dimanche 29 mars 2015

"Les professionnels à l'écoute des relations parents-bébé" : Être une bonne mère : la faille nécessaire



 Soirée du 9 janvier 2015. Biscarrosse.
Les travaux sur la petite enfance font souvent référence à « la mère suffisamment bonne » qui est une trouvaille de Winnicott. Alors qu’il est souvent reproché aux psychanalystes d’utiliser des termes trop spécialisés, ici, ce n’est pas le cas : chaque terme « mère », « suffisamment » et « bonne » fait partie du vocabulaire courant et nous donne l’impression de comprendre instantanément ce que veut dire Winnicott, chacun d’entre nous ayant sa propre idée de ce qu’est une « bonne mère ».
Pour nous, professionnels qui tentons d’aider et de soutenir les parents de bébés et jeunes enfants, cette expression ne nous détourne pas de nos a priori si nous ne questionnons pas ce qui se cache derrière ces mots.
Qu’a voulu dire Winnicott par « mère suffisamment bonne » ?
C’est ce que j’ai recherché à travers divers articles: « La préoccupation maternelle primaire »[1] (1956)» et « Le bébé et sa mère »[2] (1966). J’y ai trouvé des choses étonnantes, qui ne correspondaient pas à l’idée que je me faisais de la « mère suffisamment bonne ».
Ces découvertes  m’ont ramenée vers l’enseignement de J. Lacan, qui apporte une autre dimension aux travaux de Winnicott. Lacan ayant plutôt la réputation d’être incompréhensible _ il serait dommage de se priver de son enseignement sur ce simple argument _ je tenterai de vous présenter simplement quelques points de ses travaux qui font référence aux travaux de Freud à l'instar de toute la psychanalyse.
« La mère »
Winnicott, pédiatre et psychanalyste anglais du début du siècle dernier s’est passionné pour les relations mère-enfant. Il a écrit beaucoup d’articles et a parlé aux mères lors d’émissions de radio. Voici dans quel esprit il travaillait :
« […] je ne voulais pas dire aux auditeurs comment s’y prendre. D’ailleurs, je n’en savais rien. J’avais envie de parler aux mères […] de ce qu’elles font bien simplement parce que chaque mère est dévouée à la tâche qui lui incombe, à savoir les soins nécessaires […] »[3]
Ses textes  traduisaient ce qu’il avait observé des mères avec leur bébé. Il précise : « il serait dommage d’obliger une femme à prendre conscience de ce que, naturellement, elle est et fait naturellement. Cela ne s’apprend pas dans les livres. »[4]
Il nomme « hold (maintenir)» « … tout ce qu’une mère est et fait à ce moment-là »[5] et citera aussi le « handling » (maniement)[6] sans s’y attarder dans ces articles.
En psychanalyse, le terme « mère » n’évoque pas la personne de la mère, mais plutôt la perception qu'a l’enfant du maternage qui lui est prodigué. Mélanie Klein a inauguré à la même époque la psychanalyse avec les enfants. Elle précise : « ce dont il s’agit dans l’inconscient de l’enfant n’a déjà rien à faire […] avec les parents réels. »[7] Ainsi, lorsque nous parlons de « mère », il s’agit ici de la représentation qu’a le bébé des expériences vécues avec toute personne le maternant.
« La bonne mère »
Winnicott précise que les psychanalystes ont pris l’habitude de nommer le « bon sein » et la notion d’allaitement, pas précisément comme l’allaitement maternel, mais comme l’ensemble des « soins  maternels et parentaux satisfaisants. »[8]
Il remarque que la mère s’identifie au bébé pour s’adapter à ses besoins.  C’est la « préoccupation maternelle primaire »[9] qu’il définit comme un état psychologique qui « se développe graduellement pour atteindre un degré de sensibilité accrue pendant la grossesse et spécialement à la fin […et qui] dure encore quelques semaines après la naissance […] »[10] Ce qu'il nomme « La mère ordinaire normalement dévouée »[11] fournit au bébé un environnement dans lequel il pourra se développer et « ressentir le mouvement spontané et vivre en propre des sensations particulières […] »[12]
La mère et le bébé, par identification, ont le sentiment de ne faire qu’un à cette période. Cependant, Winnicott attribue au bébé une vie psychique qui lui est propre. Il définit le moi comme « une somme d’expériences. » (« motricité spontanée, […] passage de l’activité au repos, acquisition progressive de la capacité d’attendre et de se remettre des réactions aux heurts avec l’environnement. »[13]
L’environnement étant en quelque sorte régulé par la mère, le père, ou toute personne à qui l'enfant est confié : « Si la mère fournit une adaptation au besoin suffisamment bonne, la propre ligne de vie de l'enfant est très peu perturbée […]»[14]
Je propose de définir « bonne » par « donnant une réponse satisfaisante et adaptée. »
Qu’en est-il du « suffisamment » ?
« Les carences maternelles […] interrompent la « continuité d'être » de l'enfant. » provoquant une angoisse primitive de menace d'annihilation. »[15] Sans doute, aujourd’hui le terme de « manque » conviendrait mieux à ce que la traduction de Winnicott qualifie de « carences » qui a pour nous quasiment une connotation de pathologie ou de maltraitance. Cela évoque tous les petits moments où la réponse de la mère (du parent) n’est pas en adéquation totale avec le besoin ou les manifestations du bébé. Pour Winnicott, ces petits décalages ou manquements sont structurants pour le bébé.
Il dit : « La première organisation du moi provient du vécu des menaces d'annihilation […] dont on se remet chaque fois. Grâce à ces expériences, la confiance dans la guérison va frayer la voie à un moi […] capable de faire face à la frustration. »[16]
Je propose de définir « suffisamment » comme « pas totalement » : c’est par rapport à ces manques que le bébé se construit.
La faille nécessaire
Freud a découvert que le bébé, poussé par son désir, hallucine le sein maternel durant cette période où la faim commence à se faire sentir, avant qu’elle soit trop désagréable. Lorsque la tétée arrive aussitôt, Lacan nous dit que dans une « relation idéale mère-enfant » le bébé ne différencie pas cette hallucination de la réalité (la tétée) qui le comble. « Cette différence [réalité/illusion] ne peut s’installer que par la voie d’un désillusionnement, lorsque, de temps en temps, la réalité ne coïncide pas avec l’hallucination surgie du désir »[17]
Winnicott précise que la préoccupation maternelle primaire ne dure que quelques semaines. Selon lui, « ensuite, le bébé commence à avoir besoin d’une mère défaillante. […] Il serait regrettable qu’un petit humain continue à faire l’expérience de l’omnipotence alors que son appareil psychique est devenu capable de supporter les frustrations et les défaillances relatives à l’environnement. » [18]
Lacan : le manque est déjà là.
Nous allons poursuivre avec Lacan qui a beaucoup travaillé sur la frustration dans l’émergence du sujet. Alors que Winnicott différencie dans le temps une phase de relation idéale, duelle mère-enfant et une phase plus frustrante pour le bébé ; pour Lacan, le bébé est confronté dès la naissance à la frustration et aux angoisses, à tout ce qui lui est transmis inconsciemment du désir des parents et de leur histoire : la relation mère-enfant n’existe pas comme dyade. Il fait intervenir d’emblée un troisième larron : la parole, qui nous transporte dans une troisième dimension : le symbolique. (Les deux premières étant le réel et l’imaginaire).
Le symbolique est ce qui permet de représenter la chose absente, comme les mots par exemple. C’est la route vers tout ce qui est abstrait, le second degré, les apprentissages de la lecture, des mathématiques, etc…
Parce que l’on parle de lui bien avant qu’il naisse, le bébé est pris dans le langage, qui constitue ce tiers symbolique dans la relation. Voici une anecdote que cite Philippe Lacadée : Melitta, la fille de Mélanie Klein, "demandait à sa mère de parler toutes les deux seules, celle-ci lui rétorqua que "toutes les deux seules, ça n'existe pas."[19] La parole fait tiers.
Comment le bébé traite le manque ?
Les allées et venues de la mère signifient au bébé qu’elle n’est pas toute seule avec lui, qu’elle est aussi occupée ailleurs, qu’elle désire, donc qu’elle manque. Car pour désirer, il faut n’être pas comblé.
L’alternance présence-absence de la mère permet l’émergence de la demande du bébé. C’est une phase très importante : les parents interprètent son cri comme un appel et lui répondent en retour. Il se crée un code entre l’enfant et ses parents. Lacan nous indique : "C'est de l'Autre que le sujet reçoit son propre message […] »[20] Cela l’introduit dans le monde du langage.
Nous avons tous été confrontés à des situations où cela ne se produit pas. Lorsque les pleurs du bébé ne sont pas interprétés comme une demande, ils restent à l’état de cris, deviennent incessants, les parents sont exaspérés et démunis. En parlant à un professionnel, ils peuvent  interpréter autrement les cris de leur enfant, leur donner un sens et le bébé peut s’apaiser.
L’enfant reproduit l’alternance présence - absence dans ses premiers jeux, lorsqu’il jette les objets que l’on ramasse inlassablement, puis dans toutes les activités d’ouvrir-fermer, remplir-vider… Lors des coucou-caché et jeux de cache-cache, il reproduit avec jubilation les retrouvailles, et surtout, expérimente que l’Autre peut lui manquer et qu’il peut manquer à l’Autre.
Freud a décrit le jeu de son petit fils de 18 mois qui, en l’absence de sa mère, jetait une bobine attachée à un fil derrière le rideau de son landau, la faisant disparaître et réapparaître avec jubilation, le tout s’accompagnant des sonorités « OOH » pour « fort : loin, parti » et « AAH » pour « da : là, voilà».
Lacan détermine comme essentielle cette verbalisation par l’enfant. Ce jeu est la réponse du sujet à l'absence de la mère : c’est la symbolisation de l’absence qui introduit l’enfant au langage.
La relation d’objet
Plutôt que de parler de relation mère-enfant, Lacan, à la suite de Freud, parle de « relation d’objet. » Il y a consacré un séminaire durant un an, faisant sans cesse référence, comme Freud, à l’expérience de psychanalyses d’enfants et d’adultes.
Pourquoi « relation d'objet ? » Nous l’avons vu tout à l’heure, il ne s’agit pas de la personne de la mère. Le terme d’objet a un sens très large. Il s’agit d’objet de désir, de satisfaction, objet d’amour, objet de la pulsion. Freud décrit une première expérience de satisfaction qui s’inscrit dans l’inconscient du bébé. Il n’aura de cesse de la retrouver, en vain. Freud nomme cette première expérience « La Chose à jamais perdue », sorte de madeleine de Proust. Nous avons tous connu cela, par exemple lorsque nous apprenons une nouvelle qui nous surprend, il y a la satisfaction de savoir, mais aussitôt, presque en même temps, une pensée : pourquoi ne ma l'a-t-on pas dit avant ? Nous connaissons tous cette sensation d'avoir raté un épisode...
« L’objet se présente d’abord dans une quête d’objet perdu. L’objet est toujours l’objet retrouvé [ …]»[21] Mais il y a une faille dans ces retrouvailles. La satisfaction de téter renvoie le bébé à l’expérience précédente, au moment d’avant où il avait cette sensation désagréable de la faim. Sans la faim, pas de satisfaction de téter.
Le bébé perçoit l’adulte qui s’occupe de lui comme tout-puissant : selon lui, l’Autre a le pouvoir de lui donner ou pas ce qu’il désire. L’objet satisfait un besoin et surtout une pulsion (pulsion de savoir, pulsion orale...) et symbolise la tout puissance de la mère. « Ce qui compte, […] ce sont les carences, les déceptions qui touchent à la toute-puissance maternelle. »[22]

Pour conclure
Tous les termes que Winnicott a trouvés tentent de cerner quelque chose d’indéfinissable dans le fait d’être mère. « Il y a certainement des femmes qui  sont de bonnes mères de n’importe quelle autre façon. »[23] dit-il.
Nous faisons tous l’expérience qu’il n’y a pas une façon d’être mère, d’être père.
Nous, professionnels de la petite enfance, sommes des petits bouts de la « mère suffisamment bonne » car à des degrés différents nous faisons partie de l’environnement du bébé : certain(e)s le maternent, nous lui parlons, nous le regardons, ses parents, des professionnels nous parlent de lui, nous parlons de lui. Il est parlé. C’est ainsi qu’il est inscrit dans le circuit de la parole et qu’il a affaire au manque.
Lacan le dit autrement : « […] la notion que la mère manque […] qu’elle est elle-même désirante […] c’est à dire atteinte dans sa puissance, sera pour le sujet plus décisif que tout. »[24]
 « […] un ressort des plus essentiels de l’expérience analytique, […] c’est la notion du manque de l’objet. […] C’est le ressort même de la relation au monde. »[25]
C’est ce que j’ai appelé la faille nécessaire.



[1]                       Winnicott, D.W. « La préoccupation maternelle primaire » in « De la pédiatrie à la psychanalyse » Payot. Paris. 1969 pp 285-291.
[2]                      Winnicott, D.W. « Le bébé et sa mère » Payot. Paris. 1992
[3]                      Winnicott, D.W. « La mère ordinaire normalement dévouée » in « Le bébé et sa mère » Payot. Paris. 1992 p 19
[4]                       Ibid.
[5]                       Ibid  p. 23-24
[6]                      Ibid  p. 46
[7]                       Lacan, J. Séminaire IV « La relation d’objet » Seuil. Paris. 1994. p 112
[8]                       Ibid 
[9]                      Winnicott, D.W. « La préoccupation maternelle primaire » in « De la pédiatrie à la psychanalyse », Payot, 1969 p 286
[10]                    Ibid p 287
[11]                     Ibid.p 288
[12]                     Ibid.p 289
[13]                    Ibid.p 291
[14]                    Ibid.p. 289
[15]                     Ibid.
[16]                      Ibid.p. 290
[17]                      Lacan, J. Séminaire IV « La relation d’objet » Seuil. Paris. 1994. P 34
[18]                      Winnicott, D.W. « La mère ordinaire normalement dévouée » in « Le bébé et sa mère » Payot. Paris. 1992 p25
[19]                      Lacadée P. "Le malentendu de l'enfant" Edition Payot Lausanne, 2003. p. 193
[20]             Lacan, J. Séminaire X "L'angoisse" Seuil, Paris. 2004 p. 315
[21]                    Lacan, J. Séminaire IV « La relation d’objet » Seuil. Paris. 1994 p. 26
[22]                      Ibid. p. 69
[23]                      Winnicott, D.W. « La préoccupation maternelle primaire » in « De la pédiatrie à la psychanalyse », Payot, 1969 p 288
[24]                      Lacan, J. Séminaire IV « La relation d’objet » Seuil. Paris. 1994 p. 71
[25]                      Lacan, J. Séminaire IV « La relation d’objet » Seuil. Paris. 1994 p. 35-36