« Il ne lui manque que la parole »
La demande de l’enfant
Maïa attend son premier
rendez-vous avec le pédopsychiatre du CMPP. Lorsque je viens chercher un enfant
dans la salle d’attente, elle le suit jusque dans mon bureau, pointe du doigt
les yeux du petit garçon puis se tourne vers moi et touche mes lunettes,
ouvrant grand ses yeux derrière les siennes. L'analyste interprète là une
demande de l'enfant et y met de son désir.
La rencontre avec les parents
Je la reçois quelque temps après
avec ses parents, Mr K. et Mme H. Elle a trois ans et demi, vient d’entrer à
l’école où elle erre d’une activité à l’autre, prend et jette les affaires des
autres enfants. Elle a pour seuls mots « papa », « maman »,
« caca ».
Maïa vide. Renverse. Jette.
S'intéresse très fugacement aux objets mais plonge dans un désarroi total si
elle n'est pas sollicitée. Parfois elle colle son dos sur mes genoux et me fixe
du regard par en-dessous. Elle semble comprendre ce qu'on lui dit et se trouve
fort désappointée si l'on ne devine pas ses besoins ou désirs.
Ses parents la tiennent par la
capuche pour l’empêcher d’aller partout. Un jour, ne supportant plus les
sorties intempestives de sa fille, Mme H. a calé une chaise contre la porte,
puis elle s’en est excusée. Ils se précipitent pour donner, empêcher, ou faire
faire à leur fille dès qu’elle esquisse un geste. Sa mère lui prend la main
pour la faire appuyer sur le couvercle d’un pot, avec une force qui fait
grimacer l'enfant. Elle commente « n’importe quoi ! » quand Maïa fait
semblant de boire.
La demande de L'Autre,
institution, médecins, entourage
Les parents sont adressés par la
psychologue scolaire, une réunion d’équipe éducative est prévue.
Ils ne sont pas décidés à arrêter
la rééducation orthophonique entamée il y a quelques mois, bien que l'entrée au
CMPP le nécessite pour des raisons administratives. Nous avons quelques séances
dites « de bilan » pour qu'ils prennent leur décision. Ils disent de
leur fille : « elle est mignonne, on l’emmène partout », ne se
plaignent de rien, si ce n’est de la pression de leur entourage qui ne
trouve pas normal que Maïa ne parle pas.
Ils me tendent sans un
mot un compte rendu de bilan neurologique lorsqu'elle avait 11 mois, avec
scanner, à la recherche d’un syndrome ou d’une anomalie génétique, au vu de
quelques malformations du crâne et des doigts. Etait prescrit un bilan et un
suivi en psychomotricité.
« La frontanelle s’est
refermée trop vite, on a eu peur pour son petit cerveau.» dit Mr K. touchant du
bout des lèvres le crâne de sa fille assise sur ses genoux.
A 18 mois, elle a rencontré un
pédopsychiatre, mais ils n’ont pas donné suite : ce qu’il a dit ne leur a
pas plu.
Une lettre du médecin traitant
demande un bilan psychomoteur et psychiatrique, et souligne qu’elle souhaite la
poursuite du suivi par l’orthophoniste. Des contacts avec ces partenaires
(médecin, orthophoniste, école) permettront aux parents d'apaiser leurs
résistances.
La demande des parents se
conjugue au singulier pluriel
La mère : être écoutée… mais pas trop.
Elle demande si sa fille va
parler un jour « je rêve qu’elle me dise maman je t’aime » ... puis
dira : « j’ai peur que si elle parle, elle me réponde, qu’elle soit
mal élevée. » Elle décrit des angoisses de mort pendant et après sa
grossesse, mais a échoué à en parler à un psychologue qui l’aurait mal jugée.
Elle dira plus tard que son mari lui a reproché de parler de ses angoisses, et
demandera des entretiens seule « une fois par mois ». Cette formule
dit son souhait que cela passe par elle. Elle pourra rarement se libérer pour
me rencontrer.
« …Quand le symptôme qui
vient à dominer ressortit à la subjectivité de la mère. Ici c’est directement
comme corrélatif d’un fantasme que l’enfant est intéressé. » … « il
devient « l’objet » de la mère, et n’a plus de fonction que de révéler
la vérité de cet objet. »[1]
A défaut d’être prise dans le
réseau des signifiants, Maïa est prise dans l’angoisse de sa mère, nous verrons
qu'elle est aussi l'objet de son père.
Le père : faire faire et se taire
Mr K. me demande quelles
activités je vais faire faire à sa fille.
« Il y a en effet dans la
clinique des enfants, le sujet qui ne [...] passe pas par le code. A
l’occasion, on a affaire à ses cris, à ses jaculations. […] là, interpréter l’enfant est de l’ordre de
la capture. »[2]
Je donne quelques pistes à
Mr K. : aider sa fille à jouer, se fixer sur une activité, à trouver des
limites, attendre qu’elle demande… Il ponctue : «oui, comme
l’orthophoniste. »
Du côté de la mère pointe une
identification à l’analyste : « je fais comme vous, j’écoute les
gens » dit-elle en parlant de son travail.
Lors de la réunion à l’école, les
parents annoncent qu’ils font le choix du CMPP.
Une
réponse de l’analyste : Offrir un espace d’émergence du sujet, opérer une
séparation, ouvrir la voie du semblant...
Les parents amènent Maïa une fois
chacun. Lorsqu’elle est accompagnée par sa mère, Maïa viendra rapidement seule, alors que son père assiste
à chaque séance, après une vaine tentative de séparation.
Face à la difficulté des parents
à faire avec les semblants et le symbolique, je distille des petits
commentaires sur l’activité répétée de l’enfant : remplir/vider,
ouvrir/fermer, dedans/dehors...
Alors qu’elle tente d’empêcher sa
fille de jeter un objet, j’interroge Mme H. sur ce refus, en lui précisant
qu’ici, ce n’est pas gênant, ce ne sont que des jouets. Elle semble alors
prendre conscience d'une distance nécessaire : « je suis trop après elle,
trop énervée, je passe pour la méchante, il faudrait que je parte en
vacances. » puis se plaint que le père ne dise jamais non à sa fille
« il ne la voit pas grandir. » Elle me demande de le séparer de sa
fille. Elle rapportera que Maïa s’est chaussée
seule pour la première fois.
Avec Maïa s’instaure un jeu
d’alternance présence/absence de la balle, seul objet qu’elle accepte, qui
roule sous un meuble et qu’il faut chercher, se renvoyer, elle fait un petit
« coucou » de la main en me voyant derrière le meuble. La mère dit
« n’importe quoi ! » puis se prêtera au jeu lorsque j’évoque que
sa fille expérimente la séparation. Maïa prononce des sonorités de plus en plus
variées.
Mr K. qui tentait avec sa fille
de la faire écrire, dessiner, ou réaliser des objets en pâte à modeler, se met
à cacher la pâte à modeler dans ses mains.
Après quelques semaines, le père
me demande si elle progresse : Maïa cherche l’objet absent, joue plus
longtemps, ne cherche plus à sortir de la pièce. Il dit alors qu’elle connaît
le chemin pour venir et vient volontiers. À la maison, elle joue à se cacher.
Maïa répond davantage à la
demande scolaire, avec l'aide d'une AVS.
A la fin d’une séance, Maïa
énonce un « yek » que nous avions repéré comme un des divers
signifiants de son approbation. Intriguée par la consonance étrangère de son
nom, je lance : « en quelle langue tu parles ? » _ « En
polonais, mes parents sont d’origine Polonaise. » répond alors le père.
La séance suivante, sans doute
voulant me « servir » du père à défaut de « m’en passer »,
je reprends la question de ses origines. Il répond qu’il n’a plus de famille en
Pologne et ne parle pas cette langue. Contrairement à son habitude, il laisse
Maïa se brancher sur son portable, lui faisant écouter des comptines.
N'arrivant plus à entrer en relation avec Maïa, je mets un terme à la séance.
La semaine suivante, Mr K. me
demande s’il reste à la salle d’attente ou s’il vient. J’entérine cette
séparation nouvelle qui semble un effet de la coupure. Coupure par le père
d’avec ses origines et son histoire. Coupure par l’analyste entre l’enfant et
la jouissance de l’objet.
S’installe alors un travail avec l’enfant
où la voix chantée de l’analyste ponctue le jeu de balle et sert de passerelle
au signifiant, dans lequel le sujet pourrait s'aliéner. Maïa choisira un seul
signifiant : « guéé » pour dire « oui » : elle
invente lalangue qui la représente.
Il est vrai que l’on dit d’elle qu’elle est très « gaie ».
Interpréter les parents
« L'enfant est pris dans le
jeu entre énoncé et énonciation »[3]
Ici, peu de jeu possible : Mme H.
livre tout crus ses angoisses et les fantasmes de mort qui les sous-tendent.
Lorsque sa fille ponctue d’un « awoir » son départ en faisant un
signe de la main, elle s’extasie : « il ne lui manque que la
parole ! » Maïa ne prononcera plus jamais ce mot. À partir de cet
énoncé, je propose d'écrire le fantasme maternel : « on tait un
enfant. »
Pour Lacan, ce qui se transmet,
c’est « autre chose que subvenir aux besoins, […] un reste, irréductible
qui porte la marque du désir ». Il précise : « De la mère, en tant
que ses soins portent la marque d’un intérêt particularisé […]. Du père :
en tant que son nom est le vecteur d’une incarnation de la Loi dans le
désir. »[4]
Mr K. ne se prête pas au jeu de
la parole. Il m'apprend que lorsque le Nom-du-Père est forclos, on ne fait pas
appel à la personne du père, ni à son nom. Interpréter les parents n’est pas
chercher une causalité historique.
Ces parents sont très démunis
quant au réseau de signifiants qu'ils peuvent tisser, et menacés par ce qui
peut émerger comme parole de sujet.
L'analyste se fait leur
partenaire en accueillant leurs structures, leurs angoisses, leurs
identifications, leurs défenses, en leur donnant du concret, tout en se gardant
de tout conseil.
Un tout petit écart a pu s'opérer
avec les demandes de diagnostic, de pronostic et de réparation orthopédique,
par un « oui mais... plus tard » ou « je ne peux pas vous dire
si elle parlera un jour... je ne sais pas ce qu'elle a. »
Quelque chose de leur désir s'est
peut-être inscrit pour Maïa lorsqu'ils ont organisé, quelques mois plus tard,
son baptême civil.
[1] Lacan, Jacques « Note sur
l'enfant » in Autre Ecrits, p 373
[2] Miller, Jacques-Alain, « Intrepréter
l'enfant » in « Le savoir de l'enfant » Navarrin, 2013, p. 25
[3] Miller, Jacques-Alain, « Intrepréter
l'enfant » in « Le savoir de l'enfant » Navarrin, 2013, p. 21
[4]
Lacan, Jacques « Note sur l'enfant » in Autres écrits » p 373