dimanche 23 novembre 2014

L’en-quête du doudou.


Ce qu’on appelle actuellement « le doudou » n’est pas l’objet transitionnel remarqué et décrit par Winnicott. C’est devenu, pour certains, l’objet des parents pour se séparer de leur enfant, l’objet des professionnels pour se rassurer sur la capacité de l’enfant à supporter la séparation.
Le doudou est ancré dans notre culture de consommation. Il n’est plus une création de l’enfant, le « ni lui, ni l’autre », il est l’objet fabriqué en usine, vendu en magasin, destiné à surtout ne pas être perdu, à faire l’économie de la séparation, éviter le manque pour le parent et, par conséquent, pour l’enfant. Le doudou n’est plus le fruit d’une élaboration à partir du manque, mais un objet parfois destiné à combler le manque, qui est donné à l’enfant par la société, le parent, les professionnels. Un enfant qui n’a pas de doudou finit toujours par en avoir un. C’est la norme. Comme toute norme, elle s’impose de l’extérieur à l’enfant et parfois au parent à travers le discours des professionnels : il faut un doudou. Pour beaucoup, il a perdu sa fonction d’objet transitionnel. Il existe encore pour certains enfants qui se saisissent d’une peluche ou un de ces objets doux mis à leur disposition, où ils peuvent créer la fonction qu’ils donnent à cet objet. Depuis quelques générations, la théorie a été enseignée aux parents, qui eux-mêmes étaient peut-être des enfants ayant un doudou.
À l’origine, ce qui était l’objet transitionnel avait pour destin d’être laissé n’importe où, voire perdu, parfois retrouvé. Le doudou est devenu à l’inverse un objet à ne pas perdre. Les caisses, maisons ou sacs à doudous jonchent les institutions pour éviter aux professionnels d’avoir à les chercher, et surtout à faire face au désarroi de l’enfant lorsqu’il ne trouve pas son doudou. L’enfant est donc intimé, à chaque fois qu’il lâche son doudou, d’aller le ranger à la place prévue. Malgré cela, la recherche du doudou est un parcours du combattant pour les parents au moment de quitter la crèche, au point que les retrouvailles sont souvent ponctuées par cette quête du doudou. J’ai pu observer à plusieurs reprises la scène suivante : l’enfant voit son parent arriver et se précipite vers lui avec joie. À peine mis en mouvement, il s’arrête aussitôt et se détourne en disant « doudou », ou l’adulte (parent ou professionnel) l’arrête pour qu’il récupère son doudou au passage. Ainsi, le doudou est associé aux retrouvailles, et non directement à la séparation. Mais nous savons que les retrouvailles renvoient à l’objet perdu, à l’absence qui vient d’avoir lieu, et s’accompagnent souvent de pleurs ou de conflits. Cela fait l’effet d’un ratage, comme si les retrouvailles ne pouvaient jamais être parfaites. On pense souvent à ce propos que l’enfant fait payer l’absence au parent, ou ne veut pas quitter la crèche ou la nounou. Et si ces manifestations de mécontentement tendaient à éviter à l’enfant de combler totalement le parent par des retrouvailles idylliques ? Qu’est-ce qui est insupportable pour l’enfant, faire avec le manque, ou bien être l’objet total du parent ? Et si la recherche du doudou avait aussi cette fonction d’introduire du manque dans les retrouvailles ?

De « l’objet à jamais perdu » de Freud, à l’objet jamais perdu de Total.

Les adultes déploient des trésors d’imagination pour faire consister le doudou anti-manque. Les affiches d’avis de recherche de doudous fleurissent dans les magasins (lieu de consommation), et une grande multinationale vendeuse de carburant (on peut faire confiance à ces spécialistes pour cibler le manque à combler) avait pour argument publicitaire non pas la qualité de son pétrole, mais la permanence de l’objet réel, total (comme le nom de la multinationale en question) : on voyait un nounours perdu lors d’une halte à une station service, avec une connotation d’abandon : la voiture s’en va et le nounours reste sur le carreau. Des années plus tard, à la même station-nourrice, un homme retrouve son nounours perdu depuis l’enfance.
Afin qu’un doudou ne soit jamais perdu, il existe maintenant (invention d’une maman) un moyen de retrouver les doudous, comme pour les chiens, à l’aide de numéros. Il s’agit donc d’anticiper une perte qui pourtant est déjà là. À un papa qui cherchait très activement le doudou de son enfant, une directrice de crèche s’est aventurée à dire : « les doudous, c’est fait pour être perdu », celui-ci lui a rétorqué : « pas du tout, j’ai encore le mien. » La publicité avait vu juste.
A l’inverse, certains parents, malgré tout, semblent chercher à faire consister le manque, au désespoir des professionnels qui trouvent que ces parents ne comprennent rien : certains décrètent que le doudou, c’est fait pour dormir, ça doit donc rester au lit, et si l’on insiste pour que l’enfant ait un doudou à la crèche, ils donnent une peluche destinée à rester à la crèche. D’autres ont un doudou pour la maison, et un pour la crèche. Il serait intéressant de se pencher sur ces réponses en tant qu’elles donnent un aperçu du mode de relation qu’entretient le parent avec son enfant.

« Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé »1

Les enfants ne manquent pas d’ingéniosité pour faire exister cette phrase. Je fais l’hypothèse que ce qu’ils ont à créer aujourd’hui, dans notre société, c’est le manque. Certains s’y emploient farouchement. On pourrait dire que le manque est une des rares choses qui ne soit pas donnée aux enfants des pays de consommation.
Il est fréquent que les enfants aient deux doudous avec deux tétines inséparables, accrochés eux-mêmes au vêtement de l’enfant. Lucie, 3 ans n’avait pas moins de six peluches en guise de doudou. Pour ses parents, elle avait six doudous. On pourrait croire qu’avec six doudous, on est tranquille, il y a en a toujours un. Mais s’il en manquait un, Lucie pleurait comme si elle avait perdu un doudou unique. Les choses avaient été instituées de manière à ce qu’elle ne manque pas, elle les avait renversées à sa façon : elle faisait des six peluches son unique doudou, solution imparable pour contrer l’absence de manque à laquelle elle était régulièrement confrontée dans cette collection sans limite. Lucie faisait compter le doudou comme quelque chose qui pouvait manquer, et non comme l’entendaient ses parents.
Clara va bientôt quitter la crèche pour partir à l’école après l’été. Ses grands-parents qui viennent la chercher habituellement sont désolés de ne pas retrouver son doudou depuis plusieurs jours, car ils se font réprimander par leur fils, le père de Clara. Il viendra lui-même réclamer l’objet introuvable. Clara ne semble pas aussi émue que son père par cette perte. Elle a même réussi l’exploit, entre temps, de jeter sa tétine dans les toilettes et de tirer la chasse d’eau, s’assurant ainsi d’une perte définitive. À qui était le doudou ? Clara l’a peut-être utilisé comme un objet transitionnel, dont elle s’est séparée au moment de quitter la crèche. Il n’avait sûrement pas la même fonction pour son père.
Erwan, 21 mois, (le fils du monsieur qui a conservé son doudou, celui de chez Total) vient depuis peu à la crèche après un déménagement. À la grande surprise de ses parents, il se montre inconsolable lors de la séparation. Il n’a jamais eu cette réaction à la crèche précédente, il a tout ce qu’il faut : doudou, tétine, et pourtant, il pleure durant près d’une heure dans l’entrée et repousse toute tentative de consolation, ne joue pas, ne dit que quelques mots. Je propose un entretien aux parents, la maman explique qu’elle s’est toujours arrangée pour ne jamais manquer à son enfant. Elle ne s’absente de la maison que lorsqu’il dort, il ne s’en aperçoit jamais. En continuant de parler, elle convient que si elle s’absentait quand Erwan est réveillé, c’est elle qui manquerait de son enfant. Avec l’aide de l’auxiliaire de puériculture, Erwan a trouvé un moyen d’élaborer la séparation : un petit rituel avant de dire au-revoir, puis coucou à la fenêtre, puis il va écouter un CD qu’il amène de chez lui. Il est suivi et respecté dans ses initiatives. Erwan est maintenant un enfant gai qui parle et se montre très inventif dans ses jeux.
Zoé, deux ans, vient une fois par semaine à la crèche munie de son doudou. Elle est souvent dans un coin à ne rien faire. On pourrait dire absente. Elle crie et pleure lorsqu’il s’agit de repartir avec sa mère. L’objet du conflit est la paire de sur-chaussures que mettent les parents pour entrer dans la salle : Zoé veut les mettre, et partir avec alors que sa mère doit les remettre dans la panière prévue à cet effet. Un jour, l’auxiliaire de puériculture propose à la maman de laisser Zoé emmener les sur-chaussures. Non seulement elle les emmène, mais elle les ramène et les garde toute la journée à la crèche, les laisse parfois traîner dans la salle où désormais, elle est présente, joue et retrouve sa mère sereinement. Elle a localisé dans ces grands chaussons bleus la présence de sa mère.

Le doudou est une personne 

« C’est moi son doudou » explique une mère en parlant de l’incapacité de son enfant à se passer d’elle. Elle se constitue en objet indispensable de l’enfant, qui bouche l’impensable du trou que provoque en elle l’absence de l’enfant. Elle lui donne le sein pour le consoler ou l’endormir, en guise de doudou. Le signifiant « doudou » désigne là l’objet à ne pas perdre, contrairement à l’objet transitionnel. Il y a dans ce cas un accès direct et permanent au sein, sans manque qui permettrait au sujet d’émerger et de constituer un objet.
Une autre mère me confiait qu’elle disait à son fils de 19 mois qu’il ne faut pas taper son doudou. Lorsque je la questionnai, elle se trouva dans l’incapacité de m’expliquer pourquoi il ne faut pas taper son doudou, tellement c’était évident pour elle. Elle en vint à me dire que son fils la tapait. Manifestement, le Pinocchio en éponge qu’il trimbalait ne faisait pas office d’objet transitionnel. Par contre, il arrivait avec une couche à la main, qu’il manipulait d’une façon bien particulière. Son père m’expliqua qu’il emmenait toujours une couche lorsqu’il partait de la maison. C’est cette couche, et sa manipulation qui apparaît davantage comme une ébauche de phénomène transitionnel, chez un bébé qui semblait ne pas avoir constitué d’objet.

«Avant, maman quand elle était petite, elle avait pas de jouet, maintenant elle a moi. » Tom, 4 ans. 
Le doudou s’avère souvent être un objet où le parent loge ses propres projections. C’est d’ailleurs le parent qui se charge du doudou : le porter, veiller à ne pas l’oublier. L’enfant ne s’y trompe pas. Le plus souvent, il laisse tranquillement les parents et les professionnels chercher désespérément le doudou au moment de partir, jusqu’à se livrer à une véritable enquête, ce qui fait dire avec agacement : « quand-même, c’est ton doudou, tu pourrais le chercher ! » On pourrait dire dans ce cas que le doudou devient un objet de substitution pour le parent, évitant que l’enfant lui-même soit à cette place d’objet, comme l’illustre Tom. Le doudou a alors pour fonction de laisser un espace entre le parent et l’enfant, espace qui permet au sujet de se construire.

L’énigme du doudou

La tétine, la couche, regarder (partir), écouter (un CD), ne sont pas sans évoquer l’objet « a » que Lacan définit comme objet cause du désir.
Alors, qu’est-ce qu’un « doudou » ?
Un signifiant ? Un objet qui sert à créer, ou à combler le manque dans l’Autre ?
Il est en tous cas à différencier des inventions de chaque enfant pour supporter le départ de son père ou sa mère. Source d’insatisfaction et de malentendu entre les parents, les enfants et les professionnels, il glisse d’une fonction à l’autre, échappe au sens que l’on veut lui donner. Il reste une énigme. Le désir est-il une cause perdue ? Souhaitons que l’en-quête dure encore longtemps.

1 Lamartine. « L’isolement »