l'embête plus, mais Jef se plaint : « Personne ne m'aime, tout le monde se moque, ils me traitent de gros, que je suis bête. »

Durant un an, jouant avec des légos, il traite sa question : « comment ça se forme ? » opérant des constructions, transformations d’animaux en robots, assemblages, extractions de corps, de queue, de prothèse… Parfois quelque chose ne tient pas « C'est la loi de la nature, mon cher enfant » dit-il. Il parlera également des « lois de la physique. » Cela vient nommer ce qui semble être la jouissance, qui a sa propre loi (comme l’indique D Roy dans « Nos constructions ») et provoque chez lui des passages à l’acte.

Lors du décès de son grand-père, il dit : « On bascule côté vie ou côté mort, on sait pas. Il faut tenir en équilibre. Naissance d'un bébé, on grandit, on devient de plus en plus vieux, sauf un jour on tombe et on se casse la gueule et on meurt.  Le signifiant « tenir en équilibre » sera le fil conducteur des trois années à venir. Jef dit de la vie qu’elle ne tient qu’à un fil. (un fils ?).

Au cours de sa 4ème (qu’il redoublera), Jef gardera le silence sur des agressions subies de la part d’un garçon « Question de vie ou de mort » dira-t-il. Il y eut une nette dégradation dans sa scolarité et dans ses relations avec les profs et les élèves. Il œuvre alors à fabriquer une potion toxique destinée à « tuer les crétins » ceux qui l’embêtent, auxquels il s’identifie : « Les crétins, c'est moi, je ris à des blagues bêtes, trisomique... y'a des délinquants, ceux qui disent des mots sexuels... » Selon l’hypothèse de D. Roy (Soirée Che Vuoi ? 6 avril 2017), une part nouvelle de jouissance ne peut pas être reconnue par le sujet, le savoir sexuel est forclos et lui revient par le harcèlement de l’autre. Dans une impossibilité d’assimiler ce savoir, Jef choisit de s’identifier aux crétins bêtes, plutôt qu’à ceux qui disent des mots sexuels.

Dans le creuset de « l’union de la parole et du corps »[1] émerge la nomination

Les séances sont animées par les démonstrations crues de ses préoccupations corporelles et sexuelles. Par exemple il dit simuler un accouchement en criant, ou, couché par terre une petite chaise encastrée sur la tête, il me demande de le réanimer pour le sauver.

Toute tentative de verbalisation ou d’incitation à faire semblant s’avère inefficace et provoque une effraction supplémentaire. « Je veux du réel, pas des idées, du semblant » dira-t-il, « avec l’imaginaire je perds la tête. » Seule la scansion de l’arrêt des séances l’apaise. Une question trouve alors à se dire : « Comment on crée les bébés ? »

Jef devient plus grand que moi. Dans le transfert, il éprouve le changement de son corps et le rapport au corps de l’Autre, cherche désespérément un appui. Il tente de me toucher, me taper, se mettre sur mes genoux, projeter des objets sur moi, me forcer à manger… toujours sur le fil de l’acceptable. Il soulève les chaises et les met en mouvement, verbalisant « Je suis plus fort que vous » ou au contraire « Je perds mes forces psychiques vitales ». Actes et paroles traduisant l’effet explosif des métamorphoses qui font étrangeté pour lui, dans lesquelles il ne se reconnaît plus.

De ce chaos émergent des signifiants : « muscle » puis « muscu », « gainage » et de nouveau « équilibre ». Il s’agit alors de « faire tenir » les sièges sur lui. Jef, qui a maintenant des « potes », s’appuie sur une identification à Kev Adams. Il imite les sketches, jouant l’adolescent qui répond à sa mère, à sa prof. « Nous ados, sommes intelligents, doués, sportifs, généreux. » C’est à partir du moment où il peut se nommer « ado » que Jef, qui mettait les chaises sens dessus-dessous, peut s’asseoir dessus, « en équilibre ».

Il s’inscrit dans le temps et dans une classe sociale, inscrit le réel dans un discours : « Je viens depuis 4 ans, j’ai bientôt 15 ans, la moustache ! Aux prochaines élections présidentielles je pourrai voter. La moustache, je l’ai depuis 13 ans, et les poils en bas depuis avant… c’est la puberté. Les filles, elles muent pas, elles ont les règles, les seins… »

Du « corps de gros » à « un corps de rêve »

Durant cette dernière année, Jef mettra au travail la question des relations avec les filles, me demandant une sorte de traduction, de décodage et mode d’emploi des semblants. : « Je vais peut-être avoir une petite copine, elle m’a demandé de rentrer chez moi avec moi, ça veut dire quoi ? ». Il raconte un rêve où il rencontre deux filles « elles me disent le chemin, je leur fais la bise, je veux embrasser la deuxième, elle dit non et on s’embrasse. Est-ce que c’est un rêve prémonitoire ? J’aimerais »

Il veut des réponses : « Les regards en classe, c’est une preuve, non ?.. C’est vous la psy ! » Je suggère la prudence, ponctue la différence rêve et réalité. Avec les filles, c’est compliqué, c’est difficile de savoir ce qu’elles veulent…

« Une fille me plaît depuis l’an dernier mais elle est avec un mec. J’écris des trucs romantiques tu es belle, elle répond c’est qui ? Si elle savait, elle serait choquée, je suis beau-gosse mais avec ces lunettes R F S B… » (traduire : Repousse Filles Sexuellement Bonnes). Les filles aiment que le scooter, les muscles, pas l’intelligence. » Le prof de maths introduit un écart : selon lui, 80% des femmes aiment les hommes parce qu’ils sont drôles.

Jef se trouve beau, il espère avoir de bonnes notes et une petite copine. Il s’est inscrit à « la muscu » pour « avoir un corps de rêve, avant j’avais un corps de gros ». Il raconte « les blagues chaudes » de son oncle.

Quelque chose du savoir sexuel est devenu supportable. Le sujet a pu se séparer d’une partie de la jouissance du corps qui devient pour une part jouissance de la parole. Sa formule « Avoir un corps de rêve » noue peut-être le réel du corps à son image. La « muscu » semble une solution pour se faire beau et permettre à Jef de tenir « en équilibre ».

Véronique Lecrénais Paoli

 

 



[1] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant »