Elève de Karl Bühler (Gestaltthéorie) à l’université de Vienne, Elsa Köhler publia en 1926 sa thèse de doctorat en psychologie « La personnalité de l’enfant de trois ans » (L’Harmattan, Paris, 2016).
Elle
fut une des pionnières de la psychologie de l’enfant et des sciences de
l’éducation ainsi que Charlotte Bühler et quelques autres. Il y avait alors une
émulation dans la rédaction de « journeaux d’enfants » :
publications d’observations très précises et régulières sur une longue période,
d’où découleront de grands principes de la psychologie développementale.
Cette
description de cas uniques s’oppose à la pratique massive de tests par la
psychologie américaine, et deviendra plus tard la psychologie clinique.
Elsa Köhler.
réfute la psychanalyse, considérant que la sexualité infantile n’est pas
observable. Ni Piaget, ni Freud, ni les freudiens ne la citent (alors qu’ils
étaient contemporains à Vienne).
Wallon et
plus tard Lacan vont citer ses observations qui ont servi de base à la
description des monologues dialogués et du transitivisme qui nous intéresse
ici. Les travaux de Charlotte Bülher (à ma connaissance non traduits en
français) sont aussi cités par Wallon et Lacan (on lui doit par exemple
l’importance de la différence d’âge entre deux enfants dans les rapports de
rivalité et de despotisme.)
Durant trois périodes de plusieurs
mois, Elsa Köhler va observer la petite Annette, fille d’un couple d’amis,
entre ses deux ans et demi et ses trois ans et demi. « Tante Else »
(nommée ainsi par Annette) explore les comportements spontanés, les jeux libres
de l’enfant dans sa vie quotidienne et dialogue avec elle. Elle recueille et
classe ses observations selon des rubriques allant de « L’édification de
l’image du monde » au « Vécu global » où elle détaille les
perceptions (formes, couleurs, espace, temps, etc) mais aussi les
représentations, le langage, la pensée, le comportement social, etc. Ce livre
est présenté par Emile Jalley comme une « merveille de la littérature dans
le champ de la psychologie de l’enfant » (P. 234) du moins pour la partie
observation qui est émaillée d’anecdotes croustillantes.
En
voici un exemple (pp 141-142 ) au paragraphe « Comportement
moral » : « A. 2 ;9
« A. est assise sur un banc, entre Hermia et moi. Entre les deux enfants
se trouvent un petit tas de mousse et deux morceaux de bois que Hermia a
empilés. A. est inquiète ; je remarque qu’un désir est en gestation, elle
heurte et bouscule Hermia ; j’interviens : « Oui, Annette, que
fais-tu donc ? » A. (manifestement pensant de façon causale) : « La
Hermia est méchante, elle m’a frappée ! » Je dis tranquillement et de
façon apaisante : « mais non, Annette, vois donc, la chère Hermia est
assise toute tranquille à côté de toi et t’a préparé pour jouer de si beaux
morceaux de bois et une si belle mousse. Tu l’as frappée ! Donne-lui tout
de suite un petit baiser ! ». Les yeux d’A. s’élargissent comme
toujours quand une nouvelle connaissance arrive. Elle énonce un
« Jaaah ! » étendu et accomplit volontiers sur la voisine
l’expiation demandée. »
Elsa Köhler déduit d’autres observations que l’enfant « considère comme fait à son image tout
ce qui est vivant »[1] Ce
qu’elle présente comme « génèse du
mensonge » sera repris par Wallon dès les années 30 dans ses cours à la Sorbonne puis
dans « Les origines du caractère chez l’enfant » (PUF en 1949) pour
démontrer le transitivisme, (nom emprunté à Carl Wernicke en 1900 dans sa
description de la schizophrénie). Le transitivisme est une des formes de « la
confusion du sujet avec son entourage ». (Les autres formes étant la
fusion entre les personnes, la non-dissociation d’avec les situations, la
non-dissociation des personnes et des situations, et le dédoublement de la même
personne.)
Je
cite : « La confusion du sujet
avec son entourage peut enfin prendre une dernière forme, celle du
transitivisme qui précède immédiatement l’instant où l’enfant saura distribuer
sans erreur entre lui et autrui les états ou les actes qu’il perçoit. Déjà il
s’oppose les personnalités qui ne sont pas la sienne. Mais il lui arrive de
leur attribuer ce qui est exclusivement sien. »
Wallon
en déduit que « Sans doute, le coup
donné sous une sourde impression d’angoisse, de rancune, de grief se confond-il
si bien avec cette impression que l’enfant en fait, sans malice, le corps du
grief et l’impute à sa compagne ». […] p 282
Lacan parle de
« transitivisme normal » : « l’enfant qui bat dit avoir été
battu, celui qui voit tomber pleure »[2].« Charlotte Bühler, en effet,
pour ne citer qu’elle, observant le comportement de l’enfant avec son compagnon
de jeu, a reconnu ce transitivisme sous
la forme saisissante d’une véritable captation de l’image par l’autre »[3]
Il traite ces travaux ainsi que tous
ceux de la psychologie expérimentale à la lumière de l’expérience analytique.
Se dégageant de la notion de développement, il leur donnera une perspective
nouvelle, en y intégrant la relation
subjective.
Scènes de crèches
Deux vignettes illustrant le transitivisme et les deux voies possibles
du complexe d’intrusion :
Lilio, 2ans, 3 mois, dit à ses parents : « je veux pas aller
à la crèche, les autres sont méchants » or, c’est lui qui tape et pousse
les autres, pique des crises de colère. Depuis qu’il a dix-huit mois, il leur
prend toujours les jouets. Récemment, il a laissé le trampoline après y avoir
joué, Lola y est lorsqu’il revient, il se met à crier : « non !
c’est moi ! » et veut la pousser. L’auxiliaire de puériculture lui
parle mais il hurle tellement qu’il n’entend rien, elle l’empêche, il se tape
alors l’épaule avec sa main toujours en hurlant. Elle veut alors le prendre
dans ses bras, il « fait la chaussette » : devient tout mou et
désarticulé, insaisissable.
L’intrusion de l’image de l’autre semble insupportable pour Lilio, le
renvoyant à une imago du corps morcelé et déclenchant son agressivité.
Copier, décoller
Tom, 2 ans 1/2, est le seul grand du groupe ce matin-là. Les autres
enfants arrivent de la section des bébés depuis peu. Tom aime beaucoup la
caisse à outils et a tendance à considérer qu'elle est à lui. Quand Théo, 22
mois, est arrivé il y a 2 mois, Tom lui prenait systématiquement sa tétine ou
tout objet qu'il avait dans la main.
Ce matin-là, Théo prend la scie et entreprend de scier une petite
chaise. Tom le voit, lâche ce qu'il est en train de faire et vient prendre la
scie à Théo en lui disant "attention ça coupe", puis il scie lui-même
le dossier de la chaise. Théo prend alors le marteau et tape sur la chaise. Tom
lui prend le marteau et fait la même chose. Théo reprend la scie : tous les
deux tapent sur la chaise. L'auxiliaire de puériculture félicite Tom de prêter
l'outil. Celui-ci répond : "il faut réparer, on décolle" Théo émet
quelques sons, comme pour répéter.
Tom est aux prises avec la jalousie suite à l'intrusion de tous ces
petits qui arrivent, mais il sert aussi de modèle à Théo qui l'imite et le
laisse faire. Tom se montre despotique, et imite aussi Théo. Ici, l'agressivité
est retournée en bienveillance, qui donne une excuse à Tom pour prendre l'objet
: "attention ça coupe." Elle est aussi détournée vers un objet que
l'on coupe, tape allègrement tout en disant qu'on le répare.
Comme dit Tom "on décolle" de la relation en
miroir, de la fascination, de la jalousie pour s'orienter vers un objet
socialisé : le bricolage. La rivalité devient concurrence, permet une activité
commune avec identification mutuelle.
Véronique Lecrénais
Paoli
[3] Lacan, J. « Propos sur la causalité
psychique » in Ecrits Seuil, Paris, 1966 p. 180 (Prononcées le 28
septembre 1946 à Bonneval)